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L’école publique ou privée, un appareil d’Etat au service du tri social
Partisan Magazine N°23 - Juin 2024
Le mythe de l’égalité
Jusqu’au XIXème siècle, l’éducation des classes populaires n’intéressait pas les classes dirigeantes, que ce soit la monarchie ou la bourgeoisie après la révolution française.
A partir du XIXème siècle, l’école est devenu un enjeu politique majeur de l’Etat car il s’agissait pour lui de maîtriser les contenus. Ne pas laisser le scolaire et les apprentissages aux mains des religieux, des révolutionnaires de la Commune et encore moins aux mains des organisations ouvrières. Il fallait faire Nation.
Ainsi, les programmes scolaires ont toujours coïncidé avec les besoins de l’Etat.
Après 1945, la nécessité de reconstruire, les arrivées de nouvelles technologies, ont révélé des besoins de personnels qualifiés (enseignants, ingénieurs, techniciens, soignants...).
Toutes les lois, règles et mesures mises en place ont donc permis de trouver ces personnels qualifiées dans les classes populaires. L’Etat a ainsi sondé dans les écoles, avec l’aide des enseignants, afin de détecter les enfants d’ouvriers, de paysans qui avaient des capacités élevées pour apprendre dans un système scolaire construit pour et par la bourgeoisie. Et, les mouvements alternatifs d’apprentissage (Freinet, pédagogie institutionnelle, Montessori ...) ont participé à cette sélection, sans le vouloir. Leurs objectifs étant principalement l’émancipation des classes populaires, ils vont être récupérés dans leurs processus et méthodologie tout au long du XXème siècle pour une école plus émancipatrice pour les classes populaires, certes, mais dans laquelle, l’Etat puisera toutes les ressources humaines qualifiées dont il a besoin.
Une minorité d’enfants issu des classes populaires deviendront donc des petits bourgeois médecins, techniciens, ingénieurs ou enseignants pour beaucoup d’entre eux. Ce qui laissera penser que l’école est émancipatrice et justifiera le principe de l’égalité scolaire. Pourtant, les chiffres de l’INSEE, organe non gauchiste de l’Etat, indique depuis sa création que l’école est une institution qui reproduit les inégalités sociales. Les enfants d’ouvriers restent dans une grande majorité des ouvriers.
La fin du mythe
Depuis le 26 février 2024, jour de la rentrée scolaire en région parisienne, les enseignants du 93 sont en grève reconductible, soutenus par les parents d’élèves et des élus locaux des écoles, collèges et lycées. En cause : la réforme du « choc des savoirs » qui sera mise en place à la rentrée, le mépris ministériel et la revendication répétée depuis 20 ans d’un plan d’urgence pour le département.
L’objectif du « choc des savoirs » : c’est l’élaboration par l’état de tests pour chaque niveau de la maternelle aux lycées, la mise en place des groupes de niveaux dans les collèges, des tests d’aptitude pour passer d’un niveau à l’autre et en fin de 3ème, créer des classes passerelles pour ceux et celles qui ont échoué au brevet des collèges avant d’aller dans un lycée professionnel. Le rôle des professeurs ne sera plus d’enseigner mais de préparer le passage des tests. Du tri social assumé !
Fini le discours égalitaire, la bonne conscience de l’égalité pour tous. Ces dernières années, la bourgeoisie a détricoté toutes les mesures qui permettaient aux enfants des classes populaires d’accéder aux études, au savoir. Avec parcours sup suivi de la réforme des lycées professionnels, les enfants des filières professionnelles ne peuvent plus accéder aux études supérieures en dehors de leur champ de professionnalisation. Et même en forçant un peu, une bonne partie des matières générales comme la philosophie, l’histoire, le français, etc. a soit disparu soit été vidée de leur contenu. Et le « choc des savoirs » est de fait le dernier dispositif du tri social.
Ces mesures ne concernent pas les enfants de la bourgeoisie. Comme le dit Edouard Louis (écrivain transfuge de classe qui analyse dans ses romans son passage de fils d’un prolétariat malmené à écrivain surdiplômé de la bourgeoisie), les enfants de la bourgeoisie sont les véritables assistés du système. Dès la naissance, on leur inculque les codes de la société bourgeoise, les manières d’être, les savoirs nécessaires pour avoir une bonne scolarité et répondre à la compétition sociale. Ainsi les pauvres, les classes populaires peuvent rester à leur place. Et s’ils insistent pour sortir leurs enfants de leur condition sociale, il y a toujours les écoles privées, mieux financées que les écoles publiques s’ils passent la sélection.
Aujourd’hui, l’Etat n’a plus besoin d’ascension sociale massive. La bourgeoisie, la petite bourgeoisie se renouvelle d’elle-même. Elle se reproduit.
Mais, même si la bourgeoisie a son quota, elle cherchera toujours à récupérer ce qu’elle appelle « les bons éléments » des classes populaires. Récupérer leurs compétences, leur capacité d’adaptation, leurs savoirs faire, à son profit grâce aux bourses exceptionnelles, aux passerelles pour les grands lycées parisiens. Et justifier ainsi la notion de « mérite » qui est mise en avant depuis plusieurs années.
Le 9.3 en mouvement
Ce n’est pas pour rien si le mouvement de lutte qui se développe a commencé en Seine saint Denis : les premiers touchés par toutes les réformes de l’enseignement sont les enfants des classes populaires. Quel que soit le département d’ailleurs. Leurs parents sont déjà touchés par la précarité, le chômage, la misère, les plans de licenciements, l’insalubrité d’un logement trop petit, l’absence de titres de séjour, la diminution des services publics. Il s’agit là d’une attaque supplémentaire.
Le 93 est un département qui concentre toutes les difficultés économiques et sociales. Celles-ci ne sont pas, comme dans d’autres départements, circonscrites à un quartier ou une zone géographique. Elles sont identiques sur la quasi-totalité du territoire.
Lors des émeutes, les médias s’offusquaient souvent du fait que les jeunes osaient s’attaquer aux écoles. Pourtant, c’est bien l’école qui les classifie et les exclut de « la norme ». L’école est le premier lieu de discrimination institutionnelle. C’est elle qui exerce les premières violences que subissent les enfants. Et ce, de la maternelle au lycée. Et il ne s’agit pas de pointer les enseignants qui sont bons ou mauvais mais plutôt l’institution, l’Etat, qui met les personnels en difficulté. Des formations saupoudrées, formatées. La fin des libertés pédagogiques déjà en marche. Tous les enseignants qui ont tenté de travailler autrement ont été dénigrés, entravés et empêchés par l’institution. Des protocoles, des dossiers administratifs, des injonctions toujours plus nombreuses et imposés, empêchent ainsi de penser la pédagogie (la manière d’enseigner). Empêchent les enseignants d’être au cœur de leur métier : inventer pour transmettre.
Cela fait 20 ans que le 93 subit le manque de professeurs, l’arrivée en force de professeurs contractuels non formés, jetés dans les classes du jour au lendemain sans préparation, les locaux insalubres, le manque de personnels pour accompagner ces élèves.
Cela fait 20 ans que le plan d’urgence est la principale revendication des syndicats du département, avant même celle des salaires.
Cela fait 20 ans que les enseignants du 93 réclament une justice et une équité pour leurs élèves. L’équité, c’est de mettre des moyens là où c’est nécessaire.
Cela fait 20 ans que le 93 réclame plus de profs, plus d’AESH pour suivre et aider les élèves en situation de handicap, plus de surveillants dans les collèges et lycées, plus d’assistants et assistantes sociales, plus de médecins scolaires, plus d’infirmières, plus d’AED (surveillants)…
Cela fait 20 ans que certains enseignants du 93 gèrent, inventent, innovent parfois avec leurs propres moyens, contournant les directives et injonctions hiérarchiques.
Depuis 20 ans, le 93 est un laboratoire dans lequel on a testé toutes les mesures de la déstructuration de l’enseignement public afin de favoriser l’enseignement privé. Tout ce qui se passe à l’échelle nationale a déjà été testé dans le 9.3.
Cela fait 20 ans que les profs ne veulent plus être prof dans le 93. Parce que les difficultés des élèves, celles des parents et les manques de l’institution épuisent.
Ce que les collègues des autres régions, des autres académies dénoncent, cela fait 20 ans que le 93 le constate.
C’est pourquoi, les ouvriers et les classes populaires, avec ou sans emploi, avec ou sans papiers doivent soutenir ce mouvement tout en critiquant les illusions entretenues sur le rôle de services publics et sa défense : l’école reste un appareil d’Etat qui sert à reproduire les classes sociales. Même si, pendant un temps, elle a joué un rôle d’émancipation pour certains, cela a toujours été dans l’intérêt de la bourgeoisie et de son économie.
La seule libération pour tous les prolétaires et leurs enfants, c’est d’abattre ce système basé sur la concurrence et l’exploitation dont nous sommes toutes et tous les victimes.

