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L’antisionisme est-il un antisémitisme ?
Partisan Magazine N°23 - Juin 2024
On a beaucoup reparlé ces derniers mois d’une résurgence de l’antisémitisme en France, généralement en faisant le lien avec la situation au Moyen-Orient. Ainsi le 12 novembre dernier une manifestation contre l’antisémitisme à l’appel de la présidente de l’Assemblée nationale et du président du Sénat, qui avait à cette occasion tendu la main au RN, a été clairement détournée de son objectif avoué pour devenir une manifestation en soutien au gouvernement israélien et en opposition aux manifestations pour Gaza. Face à cette tentative cynique des partis de la bourgeoisie impérialiste française de faire passer le soutien au peuple palestinien pour de l’antisémitisme, certains se réfugient dans le déni en affirmant que l’antisémitisme n’existe plus et qu’il est une simple invention de la propagande pro-israélienne. Ces deux discours apparemment concurrents, chercher l’antisémitisme là où il n’est pas, et nier son existence là où il existe, sont en fait les deux mâchoires d’un même piège.
Et ce piège menace d’abord les Juifs et Juives de France qu’on mêle à un conflit colonial qui ne les concerne ni plus ni moins que n’importe quel être humain, sinon qu’ils portent malgré eux l’histoire de la Shoah, qui a servi de justification à la fondation d’Israël. En France, l’antisémitisme tue. Comme d’autres racismes, mais avec des spécificités qu’il faut connaître pour mieux les combattre.
Soyons clairs : on a hésité à faire cette article, hésité à consacrer notre temps et notre papier à parler d’autre chose que de ce qui devrait mobiliser notre énergie : parler de l’épouvantable crime contre l’Humanité qui se déroule en ce moment à Gaza. Les dirigeants israéliens d’extrême-droite souhaitent que l’on parle plus d’antisémitisme que de Palestine, ils souhaitent que les soutiens du peuple palestinien mettent plus d’énergie à se défendre de l’accusation infamante d’antisémitisme qu’à défendre le peuple palestinien. On a vu l’année dernière l’ambassadeur d’Israël mettre une étoile jaune pour proclamer à la tribune de l’ONU qu’il considérait désormais les Nations Unies, leurs résolutions et la justice internationale comme antisémites. Tel ou tel comique plagiaire a affirmé dans la foulée que les manifestations de soutien au malheureux peuple de Gaza « n’ont pas d’autre motivation que l’antisémitisme », et jusqu’à Hanouna qui accuse d’antisémitisme les téléspectateurs qui boycottent ses émissions après ses prises de positions violemment pro-israélienne.
Ce n’est pas nouveau, un des fondateurs d’Israël, le diplomate Abba Eban l’a théorisé dans un article de 1973 pour le Congrès Juif Américain, en présentant les soutiens de gauche de la Palestine soit comme des antisémites soit, s’ils et elles étaient Juifs et Juives, comme des fous.
De l’insulte aux menaces
Mais depuis une vingtaine d’année, cette propagande a pris une tournure menaçante : les soutiens de l’Etat d’Israël dans les partis de droite et de gauche en France mènent une campagne intense pour criminaliser l’antisionisme. L’antisionisme au sens propre c’est la critique radicale de l’Etat d’Israël comme Etat colonial, mais le gouvernement israélien et ses soutiens, aidés par les antisémites qui se présentent eux-mêmes comme « antisionistes » essaient de changer le sens du mot pour en faire un synonyme d’antisémite En 2017, à l’anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, Macron s’est adressé directement à Netanyahou, qui était présent, pour lui promettre de ne « rien céder » à l’antisionisme « forme réinventée de l’antisémitisme ».
Cette année la ministre des affaires sociales Aurore Bergé a parlé de supprimer les financements publiques aux associations féministes qui seraient dans l’« ambiguïté » sur le 7 octobre (c’est-à-dire qui ne validerait pas la version de l’armée israélienne). La mairie PS de Paris (via l’adjointe au maire Aurélie Filippetti) a menacé une salle de spectacle (le Cirque Electrique) de lui annuler ses subventions si elle ne déprogrammait pas une conférence de la pacifiste juive américaine Judith Butler. Dans le cadre de la militarisation générale de la société, on parle d’imposer aux associations et aux structures d’éducation populaire (les centres sociaux entre autres) un « socle de valeur républicaine » dont la condamnation de l’antisionisme ferait partie. La France rejoindrait ainsi l’Allemagne, un pays où un festival de graff peut être annulé pour un drapeau palestinien sur une fresque, où des concerts comme ceux de l’ex-Pink Floyd Roger Waters sont officiellement interdits etc. (à noter qu’en Allemagne cette répression existe aussi contre la minorité kurde, en collaboration avec l’Etat turc).
Le tournant de l’après 11 septembre 2001
En 2002, Ariel Sharon, premier ministre d’extrême-droite d’Israël depuis l’année précédente, lance une offensive en Cisjordanie qui met fin à la fiction du « processus de paix » (il encerclera même le président palestinien Arafat dans son QG de Ramallah). Nous sommes un an après les attentats du 11 septembre 2001. Conscient de la montée de la peur du terrorisme islamiste dans les opinions publiques occidentales, Sharon décide d’alimenter à fond la théorie du « choc des civilisation » en se rapprochant des extrêmes-droites nord-américaine et européennes (y compris des antisémites notoires comme le roumain Vadim Tudor, le hongrois Orban ou les frères polonais Kaczynski). Cette année-là en France, l’extrême-gauche (LO et LCR qui deviendra le NPA) faisait plus de 10% aux présidentielles, et Le Pen père était pour la première fois au deuxième tour. Roger Cuckierman président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France et grand soutien de Sharon, décide de voir dans la montée du FN (futur RN) « un avertissement aux musulmans pour qu’ils se tiennent tranquille » et de concentrer ses attaques sur l’extrême-gauche, et surtout sur Besancenot (qu’il fera pleurer à un débat télévisé en l’accusant d’antisémitisme).
L’année 2002 a été marquée par une forte croissance de la montée de l’ensemble des violences racistes (multipliées par quatre) et particulièrement des violences antisémites (multipliées par six). Avant même que ces chiffres ne soient connus (en mars 2003 dans le rapport de la CNCHD), des intellectuels pro-israéliens ont commencé par développer une grille d’interprétation qui allait rapidement être reprise par les médias bourgeois. Deux livres font grand bruit cette année-là : l’ouvrage collectif « les territoires perdus de la République », où l’historien Georges Bensoussan lance sa thèse du « Nouvel antisémitisme » (venu des banlieues) et l’essai de Pierre-André Taguieff « la nouvelle judéophobie ». Ces auteurs expliquent aux Juifs et Juives de France que le danger venait désormais de l’Islam et des gauchistes, voire d’un supposé « islamo-gauchisme », nourri par la cause palestinienne.
Sans faire de théorie du complot, c’est aussi de 2002 que date l’émergence des influenceurs antisémites qui se présentent comme antisionistes tels Dieudonné et Soral, dont nous avons déjà parlé qui jouent le même jeu de la confusion que le gouvernement israélien d’extrême droite dans la recomposition du champs politique occidental après le 11 septembre.
Les deux mâchoires d’un même piège
Il n’y a pas plusieurs extrême-droites, il n’y en a qu’une, unie sur une même vision du monde fondée sur le rêve d’Etats ethniquement homogènes. D’une certaine manière, l’extrême-droite israélienne a eu raison après le 11 septembre de miser sur le renforcement de ses liens avec l’extrême-droite internationale puisque cette dernière est désormais au pouvoir ou aux portes du pouvoir un peu partout en Europe, en Amérique et en Inde, Netanyahou est désormais soutenu par l’internationale suprématiste et islamophobe des Trump, Milei, Bolsonaro, Modi, Zemmour et Le Pen. Tous l’approuvent quand il bafoue les résolutions de l’ONU au nom de la lutte contre le « mondialisme ».
Netanyahou veut non seulement faire fuir les Arabes de Palestine, mais aussi rapatrier les 480 000 Juifs et Juives de France pour avoir de la chair à canon pour la colonisation de la Palestine. Les antisémites de France veulent eux aussi une France sans Juifs ni Juives, en tout cas ils travaillent à les insécuriser. Quand Soral et Dieudonné créent l’atmosphère d’antisémitisme nécessaire à des passages à l’acte criminels, Netanyahou est satisfait puisqu’il utilise tous les assassinats et massacres antisémites comme celui de l’Hyper-Cacher pour dire que les Juifs et Juives sont en danger en France et qu’ils et elles seront plus en sécurité en Israël (alors qu’Israël est probablement l’endroit sur terre où les Juifs et les Juives sont le moins en sécurité).
Pour nous communistes il est important d’avoir les idées claires là-dessus parce que nous refusons la fausse alternative : s’allier avec les soutiens d’Israël contre l’antisémitisme et s’allier avec des antisémites pour soutenir le peuple palestinien. Pour nous c’est l’antisémitisme et le projet colonial sioniste qui sont indissolublement liés. Le projet colonial sioniste est né de l’antisémitisme européen, il se nourrit des convulsions de l’antisémitisme européen. Combattre l’antisémitisme, c’est combattre le projet colonial sioniste. Nous voulons détruire l’impérialisme français pour construire une société socialiste où Juifs et Juives, Musulmans et Musulmanes, Chrétiens, Chrétiennes et Athées vivront ensemble dans l’égalité et la sécurité. Nous soutenons par conséquent ceux qui luttent contre le projet colonial sioniste pour une seule Palestine libre, laïque et démocratique de la mer au Jourdain, où Arabes, Juifs et Juives vivront dans l’égalité et la sécurité. C’est notre conception de l’antisionisme : le contraire de l’antisémitisme.
Lutter contre l’antisémitisme, c’est lutter contre le projet colonial sioniste
La légende veut que le projet colonial sioniste soit né dans l’esprit d’un journaliste juif autrichien, Theodor Herzl alors qu’il assistait à Paris à la dégradation du capitaine Dreyfus, injustement accusé d’espionnage. D’après lui, si une telle chose était possible dans un pays comme la France, réputée à l’époque comme le pays des droits de l’homme, alors les Juifs et les Juives ne seraient en sécurité nulle part tant qu’ils et elles n’auraient pas leur propre Etat. Pourtant dans les cinq années suivantes, la révision du procès Dreyfus va devenir un grand débat national, porté d’abord par la gauche socialiste et anarchiste (et par une partie des républicains, comme Clémenceau). A l’époque, beaucoup de Juifs et de Juives persécutés en Europe de l’Est se disent, comme le rapportera plus tard Pierre Goldman, « un pays prêt à se déchirer pour l’honneur d’un capitaine juif, c’est un pays où nous pouvons vivre ». Pourtant Herzl continue à faire campagne pour son projet colonial sioniste, contre la majorité des Juifs et des Juives d’Europe, mais avec la sympathie de l’impérialisme anglais d’une grande partie des antisémites européens.
En effet, l’idée était déjà bien dans l’air en 1889, six ans avant que Herzl ait sa soi-disant révélation, puisque le Figaro lançait une grande enquête « La Palestine aux Juifs ». A l’époque tous les Juifs interrogés sont contre (le grand rabbin de France Zadoc-Kahn en tête), et tous les antisémites sont pour, à commencer par le plus connu d’entre eux, le pamphlétaire Edouard Drumont, auteur de la France Juive, qui déclare « L’émigration en masse des Juifs débarrasserais le monde occidental d’un élément de trouble et de désordre ». C’est aussi ce qui dira Lord Balfour, le ministre des affaires étrangères anglais qui en 1917 se déclare favorable à l’établissement d’un « Foyer national Juif » en Palestine et qui préférait les voir là-bas, plutôt qu’à Londres sur les barricades. Les impérialistes anglais puis US (sans oublier l’impérialisme français, surtout après 1945) ont rêvé de faire d’Israël une tête de pont militaire d’où ils contrôleraient leurs intérêts au Moyen-Orient. Les nazis étaient d’ailleurs au départ plutôt favorables au départ des Juifs et des Juives en Palestine, avant d’opter pour l’extermination.
La création d’Israël a été voulu par l’impérialisme, avec l’aide des antisémites, et contre la volonté de la majorité des Juifs et des Juives du monde. Jusqu’au génocide, le sionisme est très minoritaire dans les communautés juives, combattu tant par la majorité des religieux traditionnels, les modernistes qui aspirent à l’assimilation, les communistes (comme les combattants et combattantes juifs et juives de la FTP-MOI), et les bundistes socialistes juifs qui aspirent à une « autonomie nationale-culturelle juive » dans une Europe socialiste (Lénine a beaucoup polémiqué avec eux sur la question de l’assimilation, tout en faisant front commun contre les pogroms antisémites). Quand on parle des bundistes, on pense avec émotion à Marek Edelman qui a été le commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie contre les nazis en 1942. Edelman était ce qu’on appelle en yiddish a mensch, un juste. Il a refusé de partir pour la Palestine même si les faux communistes au pouvoir en Pologne le traitaient comme un paria et si les autorités israéliennes lui proposaient les honneurs. Il disait : « chez moi, il n’y a de place ni pour un peuple élu, ni pour une terre promise. Quand on a voulu vivre au milieu de millions d’Arabes, on doit se mêler à eux, et laisser l’assimilation et le métissage faire leur œuvre. »
Même après le génocide, beaucoup de celles et ceux qui peupleront Israël le feront contre leur gré, vendus par la Roumanie, le Maroc ou l’Union Soviétique, ou expulsés par l’Egypte. Aujourd’hui encore, une majorité (57%) des 14 millions de Juifs et de Juives vivent hors d’Israël. Ils n’ont pas plus à voir avec le projet colonial sioniste que le peuple de Palestine n’a à voir avec l’antisémitisme européen. Contrairement à ce que raconte Netanyahou, les Juifs et les Juives de France sont beaucoup plus en sécurité en France qu’en Israël, et tous les antisionistes conséquents et conséquentes doivent veiller à leur sécurité, car lutter contre l’antisémitisme, c’est lutter contre le projet colonial sioniste.
Il y a un antisémitisme déguisé en antisionisme (celui de Soral et Dieudonné en France), mais l’antisionisme a d’abord été une histoire juive, puisque la majorité des Juifs et des Juives ont d’abord refusé le projet colonial sioniste. En revanche, la majorité des antisémites ont soutenu dès le départ le projet d’émigration des Juifs et des Juives d’Europe vers la Palestine. Encore aujourd’hui la propagande et les violences antisémites contribuent à les faire fuir d’Europe et donc à alimenter le projet colonial sioniste.

