Approfondir > Marxisme et religion - Commentaires du livre « La Haine de la religion » de (...)

Marxisme et religion - Commentaires du livre « La Haine de la religion » de Pierre Tevanian

Partisan Magazine a lu le livre du militant antiraciste Pierre Tevanian « La Haine de la religion » (Ed. La Découverte, 2013) qui tente à travers une lecture des textes de Marx, Engels et Lénine de critiquer les conceptions antireligieuses du « peuple de gauche ». Conceptions dont la principale cible aujourd’hui sont l’islam et les musulmans.

 

Quelle gauche on critique ?

 

D’emblée il faut savoir qui on soumet à la critique. Les idéologues de la bourgeoisie, Onfray, Finkielkraut et compagnie, on est tous d’accord avec Tevanian pour dire que, quand ils parlent, c’est du racisme pur et simple. Ils stigmatisent les musulmans pour nous diviser.
Mais la gauche, c’est quoi ? Critiquer l’idéologie des partis bourgeois complètement intégrés à l’appareil d’Etat comme Europe Ecologie et le Front de Gauche, c’est quand même bien différent que de critiquer le NPA, par exemple, avec qui on se retrouve dans les luttes antiracistes. Bien délimiter notre camp, celui des prolétaires, c’est par là qu’il faut commencer si on veut comprendre d’où vient le racisme et comment le combattre. Le « peuple de gauche » ça n’existe pas, ou alors seulement comme une ruse pour noyer les contradictions de classe.

 

La laïcité au service du racisme pur et simple

 

Le livre de Tevanian montre bien que la cible de la critique antireligieuse aujourd’hui n’est pas la religion en général, mais l’islam. C’est majoritairement une religion de prolétaires d’origine immigrée ou descendants d’immigrés en France, et l’attaquer permet de reproduire un consensus chauvin. Il est clair par exemple que la loi de 2004 contre les signes religieux à l’école est une loi chauvine qui vise à construire le rejet d’une partie des exploités qui sont musulmans ou supposés tels.
La critique antireligieuse passe par un discours qui met en avant la défense de la laïcité. Pas la laïcité progressiste de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais une laïcité réactionnaire qui demande la neutralité vis-à-vis de la religion (surtout pour les musulmans  !) aux usagers des services publics (école, santé, etc.), alors que traditionnellement cela ne concernait que les agents de l’État.
On a raison de critiquer cette conception de la laïcité qui n’est qu’un instrument de domination idéologique de la bourgeoisie. En tant que révolutionnaires, toutes nos positions concernant ces questions de laïcité et de rapport entre l’Etat et les croyants sont d’abord guidées par la construction de l’unité du prolétariat autour de ses intérêts de classe [1].
Là où nos positions divergent le plus avec celles de Tevanian, c’est dans le rapport entre la religion et le parti, la religion et la lutte politique pour la révolution. Même s’il ne se prononce pas clairement pour la nécessité d’une révolution, il prétend quand même baser son argumentaire sur un retour aux positions marxistes. Il faut donc en parler.

 

Un retour à Marx ?

 

Marx, cité par Tevanian : « La détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple » [2]. Cela décrit bien le double caractère de la religion, à la fois une illusion qui nous endort et nous maintient dans la misère humaine, mais aussi l’espoir d’un monde meilleur.
Et Marx continue : « Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions ». Abolir la religion c’est donc, comme l’affirme justement Tevanian, faire une « révolution sociale et politique » [3]. Sauf que le livre en reste à ce simple constat de principe. Marx et les marxistes vont beaucoup plus loin. Ils définissent les conditions par lesquelles la religion peut être abolie. Et expliquent que la religion ne recule pas d’abord comme idée par la propagande antireligieuse mais plutôt dans la lutte consciente et organisée contre le capitalisme et ses rapports sociaux.
Car, par la suite, le livre retient seulement les positions qui semblent pouvoir concilier religion et révolution, religion et lutte, religion et militantisme progressiste.

 

La référence à Marx, puis plus tard à Engels et Lénine, sert à faire une passerelle entre une critique juste du chauvinisme laïcard et du racisme anti-musulman, et une défense de la religion en tant que telle.

 

Religion et révolution

 

Tevanian parle donc du « bienfait de l’opium », dans le sens où la croyance religieuse serait un facteur positif pour engager les individus dans la transformation de leurs conditions d’existence. L’exemple qu’il retient pour l’expliquer d’un point de vue historique, c’est la révolte paysanne de Münzer [4]. Engels avait caractérisé le programme politique de Münzer comme « frisant le communisme » [5]. C’est oublier qu’au XVIème siècle comme ailleurs, ce qui est décisif ce sont les conditions d’existence des classes sociales, les rapports contradictoires qu’elles ont entre elles. Et que la religion intervient dans ce mouvement d’une manière complexe mais toujours comme un facteur secondaire. Cela occulte surtout les révoltes où la religion a constitué un facteur important de mobilisation réactionnaire, pour apporter une issue bourgeoise à des soulèvements populaires. Comme par exemple l’accession au pouvoir du parti Ennahdha aux élections en Tunisie après la révolte de 2010 et la chute du dictateur Ben Ali. Non, la religion n’est pas une voie valable pour faire la révolution jusqu‘au bout.

 

Croire et militer pour transformer la société

 

Pour autant, Tevanian en montre plusieurs exemples, croyants et non-croyants se retrouvent dans des luttes communes. Luttes ouvrières pour l’emploi, le logement, luttes démocratiques pour l’égalité hommes-femmes, la régularisation de tous les sans-papiers, etc.
C’est juste, on peut le constater tous les jours. Mais les croyants ne s’engagent pas dans ces luttes principalement en tant que croyants mais en tant qu’exploités, collègues, voisins, parce qu’ils partagent les conditions d’existence, la conscience, et aussi les illusions de leurs frères et sœurs de classe non-croyants. En faisant cela, ils reconnaissent pratiquement que ce qui est déterminant à l’échelle de leur lutte, c’est leur propre action, en lien avec les autres membres du collectif.
Cette conscience peut aller jusqu’à reconnaître que l’homme est le moteur de la transformation de la société. Affirmer cela c’est développer un point de vue tout ce qu‘il y a de plus matérialiste. Se reconnaître une même place dans les rapports de production, trouver des formes d’organisation collectives, formuler des objectifs généraux et communs et lutter pour les atteindre, c’est déjà ne pas s’en remettre à une quelconque divinité ou esprit (ou un intermédiaire qui prétend les représenter !) pour se charger de changer notre vie à notre place.
La religion comme croyance individuelle peut donc aussi coexister avec une conscience révolutionnaire et communiste. Par exemple, nous affirmons qu’il est possible d’être militant à l‘OCML VP tout en étant croyant. Pour cela il faut être d’accord avec la ligne politique, comme pour tous les militants, et développer sa pratique religieuse dans un cadre privé.
Mais alors un tel militant a déjà fait de la religion quelque chose de secondaire. Car d’un point de vue général, quand on veut soumettre tout l’édifice social capitaliste à la critique, transformer la société de fond en comble, et construire une organisation qui prendra en charge cette transformation, la conscience religieuse ne suffit pas.

 

La religion et la lutte pour la révolution

 

Voici comment Lénine définissait le parti ouvrier russe dans son rapport à la religion quelques années avant la révolution bolchevique de 1917 : « Notre parti est une association de militants conscients d’avant-garde, combattant pour l’émancipation de la classe ouvrière. Cette association ne peut pas et ne doit pas rester indifférente à l’inconscience, à l’ignorance et à l’obscurantisme revêtant la forme de croyances religieuses » [6]. Cela ne veut pas dire que les croyants sont individuellement plus « inconscients » ou « ignorants » que les autres. Simplement que la transformation révolutionnaire de la société réclame des militants conscients des buts et des moyens pour les atteindre. Et que ces moyens sont éclairés par la philosophie matérialiste, et pas par la religion.
On ne considère pas pour autant que la classe ouvrière gagnera en conscience et abandonnera les vieilles idées dont fait partie la religion par la simple lutte idéologique, idée contre idée en quelque sorte. On ne fait donc pas de l’athéisme un axe de combat spécifique. Comme disait Lénine, cité par Tevanian : « L’unité de la lutte véritablement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d’un paradis sur terre est pour nous plus importante que l’opinion des prolétaires sur le paradis céleste ». Autrement dit la lutte idéologique contre les théories et la pratique religieuses est secondaire par rapport à la construction de l’unité des exploités face à leurs exploiteurs.
Secondaire mais pas absente. Car sinon cela revient à masquer nos différences idéologiques avec les ouvriers croyants. Une politique juste est de les affirmer, tout en considérant comme principal la nécessité d’une lutte de classe commune. Et tout en luttant contre les réactionnaires qui utilisent la religion pour nous en détourner.

 

Alors relire Marx et Lénine sur la religion  ? Oui, mille fois oui, mais sans tronquer les positions du marxisme. Notre but, c’est de construire notre camp, indépendamment des partis bourgeois, de l’Etat, pour faire la révolution. C’est une exigence permanente de le soumettre à la critique sur ce qu’il peut renfermer d’idéologie bourgeoise et chauvine, pour renforcer son unité de classe. Et pas simplement par humanisme en luttant pour un programme démocratique d’égalité des droits. Car la seule condition pour que les droits acquis ne soient pas sans cesse remis en cause, c’est que la classe ouvrière prenne le pouvoir à tous les niveaux de la société.

 


- La haine de la religion, le nouvel opium du peuple de gauche ?
Pierre Tevanian (Ed. La découverte)

[1Voir à ce sujet notre brochure « Voile, derrière la loi, quels enjeux ? » d‘avril 2004. Une condamnation ferme de la loi d’interdiction du port du foulard à l‘école, comme principalement chauvine anti-immigré, mais tout en combattant les discours réactionnaires religieux sur la question du port du voile.
http://www.vp-partisan.org/article790.html

[2Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843

[3Pierre Tevanian, La Haine de la religion, p.27

[4Au XVIème siècle, en Allemagne a lieu une révolution paysanne conduite par le prêtre Thomas Münzer contre l’Eglise et les seigneurs féodaux.

[5Friederich Engels, La guerre des paysans en Allemagne, 1850

[6Lénine, Socialisme et religion, 1905

Soutenir par un don