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Editorial : pour le chemin

Cause du Communisme N°8 - Avril 1984

Pourquoi un numéro de la Cause du Communisme sur la crise ? Tout le monde ne sait-il pas que la crise existe et qu’elle signifie chômage, misère, drames en tous genres ? Et ne nous a-t-on pas déjà fourni toutes sortes d’explications ?

Il est vrai que la bourgeoisie s’occupe beaucoup de la question. Du moins elle en parle beaucoup. Mais plus elle en parle, plus elle embrouille. C’est qu’elle ne peut pas admettre, ni même envisager, de regarder en face le dépérissement de son rôle historique. Depuis 1974, 10 ans déjà, son discours se résume à ceci :

1/ Tout est la faute de la crise, au nom de laquelle il faudrait accepter toutes sortes de sacrifices sans cesse renouvelés au fur et à mesure que s’évanouissent les « bouts du tunnel » mille fois annoncés.

2/ Cette crise est une sorte de fatalité, un destin, contre lequel on ne peut rien, sinon courber l’échine. Elle est « internationale » dit-on aujourd’hui comme pour expliquer : nous n’y sommes pour rien, ça vient « d’ailleurs », nous ne pouvons que subir les effets de la colère des dieux ! C’est vraiment tout ce qui reste des explications de nos classes dirigeantes et de leurs économistes distingués, après que le pétrole, le dollar, les « mutations technologiques » soient devenus des arguments éculés, ne prouvant, « au mieux », que sous le capitalisme les choses dominent les hommes, et que la bourgeoisie ne sait pas d’où elle vient et où elle va.

Or, pour le prolétariat et les peuples opprimés, la crise ce n’est pas ces mots vagues. Les « choses » qui les dominent, c’est une réalité qui prend la forme concrète d’une violence inouïe, c’est littéralement la mort. Et jamais l’ignorance, l’aveuglement, la bêtise, plus encore que l’arrogance et la morgue de la bourgeoisie, ne sont apparues avec plus d’éclat que par la voix de Montand-Libération s’écriant « Vive la crise », comme la reine Marie-Antoinette à la veille de la révolution disait « qu’ils mangent de la brioche » lorsqu’on lui annonçait que le peuple réclamait du pain. Ceux d’en haut ont une fantastique capacité à « ignorer » qu’ils survivent assis sur une montagne de misère et de mort qui est aussi un volcan.

Mais ils ne peuvent l’ignorer totalement : grèves, émeutes, révoltes, révolutions, viennent périodiquement troubler leur tranquillité. La crise érode le socle du consensus social. Plus que jamais ils doivent s’efforcer de faire adhérer les prolétaires à leurs objectifs. Par le verbe comme par la trique.

Et cela devient vraiment difficile, au point que les partis ouvriers réformistes comme les PC et PS, dont le rôle historique est toujours celui de sapeurs-pompiers du capitalisme et qui sont les plus aptes des partis bourgeois à tromper les ouvriers, se sont rapidement discrédités dès leur arrivée au gouvernement, et sans grands résultats pour la bourgeoisie. C’est que ce qui semblait constituer pour elle les bases inusables de ce consensus social disparaît : croissance, miettes des profits impérialistes distribués aux ouvriers, sous forme notamment d’allocations sociales, achat, entretien et corruption d’une vaste bureaucratie et aristocratie ouvrière, développement pléthorique de couches petites-bourgeoises fonctionnaires, semi-fonctionnaires, cadres, idéologues... et aussi consommateurs de la croissance. Et tout cela n’est plus possible dans les mêmes proportions. Il faut rogner, y compris sur ces faux-frais ou frais généraux du capital. D’où beaucoup de « mécontents » y compris dans la petite-bourgeoisie qui croit son droit au confort être un dû assuré par les experts !

Pour faire « accepter » la crise tous les moyens sont bons, et tous sont utilisés par le gouvernement PC-PS comme par les précédents :

- le mensonge délibéré et organisé, comme le trucage des statistiques du chômage, les promesses jamais tenues, etc.

- l’abrutissement des masses à qui on impose par mille moyens la conviction qu’il est vain de chercher à comprendre la crise, à en trouver les racines sociales, à chercher une alternative. Ce développement de l’agnosticisme s’appuie sur les victoires de la bourgeoisie capitaliste en URSS et en Chine. Un moyen privilégié de pousser à cet objectif est aussi d’étaler les discours contradictoires de toute sorte d’experts, notamment les repentis du marxisme, pour accréditer l’idée que, puisqu’aucun n’a un avis identique à l’autre, c’est qu’il est vraiment inutile de chercher à comprendre.

- le martèlement de la seule certitude que partagent unanimement les bourgeois : il faut que les travailleurs fassent des sacrifices pour sauver le capitalisme. C’est le grand thème, de plus en plus éculé avec le temps qui passe, que les sacrifices d’aujourd’hui sont les garants d’un avenir meilleur.

- le recrutement des prolétaires dans la guerre que les bourgeoisies se mènent entre elles dans la compétition économique. « Ton intérêt est le mien » dit le bourgeois à l’ouvrier. Et cet argument peut avoir et a une certaine influence dans la mesure où le capital étant une multitude de capitaux concurrents, certains peuvent effectivement continuer à se développer au détriment d’autres, grâce à une meilleure productivité. Ainsi les travailleurs peuvent penser qu’en contribuant à la compétitivité de leur capital, ils garantissent leur avenir, alors même qu’ils affaiblissent au contraire globalement leur situation.

- la division du prolétariat. La bourgeoisie oriente l’angoisse des masses quant à leur avenir de façon à se les soumettre : sélection par le système d’éducation, compétition entre individus renforcée, exhortations à la haine raciale, exacerbation des sentiments de peur autour des questions de sécurité. Les campagnes « sécuritaires » de la bourgeoisie, en cristallisant l’angoisse des masses sur les problèmes de délinquance individuelle, les détournent des causes sociales de l’insécurité, les poussent à exiger de l’Etat plus de flics, de poigne, etc. De même que le racisme entretient et développe le chauvinisme.

Individualisme sur le plan personnel et son pendant le nationalisme sur le plan national sont les deux mamelles de la domination bourgeoise dans le domaine idéologique.

Nous en restons, dans la liste de ces moyens, sur ce seul terrain idéologique. Car évidemment la répression et l’usage de la force armée sont les arguments ultimes et largement utilisés pour imposer la survie du capitalisme agonisant, ce qui prouve que les arguments idéologiques n’ont pas la capacité à eux seuls de changer le cours des choses et que l’arme de la critique doit finalement faire place à la critique des armes.

Les quelques textes que nous présentons dans ce premier numéro sur la crise (que nous comptons bien faire suivre d’autres) sont à la fois modestes et ambitieux. Modestes parce qu’ils sont loin d’en aborder tous les aspects concrets. Ambitieux parce qu’ils disent : la crise n’est pas une fatalité du destin, mais simplement le produit du capitalisme. Nous pouvons la combattre en le combattant. Nous pouvons savoir où aller et tracer un chemin.

Les réformistes les plus radicaux, comme les trotskystes par exemple, influencés par une compréhension superficielle, économiste, du marxisme, qui est un vieux courant historique, reprennent une thèse sur la crise qui fut aussi il y a peu celle du PCF et qui se résume ainsi : l’origine des crises est essentiellement située dans la contradiction production-consommation. La production est sociale, l’appropriation est privée. Chaque capitaliste n’agissant qu’en fonction du profit immédiat est poussé à investir toujours plus pour vaincre la concurrence et conquérir de nouveaux marchés, augmenter la masse de sa production et de ses profits. Chacun agit en aveugle sans connaissance de ce que font les autres. D’où gaspillages et anarchie, qui entraînent périodiquement des crises de surproduction (suivies de périodes de dépression pour rétablir l’équilibre production-consommation), qui abaissent les revenus des masses pour rétablir le taux de profit, ce qui aggrave la surproduction et la crise. Le remède serait alors : nationalisation + plan. Car en supprimant la propriété privée, en réunissant la gestion économique entre une main unique, celle de l’Etat, on peut, par le moyen du Plan qu’élaborent « scientifiquement » ses fonctionnaires, établir l’équilibre production-consommation, et développer harmonieusement travail et loisirs, production et consommation, etc.

Le problème est que les différents agents de la production n’agissent pas en fonction des décrets d’un quelconque Plan, mais avant tout en fonction de leurs intérêts de classe. Et la nationalisation ne supprime pas les classes. Celles-ci existent en fonction de la place concrète des individus dans la production. L’appropriation privée n’est pas d’abord dans le domaine juridique : le droit d’abord entérine le fait. Et le fait est ici la division sociale du travail, la séparation toujours plus grande de l’ouvrier d’avec la nature et d’avec lui-même : le travail dépossédé, aliéné. C’est sur cette séparation que fonctionne la loi économique fondamentale du capitalisme : produire pour produire, produire de la plus-value, accumuler. Tant donc qu’existent la division du travail et la production pour la plus-value, existeront aussi les crises.

C’est pourquoi la théorie marxiste trouve à juste titre l’origine des crises du capitalisme dans les conditions de la production elles-mêmes, et plus particulièrement voit le nœud de la crise dans la baisse tendancielle du taux de profit qui fait échouer le processus d’accumulation du capital qui est le but des capitalistes, son moteur (ou encore la production de plus-value).

Autrement dit, le capital trouve d’abord sa propre limite en lui- même, dans son propre fonctionnement économique (ce qui ne veut pas dire - c’est autre chose - qu’il s’écroule de lui-même). Pour accumuler il faut investir. Ce qui augmente la composition organique du capital et, finalement, entraîne la baisse du taux de profit. A la chute du taux de profit, le capitaliste rétorque en essayant d’augmenter la part de plus-value par rapport aux capital variable. C’est à dire à augmenter le taux de plus-value : accroissement de la productivité, accroissement de l’exploitation ouvrière, de l’intensité du travail, et aussi, finalement, lutte pour abaisser le revenu ouvrier lui-même dans « l’absolu » (en terme de « pouvoir d’achat »).

Augmenter la productivité c’est encore investir. Et comme le taux de plus-value ne peut augmenter indéfiniment, car les capitalistes se heurtent à des limites tant physiques et techniques que de résistance ouvrière (la lutte ouvrière est un « accélérateur » de la crise), on arrive à un point où la masse de plus-value (et de profits) ne suffit pas à valoriser une masse plus grande de capital accumulé. Et d’ailleurs la « reprise » de l’investissement est largement compromise par le fait que la composition organique du capital est déjà telle qu’elle a entraîné le faible taux de profit et le désintérêt du capitaliste pour l’investissement. C’est donc de plus en plus vers l’intensification du travail ouvrier et de la baisse de ses revenus qu’il se retournera, ainsi que vers le rôle de l’Etat pour transférer les ressources « des ménages vers l’industrie (inflation et prélèvements de toutes sortes d’un côté, prêts bonifiés et subventions de l’autre).

Bien sûr la crise est aussi crise de surproduction (pas seulement de marchandises, mais surtout de moyens de production et de capital). Car quand la masse de profits en arrive à être insuffisante face au capital, c’est qu’il y a, pour le capitaliste, « trop » de capital. Et donc aussi trop de moyens de production pour produire des marchandises face à ce qui peut être réalisé, consommé. Et la lutte du capital pour abaisser le capital variable entraîne une « sous-consommation » qui aggrave à son tour la surproduction. De même que l’accroissement de la composition organique du capital accroît le chômage et la sous-consommation... Mais cela n’est qu’un aspect de la crise, bien réel, mais non le cœur.

La crise, disons-nous, n’est pas, dans son essence, une crise de surproduction ou de sous-consommation, ni une crise purement monétaire ou financière, ni causée par les « mutations technologiques » même si tous ces aspects y sont présents et constituent une partie du phénomène global. Mais c’est une crise de suraccumulation du capital qui manifeste la contradiction entre une production de plus en plus grande de valeurs d’usage alors même que, par le progrès de la mécanisation, les valeurs d’échange de ces biens décroissent.

Au fond le temps de travail ne peut plus mesurer la valeur des produits puisqu’il joue un rôle de plus en plus secondaire dans la production par rapport à la machinerie (aux sciences et techniques qu’elle contient et qui jouent le rôle productif essentiel). Si un ouvrier produit une voiture en 10 jours, pourra-t-on mesurer la valeur de la voiture à ce temps ? La crise est rébellion contre la soumission au temps de travail contraint, elle est rébellion contre la soumission du travail présent, vivant, au travail passé, mort.

Cela indique que faire la lumière sur l’analyse de la crise est essentiel pour définir une pratique anti-crise. Peut-on, par exemple, se battre pour uniquement produire plus alors que le problème est de travailler moins, produire autre chose, travailler autrement ?

Faire la lumière, tracer le sentier, nécessite non seulement de combattre les thèses bourgeoises que nous avons évoquées ci-dessus, de la droite comme de la gauche aujourd’hui réunies dans la même politique, mais aussi celles des « marxistes repentis » qui tentent de secourir le capital agonisant en lui proposant leurs potions. C’est ce que nous avons commencé à faire dans ce numéro avec les thèses d’A. Lipietz, qui s’est posé en chef de file du courant « critique » de soutien à la gauche.

Enfin, on ne saurait combattre la crise sans montrer qu’elle a non seulement une issue révolutionnaire, mais aussi une issue bourgeoise : la guerre impérialiste. C’est l’objet d’un des articles de ce numéro. Dans tous les cas, qu’on le veuille ou non, la violence est à l’ordre du jour.

La crise est d’abord une violence inouïe faite aux masses déshéritées du monde entier. Chaque jour en apporte l’évidence. Au fil des derniers journaux, on peut lire : « Selon l’ABRA (Association Brésilienne pour la Réforme Agraire) 10 millions de personnes - dont une majorité d’enfants - sont mortes de faim ou de malnutrition au cours des autres dernières années dans la région nord-est du Brésil », « La baisse des salaires réels a été de 10% en 1983 en Yougoslavie et se poursuivra en 1984 sur ordre du FMI », « les soupes populaires se développent aux USA »... on pourrait en remplir des pages.

Et les masses y répondent par leur propre violence pour la survie : émeutes de la faim, soulèvements se font plus fréquents. La répression bourgeoise se développe aussi. Fin Avril, à Saint Domingue, à l’annonce des hausses de prix décidées par le FMI, des milliers de manifestants descendent dans les rues. La police tire : 45 morts, 157 blessés. L’évènement est si ordinaire que la presse en parle à peine. L’ONU elle-même publie un rapport début 83 : plus de 2 millions de personnes ont été exécutées sommairement en quinze ans dans le monde.

L’Europe serait-elle épargnée ? Il n’y règne en fait qu’un calme relatif et trompeur. Le prolétariat retient son souffle et tâte le terrain par quelques actions de reconnaissance ici ou là. C’est qu’il commence à prendre conscience qu’il aborde une étape, nouvelle pour lui, de sa lutte. Le prolétariat et toutes les classes sociales, se transforment. L’unité réformiste autour des revendications salariales pour arracher des miettes de la croissance n’existe plus. D’où la période de repli sur soi, d’individualisme, de doutes quant à l’avenir, de questionnement. Concurrence, insécurité, mais aussi lutte pour la survie qui fera naître une nouvelle unité, au fur et à mesure que la conscience se forgera de l’immense potentiel de nouveaux rapports sociaux qui existent réellement, dont la mise en œuvre fera apparaître pour d1extraordinaire timidités les critiques de la division du travail, de l’occupation du temps, de la vie sociale, apparues en Mai 1968. Le nouveau est à naître.

Le prolétariat retient son souffle parce qu’aussi la- lutte, dans sa forme même, ne peut plus être ce qu’elle a été. La bourgeoisie n’a plus de miettes à accorder. Il n’y a plus de réformes à attendre. Les formes de luttes, grèves et élections, qui étaient liées à leur obtention sont impuissantes dès lors que chaque classe a le dos au mur. Chacun sent plus ou moins confusément que rien de sérieux ne peut être obtenu d’un patron particulier, d’une négociation particulière, mais que la moindre question soulevée par le prolétariat arrive tout de suite au niveau de l’Etat et pose le problème d’un affrontement global.

Bref, petit à petit, disparaît l’espoir de s’en sortir à « moindre mal », sans trop d’efforts et de sacrifices, par la voie réformiste.

Au regard de cette situation, ce numéro de la CdC constitue donc bien une très modeste contribution avec la grande ambition de tracer un chemin nouveau. Notre effort se continuera sur tous les plans pour saisir l’ensemble des aspects de la lutte du prolétariat et contribuer au regroupement de tous les mille petits ruisseaux des mille contradictions avec le capitalisme en une force conscience et organisée.

A nouveau un spectre hante le monde : le communisme. Les hommes font l’histoire par leur activité. Ils ne peuvent néanmoins la développer que dans les limites permises par les conditions objectives, et non arbitrairement selon leur « bon vouloir ». Là est la nécessité de la connaissance, la condition de la liberté. Et là aussi est « l’art du révolutionnaire ».

« La scène où se déroule les activités des hommes est bâtie sur ce qui est permis par les conditions objectives, mais ils peuvent, sur cette scène, conduire des actions magnifiques, d’une grandeur épique » (Mao).

C. Paveigne

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