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Il y a 100 ans, la loi des 8 heures

La revendication de la journée de 8 heures a été la revendication centrale du mouvement ouvrier à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. En France, une loi est enfin votée le 23 avril 1919. Elle institue à la fois cette durée journalière du travail et le 1er mai comme journée chômée. Sans entrer dans les détails de ces événements plus que centenaires, rappelons le contexte à grands traits pour en retenir quelques leçons encore utiles aujourd’hui.

Des luttes nombreuses, violentes, internationales.

Première leçon : seule la lutte paie. Celle des 8 heures est donc étroitement mêlée à l’histoire du 1er mai.

On vient de loin. « En France, dans les années 1830, les enquêtes sur la condition ouvrière révèlent des durées moyennes de présence sur les lieux de travail de 15 à 17 heures ». En 1890 encore, les « privilégiés » de l’époque, « les employés des bazars parisiens travaillaient 15, 16, 17 heures, suivant la saison et les exigences de la vente ». « En 1891, les cochers et conducteurs de la Compagnie des Omnibus de Paris travaillaient en moyenne 17 heures par jour » [1]

La logique patronale est simple : « Un historien, Pierre Pierrard, étudiant la vie ouvrière à Lille sous cette période a relevé cette affirmation cynique d’un patron du textile répondant à un inspecteur des fabriques : « La science économique veut que l’homme, dût-il en périr, doit toujours suivre le rythme de la machine qui, elle-même, pour assurer la prospérité, ne doit jamais s’arrêter » [2].

Le premier à avoir lancé le slogan « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de repos » semble être Robert Owen en 1817. Peut-être inspiré par la règle monastique dictant 8 heures de travail, 8 heures de repos, et 8 heures de …prière. C’était l’élite de l’époque ! Karl Marx, dans le Manifeste du parti communiste, qualifie de « propositions positives » les « plans de société » des utopistes ; « des matériaux extrêmement précieux pour éclairer les ouvriers » [3]. L’Association Internationale des Travailleurs, dite 1ère Internationale, créée en 1864, adopte en effet en 1866 cette revendication de la journée de 8 heures. Et c’est la 2e Internationale, en 1889, qui fera du 1er mai une journée mondiale de lutte des travailleurs pour les 8 heures.

La date du 1er mai, on le sait, a été choisie à cause des morts de Chicago de mai 1886. Les syndicats américains, lors de leur congrès de 1884, s’étaient fixés deux ans pour obtenir les 8 heures. Le samedi 1er mai 1886, une grande manif est suivie de grèves dans de nombreuses usines de Chicago. Le 3 mai, la police fait trois morts parmi les ouvriers de Mc Cormick Harvester. Le 4, la manifestation de protestation fait encore trois morts parmi les ouvriers, mais sept parmi les flics. Le tract d’appel précisait : « Travailleurs, armez-vous et faites une démonstration de force » !
En 1891, c’est en France que le police tire sur les manifestants du 1er mai. On dénombre 9 morts et 35 blessés à Fourmies, dans le Nord.

Voilà deux événements parmi les plus saillants, dans un nombre important de grèves et de manifestations dans de nombreux pays, et qui justifient ce dicton ouvrier : « Il a fallu des morts pour obtenir tous ces droits ».

Pourtant, toutes ces luttes, auxquelles se greffaient de multiples propositions de lois « socialistes » dans plusieurs pays, n’aboutiront pas vraiment. Ce n’est pas le duo luttes syndicales + lois sociales qui a mené seul à 1919. Il a fallu que s’y ajoute un autre niveau de lutte.

Une dialectique guerre et révolution

Le 23 avril 1919, c’est quelques mois seulement après le 11 novembre 1918. Et surtout, quelques mois après la révolution russe victorieuse, les révolutions allemande et hongroise vaincues ; quelques mois après l’éphémère soviet de Strasbourg, celui de La Courtine dans la Creuse, qui dure de juillet à septembre 1917. En Russie, dès le 11 novembre 1917, un décret du Sovnarkom, le Conseil des commissaires du peuple, instaurait la journée de travail de 8 heures.

La bourgeoisie française est sur les dents. Elle craint un 1er mai 1919 très mobilisé et très mobilisateur. Huit jours avant, elle s’empresse de publier une loi « contre-feu » qui, à la fois, répond à la revendication principale, même si les 8 heures n’étaient pas le seul problème des travailleurs au sortir de la guerre, et en même temps légalise la journée du 1er mai. Répond positivement à la revendication, et autorise la poursuite de la lutte ! Le 1er mai, 60 000 policiers et soldats sont tout de même déployés dans les rues.

Guerre mondiale et révolutions, ce n’est plus « Il a fallu des morts », c’est « Il a fallu des millions de morts ».

Les 8 heures ne commenceront à s’appliquer qu’en 1921, deux ans plus tard. Mais la deuxième leçon est claire : la bourgeoisie ne lâche de vraies réformes que lorsque son pouvoir est menacé, lorsque le danger d’un pouvoir des ouvriers se profile à l’horizon. Seule paie la lutte… révolutionnaire.

1936, les 40 heures et les congés payés

La bataille du temps de travail ne s’arrête pas en 1919-21. Et la suite est éclairante sur deux points : comment la bourgeoisie manœuvre pour manipuler le prolétariat, récupérer ce qu’elle a accordé, et maintenir son exploitation ; deuxièmement, à quel point les réformistes de « gauche » sont indispensables dans cette opération.

Si l’on coupe en deux parties égales le siècle qui nous sépare de 1919, on constate que la question du temps de travail devient surtout une question hebdomadaire. Les 8 heures signifiaient 48 heures par semaine, samedi inclus. Sans parler des heures supplémentaires. La notion de « semaine anglaise » ne devient populaire que dans les années 1930. La semaine de 40 heures est votée le 21 juin 1936, dans les conditions de lutte que l’on sait. Mais moins d’un an après, en mai 1937, le recours aux heures supplémentaires est sérieusement assoupli. Et le 12 novembre 1938, les décrets-lois Daladier annulent les mesures du Front populaire, avec une argumentation qui mérite le détour : « Cette loi de paresse et de trahison nationale était responsable de tous les maux de l’économie. On ne peut pas avoir une classe ouvrière « à deux dimanches » et un patronat qui s’étrangle pour faire vivre le pays » [4]. C’est le retour aux 48 heures.

En 1944-46, l’après 2e guerre mondiale est à mettre en parallèle avec l’après 1ère guerre mondiale. En 1919, la toile de fond politique, c’est « Vive la révolution prolétarienne ». En 1945, c’est le « Retroussez vos manches » de Maurice Thorez. Dans le premier cas, les communistes sont une minorité révolutionnaire en construction, dans le deuxième, ils forment le premier parti officiel du pays, au pouvoir avec De Gaulle. Résultat : « Il faudra attendre le 25 mars 1946 pour que tous les textes de la guerre sur la durée du travail soient abrogés ». Et « le retour aux 40 heures est assorti alors de la possibilité de 20 heures supplémentaires » [5]. Total : 60 heures, qui seront largement pratiquées.

Il faut attendre 50 ans après la loi des 8 heures, soit le lendemain de 1968, pour que les réductions du temps de travail deviennent sensibles et semblent définitives. Sous trois formes : hebdomadaire, annuelle (avec les congés payés), et de carrière (avec l’âge de la retraite). Mais c’est alors que la crise et la Gauche sont entrées en scène.

L’art de manipuler le prolétariat

La brochure citée de la CGT [1], « La bataille du temps », date le « travail de sape » du « début des années 1980 » [6]. Soyons plus précis : du 10 mai 1981 ! La crise économique, la fin de la période de reconstruction d’après-guerre, dite des Trente Glorieuses, a initié une crise politique. Mais, dit la brochure :

« Depuis le début des années 1980, un processus est enclenché où négociations collectives et modifications législatives se succèdent pour miner le droit du travail. (…) L’ordonnance du 16 janvier 1982 sur la durée du travail a été précédée d’un accord interprofessionnel qui, en contrepartie du passage de 40 heures à 39 heures, a autorisé la mise en discussion de mesures d’assouplissement, c’est-à-dire de dérogation au Code du Travail ».

Les lois Aubry de 1998 et 2000 feront la même manœuvre quatre fois plus fort : 35 heures au lieu de 39, mais négociations sur la compensation salariale ou pas, flexibilité annuelle (heures supplémentaires obligatoires non majorées et jours de récupération n’importe quand), notion de « travail effectif » excluant des temps de pause, d’habillage et de déshabillage, etc. Il faudrait ajouter, dans la problématique générale du temps de travail, que l’allongement des temps de transport n’est jamais pris en compte.

Significativement, encore aujourd’hui en 2019, les heures supp sont autorisées jusqu’à 48 heures par semaine, et, après « négociation », jusqu’à 60 heures. L’âge de la retraite opposable au patron est fixé à 67 ans, et opposable au salarié à 70 ans ! Pendant ce temps, les jeunes galèrent, et les chômeurs se comptent par millions. Exactement le contraire du principe Travailler tous, moins, autrement.

Trois leçons

Première leçon : Seule la lutte paie. Ajouter immédiatement la deuxième : seule la lutte révolutionnaire. La troisième : la voie légale, réformiste, électorale, de la « Gauche », est une grande arnaque de sauvetage du capitalisme.

Nous n’avons pas indiqué un élément essentiel, le développement des horaires « atypiques » ou travail en équipes. Les 3x8 ouvriers de 1919 sont devenus ceux de 2019, les 3x8 patronaux : équipe du matin, équipe du soir, équipe de nuit. Un rythme complètement inhumain, extrêmement nocif pour la santé, et pour la vie de famille. Les 5x8 permettant d’inclure les week-ends. L’objectif apparemment démentiel de notre patron du XIXe est toujours là : faire suivre à l’ouvrier « le rythme de la machine », « ne jamais s’arrêter », « dût-il en périr ». Que la machinerie tourne 24 heures sur 24, dimanche compris, pour la plus grande rentabilité du Capital… et pour l’usure maximum jusqu’à la mort de l’ouvrier. Le mot d’ordre de révolution prolétarienne est toujours là lui aussi – ou de dictature du prolétariat, de pouvoir des ouvriers.

Nous ne voulons pas survivre comme des esclaves, nous voulons vivre libres comme des personnes humaines. La lutte continue ? Non, la guerre de classe continue.

[1La bataille du temps, Jalons CGT, VO Editions 1996, p. 7

[2Ibid., p. 9

[3Le Manifeste, III, 3

[4Cité par Michel Etievent, dans l’Huma du 23 septembre 2011

[5La bataille du temps, p. 34

[6Ibid., p. 63

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