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Ukraine : interview d’un syndicaliste

Partisan Magazine N°21 - Juin 2023

Vous lirez ici des extraits de l’interview d’un militant syndical ukrainien, réalisée le 21 février 2023 à Varsovie, lors de sa tournée dans plusieurs pays européens à l’invitation du Réseau Syndical International de Solidarité et de Luttes dont fait partie SUD-Solidaires. C’est un texte que vous avez peut-être déjà lu, mais nous tenons à le mettre en avant, car ils nous parlent de celle sur qui repose la solution de la situation de guerre et de crise du capitalisme, à savoir la classe ouvrière.

D’après nos correspondants ukrainiens, Yuri Samoilov était plutôt classé à droite sous l’ancien régime pro-russe. Le mot « indépendant » qualifiant le syndicat était à prendre dans le sens « indépendant de toute politique ». C’est quasiment tout le contraire actuellement, car en défendant les droits des travailleurs il s’oppose à Zelensky et à ses amis capitalistes, ukrainiens et occidentaux, et il pose le problème de l’après, du choix politique de la société libérée pour laquelle nombre de travailleurs se battent et souvent sacrifient leur vie aujourd’hui.
Yuri est-il un Laurent Berger ukrainien ? Vous verrez que le profil, la politique syndicale, et surtout les circonstances n’ont pas grand-chose à voir ! Au-delà du militant interviewé, ce sont nos frères de classe que nous voulons rendre présents. Contrairement à ceux qui, en France, se contentent de souhaiter la paix, de renvoyer dos à dos l’OTAN et Poutine, comme s’il n’y avait pas dans l’affaire un pays dominé et des classes exploitées. Ceci sans oublier la classe ouvrière russe, celle des autres pays, et les autres nations dominées comme la Palestine pour lesquelles la « communauté internationale » est beaucoup moins exigeante en matière de droit démocratique, et beaucoup moins accueillante envers les réfugiés.

Nous ne souhaitons pas un Laurent Berger pour nos camarades ukrainiens, mais nous ne leur souhaitons pas non plus un Maurice Thorez qui organise le ralliement des résistants ouvriers derrière un général de Gaulle ! Nous voulons, pour l’Ukraine, pour l’Europe et pour la planète, un pouvoir des travailleurs, le seul chemin d’une paix durable.
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Après la guerre, les travailleurs et travailleuses ukrainien.nes n’accepteront plus jamais d’être exploités !

Yuri Samoilov, président du syndicat indépendant des mineurs et du secteur régional Kryvyi Rih de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KVPU) participe à une série de rencontre dans plusieurs villes européennes

Premières impressions après le passage de la frontière ukraino-polonaise
Lorsque je suis entré en Pologne depuis l’Ukraine, la première chose qui m’a frappé est l’absence de sirènes, d’alarmes. Au début, nos enfants, par exemple ma petite-fille, avaient peur des sirènes, ils se cachaient dans la cave. Maintenant, pendant l’alarme, les enfants se réjouissent : cela signifie qu’il n’y aura pas de cours !
La deuxième chose que j’ai remarquée est que les lumières sont allumées partout. Personne n’économise l’électricité, il n’y a pas de limites ou de problèmes techniques. À Kryvyi Rih, l’électricité est constamment coupée. (...)

Comment les syndicats ukrainiens fonctionnent pendant la guerre ?
Dans le syndicat que je représente, environ 300 personnes ont été mobilisées dans l’armée. Il y a aussi environ 200 personnes parmi les membres de notre organisation dont les épouses ou les maris se battent également. Au cours de l’année écoulée, plusieurs membres du syndicat ont été tués. La loi ukrainienne stipule qu’un homme ou une femme qui effectue son service militaire est toujours un employé de son usine et appartient donc toujours à un syndicat. Dans certaines usines, nous avons réussi à faire en sorte qu’un tel employé mobilisé continue à recevoir son salaire. Celui-ci est versé à la famille de cette personne.
Le syndicat a dû assumer des tâches dont il ne s’occupait pas auparavant. Les membres du syndicat nous appellent du front et nous disent ce dont ils ont besoin. Ils nous disent des choses précises. Nous savons que si nous ne les obtenons pas, tel soldat peut même mourir. Autre situation : une syndiquée a appris que son mari avait été tué. Grâce aux images des drones, elle savait où reposait son corps. Elle a demandé au syndicat d’obtenir l’autorisation de sortir le corps de la zone de combat, par les voies les plus appropriées. Mission terrible... mais nous devions la faire.
Un autre problème auquel les syndicats ont été confrontés est celui des lieux de travail qui cessent de fonctionner - pour diverses raisons. Ou des situations où des missiles russes tombent sur des villes et des lieux de travail. Les gens sont littéralement tués en travaillant. C’était également le cas pour nous à Kryvyi Rih - deux membres de notre syndicat ont été tués dans de telles circonstances.

Sur la guerre et l’occupation
À un moment donné, le front est arrivé directement aux frontières de Kryvyi Rih. Notre ville est très étendue, sur plus de 125 kilomètres. Au printemps 2022, les troupes russes sont entrées dans les districts du sud. Elles n’y sont pas restées plus de deux semaines, puis le front a reculé. Mais même pendant ces deux semaines, ces soldats ont tué de nombreux civils, pillé de nombreuses maisons.
Dès le début de la guerre, je me suis rendu régulièrement sur la ligne de front. Après environ deux semaines, j’ai commencé à voir comment des groupes de réfugiés, des milliers de personnes, y compris des personnes âgées, sortaient des territoires occupés. Ils parcouraient des dizaines de kilomètres à pied ; ils n’étaient pas autorisés à se déplacer en voiture. Je regardais cela comme si je regardais un film sur la Seconde Guerre mondiale. Mais cette fois, ce n’était pas un film, mais la vraie vie.
Le premier jour de la guerre, mon fils et mon petit-fils se sont engagés dans l’armée. Mon petit-fils a participé à la libération de Kherson. Il y avait 26 collègues dans le peloton. Aujourd’hui, quatre sont encore en vie. C’est difficile pour moi d’en parler. Je vous remercie d’être venus ce soir. Merci de ne pas être indifférent à tout cela. Je sais quel est l’état d’esprit des membres de mon syndicat qui se battent. Ils disent que oui, nous recevons des armes, mais que nous en recevons encore trop peu. (...)

Comment les ouvriers combattants prennent conscience de leur force
Le syndicat pendant la guerre se bat avant tout pour assurer la survie de ses membres. Quant aux droits des travailleurs, je vais vous dire ceci. Notre syndicat compte 2 400 membres. Nous ne sommes pas une grande organisation, mais nous sommes une organisation de combat. Avant la guerre, nous faisions grève pratiquement chaque année. Maintenant, comme je l’ai dit, il y a environ 300 syndicalistes dans l’armée. Plus ou moins deux bataillons de gens qui tuent, qui savent tuer.
Quand la guerre sera terminée et que ces gens reprendront le travail, chaque employeur devra se rappeler qu’ils peuvent tuer. Je ne cesse de le répéter : si votre employeur vous paie un bas salaire, il prive vos enfants d’un avenir. Pour vous aussi, mais surtout vos enfants. Vous avez donc deux possibilités : manger vos enfants, ce qui signifie ne pas leur donner d’avenir, ou manger votre employeur, ce qui nous semble plus acceptable. Tel est le principe de notre petit, mais vaillant syndicat.

Grèves des mineurs
Je suis un mineur. J’ai travaillé dans les mines pendant 35 ans. Mon grand-père m’a raconté comment sa génération organisait les grèves. Il m’a expliqué comment faire une bonne grève. Et j’ai organisé ma première grève en 1985. J’ai regardé le mouvement polonais Solidarnosc et je me suis dit qu’on allait faire la même chose chez nous. Et ça a marché. Si vous me voyez maintenant assis en face de vous, c’est que nous avons gagné. À l’époque, la mine était sous le contrôle des organes de sécurité de l’État. Cela n’a pas changé. La surveillance des travailleurs par les autorités existe toujours aujourd’hui. Comment faire la grève ? Les méthodes simples sont les meilleures. Lorsque vous organisez une grève, toute l’équipe doit être unie. Une personne doit être choisie pour prendre la parole, mais avant qu’elle ne parle, tout le monde doit se mettre d’accord au préalable et établir une position commune. Et une fois que l’on s’est mis d’accord, on ne doit pas en dévier. Lorsque les mineurs ukrainiens se mettent en grève, celle-ci se déroule toujours sous terre. Nous procédons ainsi parce qu’il est difficile d’envoyer des policiers sous terre pour disperser la manifestation, au cas où quelqu’un essaierait de le faire. Tous les grévistes s’assoient à l’intérieur de la mine dans des pièces souterraines, de la taille de celle où nous sommes ce soir, et lorsque les discussions avec le représentant de l’employeur commencent, elles ont lieu pratiquement devant tout le monde.

Pendant une grève, la chose la plus importante est le soutien des familles des grévistes. Si les femmes et les enfants soutiennent les grévistes, la grève est gagnante. Une procédure pénale a été ouverte contre moi à trois reprises, parce que des enfants participaient à des actions de protestation que j’organisais. J’ai dit à l’époque et je le dis toujours : les enfants doivent apprendre dès leur plus jeune âge à se battre pour leurs droits. L’une de nos méthodes était la suivante : lorsque les travailleurs se mettent en grève dans la mine, leurs partenaires féminines et leurs enfants se rendent dans le bureau du directeur. Des centaines de femmes qui savent que leurs enfants peuvent se retrouver sans un morceau de pain. Lorsque la grève a eu lieu à la mine de Sukha Balka il y a quelques années, les mineurs sont restés sous terre tandis que plus de 1 000 personnes protestaient à la surface. Les familles des mineurs sont venues voir le directeur, mais il ne comprenait pas à qui il avait affaire. En conséquence, les femmes ont battu le directeur et lui ont arraché ses vêtements. Il a appelé la police à l’aide, mais les policiers n’ont pas répondu. Avant chaque grève, je parlais aux policiers, leur demandant de ne pas intervenir. Et pas une seule fois à Kryvyi Rih, la police n’a essayé de disperser les manifestations par la force.
Les parents des grévistes sont donc entrés dans le bureau du directeur. Au bout de deux heures, la direction de l’entreprise a annoncé : vous aurez 30 % d’augmentation. Mais les mineurs avaient déjà compris qu’ils pouvaient se battre pour plus et ont exigé une augmentation de 100 %. Si j’avais accepté les 30 % à ce moment-là, les gens auraient pensé : nous avons perdu la grève. (...)

Législation anti-travailleur en Ukraine
Depuis la fin des années 1990, les autorités n’ont pas réussi à introduire un code du travail défavorable aux travailleurs, bien qu’elles aient essayé à plusieurs reprises. Elles ont donc trouvé une nouvelle méthode : elles introduisent des changements sous le couvert de la loi martiale. C’est ce qui se passe actuellement. À partir du 1er octobre 2022, l’indexation des salaires a été interdite. À partir du 1er janvier 2023, les fonds d’État qui versaient des aides en cas d’invalidité et de maladie ont été supprimés. Le gouvernement assure que ces changements ne changeront rien pour la population, mais la loi de finances comporte 4 milliards de hryvnias de moins qu’auparavant pour les mêmes missions. Nous pouvons déjà entendre que quiconque est citoyen ukrainien et a 35 ans n’aura pas de pension.
Notre société est de plus en plus clairement, nettement divisée en une caste de privilégiés et une caste de travailleurs. Cela a un effet éminemment démotivant sur le peuple ukrainien dans son ensemble. Mais d’un autre côté, permettez-moi de vous rappeler que de très nombreux travailleurs ont déjà combattu et continueront à se battre au front. Ils demanderont tous après la guerre : pourquoi je ne bénéficie pas d’une bonne vie ? Avant la guerre, il y avait 150 000 personnes qui travaillaient dans nos grandes usines - mines, mines à ciel ouvert, usines métallurgiques. Ils faisaient des travaux difficiles, épuisants, et les salaires étaient donc relativement bons. Lors de chaque grève, nous formulions une demande mathématique simple : que nos salaires ne soient pas inférieurs à 1 000 dollars. Et grâce aux grèves, nos salaires ont augmenté. Tout le monde gagnait environ 1 000 dollars ou plus.
Aujourd’hui, cependant, les usines travaillent à 50 ou 30 % de leur capacité, et les salaires sont inférieurs à 200 ou 300 dollars. Comme les coupures de courant se répètent, il y a souvent des accidents dans les usines. De plus, de nouvelles lois introduites déjà pendant la guerre donnent la possibilité de licencier un travailleur comme ça, même sans raison. Avant la guerre, c’était impossible. (...)

Sur le Maïdan et les révolutions ratées d’Ukraine
Il existe un proverbe en Ukraine : Deux Ukrainiens, trois hetmans [Hetman - un chef militaire cosaque]. Un président que nous venons d’élire et que nous avons sincèrement adoré peut être détesté trois semaines plus tard. J’ai participé à toutes les révolutions du Maïdan. Cela a toujours été la même chose : d’abord, l’euphorie de la révolution, puis les néolibéraux arrivent au pouvoir et prennent tout pour eux. Je me souviens de la fin du mois de février 2014, le troisième Maïdan. Il y avait une tente de notre syndicat sur le camp des manifestants. À proximité, les corps des manifestants abattus étaient couchés. Et littéralement à côté de nous et à côté de ces corps, Yulia Tymochenko, Petro Porochenko et d’autres discutaient de la manière dont ils allaient se partager le pouvoir et l’argent. À 100, peut-être 50 mètres de là, des gens étaient tués. Mais personne ne tirait sur les politiciens. Après chaque Maïdan, nous pensions que les choses iraient mieux. À chaque fois, c’était de pire en pire.

Sur les syndicats de Donetsk et Louhansk
En 2014, notre syndicat comptait près de 52 000 membres à Donetsk et à Louhansk. Lorsque ces régions ont été hors du contrôle de l’Ukraine, les Russes ont tué environ huit de nos militants. Des dizaines de militants ont dû partir. (…)
Il y a la ville de Krasnyi Loutch où se trouvent des mines appartenant à Rinat Akhmetov. Notre syndicat y comptait plusieurs milliers de membres. Les dirigeants syndicaux ont essayé de faire après 2014 ce qu’ils avaient fait avant - défendre les droits des travailleurs, demander des salaires plus élevés. L’un d’eux a été tué, un autre, un Russe de Briansk, a été arrêté trois fois - il a été emmené directement de chez lui et enfermé dans une cellule souterraine. Il était à la tête d’une organisation regroupant un millier et demi de mineurs, il voulait se battre pour les droits des travailleurs. Grâce à lui, je sais que seules les lois pénales s’appliquent dans ce domaine, pas d’autres. Soit on gagne avec l’Ukraine, soit on meurt.

https://laboursolidarity.org/fr/n/2571/un-syndicaliste-ukrainien-nous-parle-

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