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Le Burkina-Faso, le Mali et le Niger claquent la porte de la CEDEAO

Février 2024

Le 28 janvier 2024, le retrait de ces trois pays de la CEDEAO [1] a fait l’effet d’une bombe. Rappelons que la CEDEAO est une organisation sous régionale regroupant 15 pays de l’Afrique de l’Ouest (voir la carte) avec des buts assignés de coopération et d’intégration économique. Plus tard, elle s’est dotée d’une dimension militaire dans le cadre du maintien de la paix dans sa sphère. Son objectif à long terme est de parvenir à une union économique et monétaire ouest-africaine. A la suite de coups d’Etat militaires, ces trois pays ont été suspendus de l’organisation qui leur a en outre imposé des sanctions pour une rapide transition vers un régime civil. Ces sanctions ont été d’autant plus ressenties que ces pays sont enclavés et n’ont pas accès la mer. Entretemps, en septembre 2023, ces trois pays limitrophes ont signé entre eux un pacte militaire de défense à travers l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Ils sont tous les trois en proie à une guérilla jihadiste ou plutôt qualifiée comme telle. Dans cette guerre, l’AES reproche à la CEDEAO de ne pas s’être engagée à leurs côtés, alors qu’elle a menacé par ailleurs certains de ses membres, en particulier le Niger, d’intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel.

L’ironie de l’histoire : quand l’AES donne des leçons de démocratie

Le 3 février 2024, soit moins d’une semaine après le retrait de l’AES de la CEDEAO, le président du Sénégal Macky Sall, grand donneur de leçons démocratiques aux juntes militaires, annule les élections présidentielles prévues le 25 février 2024, à la veille du début de la campagne électorale qui devait débuter le 4 février.

On assiste à l’ironie de l’arroseur arrosé dont seule l’histoire a le secret. En tant que régimes militaires décriés, stigmatisés comme violeurs de l’ordre constitutionnel dans leurs pays, l’AES ne s’est pas gênée pour prendre sa revanche.

Ainsi pour l’AES, « Le revirement du président Macky Sall ce soir a créé un tumulte au sein de la classe politique sénégalaise et au niveau international. Malgré ses assurances répétées de ne pas briguer un troisième mandat controversé, Macky Sall a annulé le décret fixant la date du scrutin présidentiel prévu le 25 février 2024. Ce changement dramatique brise la promesse d’alternance démocratique tant attendue par le peuple sénégalais » [2]

Vacharde, l’AES poursuit : « Macky Sall suscite des interrogations sur ses véritables intentions. Son désir excessif de rester au pouvoir le place dangereusement près des tendances autoritaires que l’Afrique a tant combattues ».

Arrive ensuite l’estocade d’interpellation de la CEDEAO où l’AES affirme que nous « attendons la réaction de la CEDEAO et les éventuelles sanctions qu’elle pourrait envisager dans cette situation. En effet, l’organisation a déjà réagi fermement face à des tentatives de coup d’État dans les pays du Sahel ».

L’AES touche là où cela fait le plus mal, à savoir le « deux poids, deux mesures » entre d’une part les coups d’Etat constitutionnels de régimes civils tripotant leurs constitutions pour se maintenir impunément au pouvoir, et d’autre part les coups d’Etat militaire sans fards dont les régimes font l’objet de réprobation et de sanctions de la part de la CEDEAO, de l’Union Africaine (UA), de l’Union Européenne (UE), de l’ONU et des pays occidentaux en général. Pourtant, l’AES ne manque pas de se targuer que leurs prises de pouvoirs ont été « populaires », accueillies dans la liesse par les populations et sans effusion de sang, contrairement aux coups d’Etat constitutionnels.

En effet, la CEDEAO est discréditée non seulement par ce double-standard qui a permis au président Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire de tripatouiller la constitution ivoirienne pour se représenter une troisième fois entre autres, mais par la différence avec laquelle elle traite les divers coups d’Etat militaires. Sur ce plan, ni la CEDEAO, ni ses membres individuellement n’ont condamné le coup d’Etat dynastique de remplacement du président tchadien Idriss Déby par son fils Mahamat Déby en violation de la constitution tchadienne. En Afrique de l’Ouest même, la CEDEAO est jusqu’à présent assez clémente vis-à-vis de la junte guinéenne qui est parvenue au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat sanglant, pour l’essentiel suspendue sans endurer des sanctions importantes. Mais il faut quand même reconnaître que la Guinée est de loin beaucoup moins vulnérable que les trois pays de l’AES dans la mesure elle dispose d’une façade maritime, de sa propre monnaie et d’immenses ressources minérales variées incitant plusieurs pays dits développés à lui faire la cour. La CEDEAO s’est jusqu’à présent comportée comme un syndicat de chefs avalisant ou ne condamnant pas leurs actes illégaux pour garder le pouvoir et il est notable que les condamnations et les sanctions de la CEDEAO contre les pays de l’AES ont été décidées et mises en œuvre en convergence avec la France, dans une moindre mesure l’UE et les USA. La CEDEAO est plus politiquement proche des pays occidentaux et reprocherait de facto aux pays de l’AES leur rapprochement, voire leur alignement par rapport à la Russie.

Les critiques pertinentes de la CEDEAO par l’AES ferait-elle de celle-ci une défenseure des intérêts des peuples ?

Dans les trois pays, on peut affirmer que l’armée a profité d’une opportunité pour ramasser le pouvoir à la suite d’un fort mécontentement populaire suivi en général d’une contestation ou d’une insurrection.

Les griefs des populations ont été les malversations, la corruption, la gabegie, la pauvreté pour les trois pays, avec un accent particulier sur la dégradation de la situation sécuritaire au Mali et au Burkina-Faso face à la poussée des forces « jihadistes ». Dans ces deux pays, la détérioration a été telle que de centaines de milliers ou des millions de personnes ont fui les zones rurales pour se réfugier dans des conditions précaires dans des bidonvilles.

Au Burkina et surtout au Mali, c’est une insurrection populaire qui a poussé à bout les régimes en place. Et l’armée n’a fait que ramasser la mise. Au Niger, il y a certes eu un même niveau de colère contre le népotisme et la vie chère, mais la situation sécuritaire était meilleure.

Depuis leurs accessions au pouvoir, ces trois régimes militaires n’ont pas amélioré la situation sécuritaire, domaine dans lequel ils étaient supposés faire mieux. Dans certaines régions, cela aurait même empiré.

Au niveau de l’orientation politique générale, les juntes se sont en général préoccupées de la préservation de leurs intérêts de couches supérieures de la petite-bourgeoisie ou bien d’une fraction de la bourgeoisie bureaucratique.

Au Mali dans un premier coup d’Etat, l’armée a remis le pouvoir à des officiers en retraite moins compromis avant de les renverser lors d’un deuxième coup d’Etat. Ce dernier a été motivé non pas par opposition à la continuité d’une Françafrique, mais plutôt par la menace sur leurs privilèges, ainsi que le risque d’être jugés comme certains de leurs devanciers auteurs de coups d’Etat dans le passé. Après ce second putsch, la junte s’est encore éloignée du mouvement populaire jusqu’à réprimer la gauche. Oumar Mariko président du parti Solidarité Africaine pour la Démocratie et l’Indépendance (SADI) vit actuellement en exil.

Au Burkina-Faso, il y a eu aussi deux coups d’Etat. Lors du premier, la hiérarchie a brillé par s’auto-octroyer des avantages supplémentaires, mais comble d’infamie, a reçu au pays dans le cadre d’une conférence de « réconciliation nationale » Blaise Compaoré qui est ensuite retourné tranquillement en Côte d’Ivoire bien qu’ayant été condamné pour avoir assassiné Thomas Sankara. Le deuxième coup d’Etat sous la direction du capitaine Ibrahima Traoré se veut, lui, une rupture sankariste. Mais n’est pas sankariste, qui veut ! L’avenir nous édifiera sur le contenu réel de cette posture.

Enfin au Niger, il s’est agi toujours d’une récupération du mécontentement populaire qui n’a pas atteint le niveau de contestation des deux autres pays. Là, le coup d’Etat a été taxé de « coup de confort ». Car dans une situation sécuritaire jugée meilleure, le coup d’Etat est consécutif au limogeage du Général Tchiani, chef actuel de la junte, de son poste de chef de la garde présidentielle. Ce limogeage a été précédé par celui de l’ex-chef d’état major de l’armée qui a refusé un poste d’ambassadeur dans le Golfe persique et a tiré les ficelles durant et après le putsch.

Ces trois régimes militaires de l’AES instrumentalisent les sentiments patriotiques, panafricanistes, voire anti-impérialistes de leurs peuples, mais pas dans le sens d’une rupture radicale, plutôt pour mieux marchander leur place au soleil, avec les rivaux actuels des impérialistes occidentaux. Ainsi les trois pays ont des relations militaires avec la Russie. Cependant le Mali est le plus en pointe jusqu’à abriter sur son territoire l’ex-groupe armé Wagner, filiale de la Russie. Quant à Niger, il a engagé une coopération militaire avec l’Iran.

Le retrait de l’AES de la CEDEAO constitue certes un défi. Mais il est néanmoins sans commune mesure avec celui que provoquerait le retrait de l’Union Economique Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA). Cette dernière comprend huit pays dont les trois pays de l’AES, et est une union plus contraignante avec, entre autres, un arrimage monétaire d’une zone CFA à l’Euro par le biais de l’impérialisme français. Cela se comprend dans la mesure où la CEDEAO n’est actuellement qu’une zone de libre circulation des biens et des personnes donnant la possibilité :
-  Aux populations de circuler à l’intérieur sans visas et uniquement une carte d’identité CEDEAO (à l’exception du Ghana ou du Nigeria qui exigent un passeport CEDEAO à l’entrée de leurs territoires) ;
-  Aux marchandises de circuler sans une lourde paperasserie, sans ou avec peu de droits de douanes ;
-  Aux « opérateurs » économiques de participer à des appels d’offres dans toute la zone.

Le vrai test d’une rupture avec l’impérialisme français serait celui d’une rupture avec l’UEMOA à travers le Franc CFA et la mainmise économique de plusieurs compagnies transnationales en général françaises, que les arrière-pensées des militaires soient des aspirations à s’ériger en bourgeoisies nationales autonomes, à augmenter leur part du gâteau avec d’autres impérialismes ou bien à satisfaire les besoins à long terme des populations pour le bien-être et le progrès social – on en doute un peu.

Quelles perspectives ?

Dans cette lutte entre la CEDEAO résiduelle et l’AES, les peuples de toute l’Afrique l’Ouest n’y trouveront pas leur compte. Du côté de l’AES, la prise du pouvoir menaçant les positions l’impérialisme français dans son pré-carré provoque l’affrontement avec lui. Mais les pays anglophones comme le Ghana et le Nigeria ont un positionnement plus autonome vis-à-vis de la France, de l’impérialisme occidental en général. Tandis que des pays comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire sont obligés à une « solidarité » servile envers l’impérialisme français.

Economiquement, le retrait va créer des perdants des deux côtés : pour la CEDEAO il existe une simulation économique d’une perte annuelle de 45 milliards de Francs CFA [3] alors que les trois pays de l’AES vont supporter une augmentation des frais de transports de leurs échanges extérieurs, par exemple en utilisant les ports algériens plus lointains ou en passant par la Guinée avec des infrastructures routières ou portuaires moins efficaces, mais avec peut-être plus de rackets des forces de l’ordre sur le trajet.

Politiquement, la CEDEAO est la plus grande perdante. Elle était déjà largement discréditée. Ce retrait ne peut que l’enfoncer dans une crise dont elle ne peut sortir qu’au prix de douloureuses réformes pour sa survie. En sera-t-elle capable ? Seul l’avenir nous le dira. Déjà lors de la récente crise au Sénégal avec le coup d’Etat constitutionnel de l’annulation des élections par le régime de Macky, après un communiqué mi-chèvre mi-chou de « préoccupation » décrié ou moqué, la CEDEAO a pondu un autre où elle exige en substance le respect et rétablissement du calendrier électoral.

Quant à l’AES, c’est un choix politiquement gagnant pour flatter des aspirations d’indépendance et de résistance face à une CEDEAO qui aboyait sans jamais mordre, au moins à court et moyen termes.

Que cela soit clair, de part et d’autre, les agendas ne sont pas centrés sur les aspirations des peuples d’Afrique de l’Ouest. Un cadre portant un tel projet reste encore à construire soit à partir d’entités existantes dans certains pays, soit à partir d’un cadre supranational comme le fut en son temps la puissante FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France) paradoxalement au sein de la métropole coloniale.

Maniang Fall.

[1Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest

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