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Sang contaminé : qui est responsable et pourquoi sont-ils morts ?

Partisan N°137 - mars 1999

Les enjeux économiques

Fabius a pu jurer qu’aucune décision n’a été prise sur critère économique, toute l’affaire du sang contaminé est celle du marché du sang et des tests de dépistage. Test Abott (USA) contre test Pasteur (France), ce sont deux grosses sociétés qui ont été en guerre pour un marché juteux, lui même simple complément du véritable marché, celui des produits sanguins.
Voici ce qu’écrivait le journal (aujourd’hui disparu) Infomatin en 1994, sous le titre "Les chiffres de l’OPEP du Plasma" :
"Le marché du plasma sanguin - dont on extrait l’albumine -, des substances anti-hémophiliques et des immunoglobulines a connu en Europe une croissance forte et régulière dans les années 80. Il a triplé en l’espace de douze ans, passant de 400 millions de dollars en 1978 à 1,3 milliards en 1990 [rappel : l’affaire du sang contaminé se situe entre 1983 et 1985, note de "Partisan"] selon une étude menée aux Etats-Unis par le Marketing Research Bureau. La seule commercialisation du facteur VIII destiné aux hémophiles entre pour 30% dans ces chiffres.
En 1990 l’Allemagne réalise à elle-seule le quart des transactions totales (360 millions de dollars) suivie de la France (280 millions) et l’Italie (près de 200 millions). (...)
Face à la vigueur de ce marché, des firmes commerciales, pour la plupart fédérées dans un puissant syndicat (l’Abra, sorte d’Opep du plasma), dont le siège est aux Etats-Unis, détenaient 72% du marché européen en 1984 et encore 63% en 1990. Affiliées pour certaines à des multinationales de la chimie pharmaceutique, à la pointe de l’innovation, elles pratiquent une pratique commerciale musclée : Alpha Therapeutic, Armour et l’institut Mérieux (Rhône Poulenc), Baxter Travenol, Behring (Hoechst), Cutter-Miles (Bayer), Immuno (Autriche), Kabi (Norvège), Octopharma, Sclavo (Italie)... Leur plasma provient de donneurs rémunérés, majoritairement américains.
Face à elles, le bloc du "non-profit" (du moins au sens immédiat, cf l’affaire Garretta au Centre National de Transfusion Sanguine), dont le sang est d’origine bénévole. Sous sa bannière, un système parapublic qui regroupe la Croix Rouge, des hôpitaux et sa locomotive, la Transfusion française. Cautionné par l’OMS, ce bloc ne détient pourtant que 37% du marché.
Si les années 90 sont marquées par un retour à la collaboration entre ces deux blocs, le combat qu’ils se sont livré les deux dernières décennies a été farouche (...).
"
Capitalisme privé contre capitalisme d’Etat... Car la transfusion sanguine, le CNTS, l’Institut Pasteur ne sont nullement des oeuvres humanitaires et charitables, en quelque sorte "éthiques" face à la loi du profit. C’est une institution étatique qui utilise le bénévolat des donneurs de sang pour élaborer leur profit collectif. "Institut Pasteur", quel mensonge grossier ! Vous avez noté : "Institut", pas entreprise, pas monopole, pas société, non institut, ça fait recherche, moral, hors préoccupations économiques. Comme l’Institut Mérieux, filiale de Rhône-Poulenc, dont le patron RPR de choc s’est déclaré fort peu hostile au Front National... Et puis "Pasteur", le symbole du dévouement au service de l’humanité... Avec un nom comme ça, l’Institut Pasteur ne peut pas faire de saloperies...

Les transfusés contaminés, qu’ils soient hémophiles ou opérés ont été les véritables victimes de cette guerre commerciale. Car l’enjeu véritable n’était pas celui de la santé publique, mais du marché. Pas seulement celui des tests de dépistages comme on veut nous le faire croire, mais celui des produits sanguins dont il fallait écouler les stocks, qu’il fallait produire au moindre coût et sans trop regarder. Et tant pis pour les transfusés...

Les experts

Le deuxième volet du procès a mis en lumière le rôle des experts, venus témoigner et porter leur avis. Selon les témoignages, au fil des jours, on pouvait passer d’un point de vue à l’autre. Un médecin virulent contre le gouvernement, et définitif contre les erreurs de ses choix (et donc sympathique au premier abord), s’avérait ensuite être conseiller technique de Abott, concurrent de l’Institut Pasteur. Un autre, plus mesuré et nuancé, conseiller de Fabius, était auparavant membre de la direction de ce même Institut.
Tests fiables ou pas fiables ? Enjeux économiques ou choix médicaux mesurés ? Prudence médicale ou agressivité commerciale ? Qui croire ?
Il est facile de choisir de croire tel expert ou tel autre selon ses choix politiques. C’est confortable, mais peu rigoureux.
Mais comment faire autrement ? Nous n’avons pas les moyens de déterminer scientifiquement quelle expertise est plus juste qu’une autre...

C’est le problème des experts, dont la place tend à se généraliser dans la société, tant les hommes politiques sont discrédités. Outre le sang contaminé, on les voit à l’œuvre pour les manipulations génétiques, la procréation artificielle, le nucléaire.
Regardons justement Greenpeace. Sympathiques, non, ces militants écolos ? Mais peut-on leur faire confiance plus qu’aux pro-nucléaires tant ils sont intégristes dans leur démarche, au risque de se planter sauvagement comme ils l’ont fait à propos de la destruction de la plateforme pétrolière Shell.

Le problème des experts, c’est leur contrôle politique. Dès qu’ils se situent hors du combat de classe, dès qu’ils refusent d’être contrôlés ou de prendre position clairement et en permanence, alors on ne peut plus leur faire confiance. Les travailleurs ont besoin d’experts : nous avons besoin de médecins du travail dans notre combat contre le lobby de l’amiante ou plus généralement pour la santé. Nous avons besoin de juristes, d’avocats dans les procès du travail. Nous avons besoin d’économistes pour mettre à nu la logique capitaliste. Nous avons besoin de journalistes pour dénoncer, faire entendre notre voix, organiser notre camp.
Mais tous ces experts doivent avoir nettement choisi leur camp, faire la preuve jour après jour qu’ils ne recherchent pas une réussite individuelle mais qu’ils sont au service des exploités. Et nous en avons tellement vu passer qu’il nous faut être extrêmement exigeants !
Aujourd’hui, dans l’affaire du sang contaminé, aucun expert ne s’est véritablement engagé dans le camp des victimes sans être compromis d’un côté ou de l’autre. Nous ne pouvons donc avoir confiance ni en les uns, ni en les autres. Tous, ils représentent le camp du capital, privé ou d’Etat, qui tente de justifier la guerre économique pour le marché des produits sanguins.

Hommes politiques : coupables et responsables

"Responsable, pas coupable", c’est la formule choc de Giorgina Dufoix.
C’est le résumé saisissant, mais très réaliste, de la démocratie bourgeoise. Les hommes et femmes politiques sont élus une fois tous les cinq ou sept ans et laissés ensuite sans aucun contrôle. Ils sont partie prenante d’un appareil d’Etat où les responsabilités politiques, les liens avec le grand capital, avec le monde financier sont tellement étroits que les différences disparaissent. Martine Aubry vient de la direction générale de Péchiney. L’ancien directeur de la Sécurité Sociale vient de prendre la direction du groupe d’assurances Axa. Les conseillers techniques et politiques des ministères, ces fameux hommes de l’ombre, vont et viennent entre l’industrie et l’Etat, le public et le privé, sortent de mêmes écoles, ont la même logique. Le même article de Infomatin déjà cité se terminait par cette formule choc : "Privé ou parapublic, tout ce qui touche au marché du sang relève d’interminables accointances administrativo-financières".
Les ministres sont la partie visible de cet iceberg. Ce qui est sûr, c’est que le peuple n’a aucun contrôle sur tout cet appareil, et les élections ne sont qu’un rideau de fumée pour nous faire croire l’inverse.
Fabius, Dufoix, Hervé pas coupables ? De leur point de vue, ils ont raison. Ils ont réagi comme ils pouvaient aux notes de leurs conseillers. Ceux-ci se renvoient la balle, et les responsabilités se diluent au fil des témoignages d’experts (voir ci-dessus) qui engluent et confusionnent le débat. Finalement, c’est la faute à personne. C’est la malheureuse conséquence d’un Etat encore trop rigide...

Nous sommes contre cette démocratie. Nous voulons détruire cet appareil d’Etat. Nous voulons contrôler directement, sous des formes à inventer, toutes les décisions importantes. Nous voulons contrôler en permanence nos représentants, les démettre si besoin est.
Cette démocratie d’aujourd’hui, c’est la leur. Ce sont eux qui nous l’imposent, qui nous font taire, qui nous exploitent. Qu’ils en assument les conséquences aujourd’hui : Fabius, Dufoix, Hervé et beaucoup d’autres sont coupables. A double titre.
Coupables, parce qu’ils représentaient l’Etat responsable des faits.
Coupables et pas seulement responsables, car ils sont les représentants d’une démocratie formelle, incontrôlable.

Soyons sans crainte pour eux. Les trois hommes politiques sortirons blanchis, ou avec une peine de principe.
Tel est le capital : personne n’est responsable de rien, c’est dans la logique d’un système inéluctable.

Notre logique n’a rien à voir. C’est une logique de responsabilité, car aucun système n’est pour nous inéluctable. C’est une logique où l’Homme est au premier plan, et pas le marché, le profit ou la guerre économique. Fabius, Dufoix et Hervé sont coupables, mais bien plus que la presse veut bien l’entendre.
Au delà du sang contaminé, ils sont coupables d’être les représentants d’une société d’exploitation.

A.Desaimes

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