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Lénine écolo ?

Entre Marx et Engels posant les bases d’un écologisme radical, révolutionnaire et prolétarien [1], et une URSS ne voyant d’avenir que dans le développement des forces productives [2], quelle place pour Lénine ? Comment a-t-il posé, comment a-t-il vécu l’articulation entre la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme et la lutte contre le pillage de la nature ? A-t-il seulement traité de la question ?
On sait que trois années d’exil aux portes de la Sibérie lui ont donné une bonne connaissance de la Russie « profonde  » ; que l’alliance ouvriers-paysans, contre l’opposition ville-campagne, fut pour lui, pour le parti communiste bolchevik et la révolution russe, d’une énorme importance politique. On sait qu’il fut un lecteur assidu de tous les textes de Marx et Engels édités à l’époque – la plupart en russe et en allemand –, textes qui lui donnèrent sa méthode d’analyse et d’action politiques. Mais est-ce tout, et cela suffit-il pour dire « Lénine écologiste  » ?

I. Années 1894 et suivantes : Politique et agriculture

Le premier livre de Lénine, « Ce que sont les Amis du peuple  » [3], polémique avec les populistes, qui « prétendaient que le socialisme viendrait en Russie non par la dictature du prolétariat, mais par la communauté paysanne  » [4]. Lénine donne le coup de grâce à cette conception petite-bourgeoise dans un deuxième livre, « Le développement du capitalisme en Russie  » [5], dans lequel il démontre que cette belle « communauté paysanne  » n’est qu’un tissu de contradictions de classes.
La deuxième cible de Lénine, ce sont les « économistes  ». Ceux-ci « prétendaient que les ouvriers devaient mener uniquement la lutte économique  ». Ainsi, la première pierre consiste à affirmer « Ce ne sont pas les paysans...  », la deuxième est une lutte pour que les ouvriers sortent (politiquement) de leur classe, ne se contentent pas de mener leur « lutte ouvrière  », mais se posent en parti politique indépendant, avec un programme pour toute la société, y compris et en particulier pour et avec les paysans !
Cette dialectique de construction politique, qui aboutit au programme de « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie  », n’est pas seulement une nécessité d’alliance de classes dans un pays « arriéré  ». Derrière ce programme politique se tient la division ville-campagne ; même s’il y a des ouvriers à la campagne, en particulier des ouvriers agricoles. Et se tient aussi la question du rapport de l’homme à la nature ; même si ce rapport englobe toute l’activité économique, le secteur primaire (agriculture et mines) n’étant que son premier rang.
Lénine cite souvent Marx. Retenons cette phrase :
« Pour autant que le processus du travail n’est qu’un processus entre l’homme et la nature, ses éléments simples restent communs à toutes les formes sociales de développement de ce processus (Le Capital, t. III, 2)  » [6].

Encore étudiant, Lénine « étonnait tout le monde par sa connaissance du marxisme  » [7]. Dans « Ce que sont les Amis du peuple  », il cite par exemple cette autre phrase du Capital : « Mon point de vue, dit Marx, est que le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire  » [8]. Vous avez reconnu ici, comme dans la citation précédente, le matérialisme dialectique historique. Cette méthode d’analyse, cette vision philosophique, consiste à mettre au premier plan la nature, et le lien des hommes avec la nature.

Deuxièmement, analysant « le développement du capitalisme en Russie  », Lénine s’appuie sur l’étude d’une réalité née trois siècles auparavant en Angleterre. La dialectique étant une philosophie des contradictions et du mouvement, un évolutionnisme, il n’est pas faux d’entrevoir, déjà à l’œuvre dans un pays « arriéré  », l’avenir présent dans les pays « civilisés  », à condition de ne pas oublier la contradiction à l’intérieur de cette « civilisation  » elle-même : le progrès est aussi celui du pillage et de l’exploitation, c’est aussi le progrès « du sang et de la boue  » (Le Capital, fin du livre I).
« La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville  », écrivait Marx dans le Manifeste. La campagne est par conséquent désormais dominée, mais elle est toujours là. On sait que le premier décret d’Octobre, signé de Lénine, instaurait la nationalisation de la terre. La question agraire occupe une place considérable dans les écrits de Lénine. Marx lui-même ne désignait pas une classe exploiteuse à exproprier, mais deux, les capitalistes et les propriétaires fonciers.
Que savons-nous de la rente foncière, de la rente absolue et de la rente différentielle, de sa place dans l’économie capitaliste ? On parle pourtant de pays entiers vivant de la « rente pétrolière  ». Et le décret d’Octobre s’est transformé en son contraire : de la terre agricole au sous-sol minier, de l’Etat à la privatisation, le gaz et le pétrole sont l’oxygène et le sang de la bourgeoisie russe d’aujourd’hui !
Les propriétaires fonciers sont devenus de purs capitalistes : ils sont à la pointe de ce processus exploiteur qui commence par l’appropriation de la nature, par la violence, le vol, les expropriations, et les voies légales dictées par les dominants.

Troisièmement, la clé de la contradiction entre l’homme et la nature ne se trouve pas dans les rapports entre l’homme et la nature.
Lénine a bien noté encore ce passage du Capital où Marx s’appuie sur les travaux de l’ingénieur agronome Liebig. Il ne manque pas de le signaler à ses élèves, des étudiants russes, dans le cours qu’il donne à Paris, en 1903 :
« [Différents auteurs] ont indiqué que la théorie de Marx, qui s’appuyait sur Liebig, était dépassée. Cette opinion des « critiques  » est absolument fausse. La destruction par le capitalisme de l’équilibre entre l’exploitation de la terre et l’amendement de celle-ci ne fait aucun doute (rôle de la séparation entre la ville et la campagne)  » [9].
Cependant Lénine polémique longuement contre la soi-disant « loi de la fertilité décroissante des sols  ». Il avait abordé cette question dans son livre « La question agraire et les « critiques  » de Marx  », rédigé en 1901. Il y revient en 1907, en ajoutant trois chapitres à cet ouvrage. Il défend à nouveau l’objectif de « la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne  » [10]. Mais surtout, il reproche aux « critiques  » de Marx de s’en tenir aux questions techniques et aux problèmes isolés. Il souligne la deuxième partie de cette phrase de Kautsky :
« Les engrais artificiels doivent être employés en quantités croissantes, ce qui constitue pour l’agriculture un de ces nombreux désavantages qui ne sont nullement une nécessité naturelle, mais ont pour cause les rapports sociaux existants  ».
Il termine, provisoirement, sa « Question agraire  » de 1901 avec une critique de Boulgakov à propos de l’agriculture en Allemagne :
« Il [Boulgakov] a noté l’accroissement du nombre de paysans sans terre et la diminution du nombre d’ouvriers pourvus de terre comme un indice « des changements survenus dans l’organisation du travail agricole  ». Cependant, ce changement survenu dans l’organisation du travail de toute l’agriculture allemande est resté pour lui un fait tout-à-fait fortuit et incompris, sans liaison avec le régime général et l’évolution générale du capitalisme agraire. En réalité, ce fait n’est qu’un des aspects du développement capitaliste  » [11].
De même, il termine son cours aux étudiants parisiens ainsi :
« L’influence du capitalisme dans l’agriculture se manifeste de la façon suivante : ...les ouvriers agricoles salariés restent en situation d’opprimés. Le joug s’est aggravé... Le capitalisme a accru dans une mesure considérable le tribut prélevé par le propriétaire terrien... Le gonflement de la rente fait obstacle au développement de l’agriculture  » [12].
Bref, si l’économie est le processus des rapports de l’homme avec la nature, la clé de ses contradictions se trouve, en retour, dans les rapports de l’homme avec l’homme.

II. Années 1908 et suivantes : Philosophie et nature

Alors que le « marxisme  » semblait bien s’être imposé dans la lutte contre les lignes politiques petites-bourgeoises, et que la lutte s’était déplacée au sein du parti enfin créé, entre mencheviks et bolcheviks, voici, après la révolution de 1905, que survient une période de répression et de découragement : c’est la réaction stolypinienne, du nom du ministre qui met en oeuvre la politique tsariste. Les premiers à fléchir, à quitter le parti ou à réviser leurs conceptions, sont les intellectuels [13]. D’où le caractère philosophique et révisionniste que prennent un certain nombre de ces remises en cause.
Lénine juge indispensable de riposter. Ce sera « Matérialisme et empiriocriticisme  », dont toute la première moitié est intitulée « Théorie de la connaissance  ». L’occasion, ici, de pousser nos remarques jusque dans le domaine de « toutes les idées qui émanent de ces relations sociales  » [14].
Lénine s’appuie beaucoup sur Engels, sur son Anti-Dühring, mais aussi sur « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande  » paru en 1886. « La Dialectique de la Nature  », malheureusement, ne sera publiée qu’en 1925 [15].
De Matérialisme et empiriocriticisme, n’ouvrons qu’une page (p. 195), intitulée « Liberté et nécessité  » :
« En premier lieu, Engels reconnaît dès le début les lois de la nature, les lois du monde extérieur, la nécessité de la nature... L’agnosticisme et l’idéalisme nient les lois de la nature...
Deuxièmement, Engels... constate simplement que les lois de la nature constituent l’élément primordial, la volonté et la connaissance humaines étant l’élément secondaire...
Troisièmement, Engels ne doute pas de l’existence de la « nécessité aveugle  ». Il admet l’existence de la nécessité non connue de l’homme...  »

En 1909, Lénine lit « Leçons sur l’essence de la religion  » de Feuerbach. Il note, entre autres affirmations, comment Feuerbach asseoit sont rejet de l’idéalisme hégélien :
« La nature, affirme Feuerbach, c’est l’être originel, l’être premier et dernier.  » « L’homme ne pense qu’au moyen de sa tête, réalité physique. La raison a, dans le cerveau, point de ralliement des sens, un terrain matériel solide.  » « Je ne divinise rien, et, par conséquent, pas la nature  » [16].
En 1913, Lénine écrit pour un dictionnaire l’article « Karl Marx  », dans lequel il résume « le matérialisme  », « la dialectique  », et « la conception matérialiste de l’histoire  ». Ce troisième point, le matérialisme historique, éclaire ce fait : la théorie est celle d’une pratique ; une conception de la nature naît d’un rapport concret à la nature, bref, la philosophie est, en dernière instance, fonction d’une économie.
« La technologie, dit Marx, met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent (Le Capital, Livre I)  » [17].
En 1914-1915, Lénine lit des ouvrages de Hegel et remplit de notes et de commentaires ses « Cahiers philosophiques  » [18].
Lénine : « On ne peut comprendre totalement « le Capital  » de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx ½ siècle après lui !!  » [19]. La remarque vaut pour la question des rapports entre l’homme et la nature. La solution est dialectique. Et qu’est-ce que la dialectique ? Lisez Hegel ! Marx et Engels ont puisé chez celui-ci leur « logique  » [20], qu’ils ont simplement remis les pieds sur terre.
Hegel : « L’homme avec ses besoins se rapporte à la nature extérieure de manière pratique  ». Lénine commente : « Il y a chez Hegel des germes de matérialisme historique  » [21]. Engels, lui aussi, après une citation de Hegel, notait : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes  » [22]. C’est que Hegel, fondamentalement idéaliste, est dialectique ; il fait place, secondairement, au matérialisme.
Hegel : « La nature inorganique que se soumet le vivant le tolère parce qu’elle est en soi le même que ce que la vie est pour soi  ». Lénine commente : « Renverser = matérialisme pur. Excellent, profond, juste !!  » [23].
Hegel : « Dans ses outils, l’homme possède la puissance sur la nature extérieure, bien que dans ses fins il lui est plutôt assujetti  ». Lénine note cette phrase en caractères majuscules et commente en marge : « Hegel et le matérialisme historique  » [24]. Ce commentaire ne semble pas être ici l’attribution d’un satisfecit à Hegel, mais plutôt le constat d’une distance. Hegel, comme après lui Feuerbach, parle de l’homme en général, sans distinction de classes, sans rapports sociaux. Le matérialisme historique, c’est Marx et Engels.
Dans son article « Karl Marx  », Lénine citait ainsi Le Capital :
« La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et les travailleurs  » (Le Capital, Livre I, fin du 13e chapitre)  » [25].
Mais si l’on considère l’humanité dans son ensemble (avant l’existence des classes sociales ou après leur suppression, par exemple !), on a là, chez Hegel déjà, une bonne articulation : pour ses besoins, par ses outils, l’homme se soumet la nature, mais il n’en est lui-même qu’une infime partie, et, globalement, lui est soumis. C’est seulement ainsi qu’on peut programmer « le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature  » (Manuscrits de 1844) [26].

III. Années 1914-1924 : Guerre et révolution

Lénine n’est pas un philosophe, mais un révolutionnaire et un communiste. Il n’est théoricien que pour mieux « transformer le monde  », comme le préconisait la dernière « thèse sur Feuerbach  » de Marx [27]. Jusqu’à quel point la victoire de la révolution et l’instauration de la dictature du prolétariat en Russie permettront « la coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine  » (troisième thèse), y compris dans les rapports entre l’homme et la nature ? Autant demander pourquoi les Communards de 1871 n’ont pas mis en œuvre de plan quinquennal !
A peine sorti de la guerre (en mars 1918, avec la paix de Brest-Litovsk), avec un pays ruiné, le nouveau pouvoir révolutionnaire se voit imposer... une guerre. Imposer par qui ? Par quatorze pays impérialistes, au premier rang desquels se tient la France, et dans les troupes de laquelle figure un certain lieutenant De Gaulle.
Peu après la vague des révolutions de 1848 en Europe, Marx écrivait : « La révolution pourrait se produire plus tôt que nous ne le souhaitons. Rien n’est pire pour des révolutionnaires que d’avoir à se préoccuper de l’approvisionnement en pain  » [28]. C’est exactement ce qu’ont eu à faire les bolcheviks.
Le discours de Lénine du 4 juin 1918 est titré « Rapport sur la lutte contre la famine  ». Au cours des années 1918-1921, « les mots d’ordre d’urgence, d’une rigoureuse simplicité, se succèdent : « Tout pour le ravitaillement !  », « Tout pour la récolte !  », « Tout pour le combustible !  », « Tout pour les transports !  » En même temps que la guerre mobilise les forces du nouvel Etat...  ».
Ces lignes sont extraites du livre de Robert Linhart « Lénine, les paysans, Taylor  » [29] qui, non seulement vous plonge d’emblée dans cette situation bien éloignée d’un « dîner de gala  », mais résume les réalisations héroïques des communistes et ouvriers russes, évaluées, avec leurs limites, à l’aune de la mentalité paysanne et de la vie d’usine, et à travers les textes de Lénine.
Robert Linhart traque en vain, au cours de ces années historiques, « l’apparition d’embryons d’une nouvelle division du travail  » [30], « la transformation des modes de décision et de répartition des tâches dans la structure même du procès de travail  » [31]. En vain...
Et les samedis communistes, cette « Grande Initiative  » saluée par Lénine ? [32]. Linhart en rappelle le contexte : « ...ce volontariat du travail, d’abord décidé pour barrer la route à Koltchak  » [chef de guerre contre-révolutionnaire] [33]. Et il en souligne les limites révolutionnaires : « ...tels des soldats, communistes et sympathisants se sont présentés au travail...et...les contremaîtres leur ont assigné leurs postes  » [34].
Quand les impérialistes et les contre-révolutionnaires s’avouèrent vaincus, certes la guerre prit fin, mais pas le problème de « l’approvisionnement en pain  ». Et c’est encore cette urgence qui dicte la NEP (nouvelle politique économique), retraite consciente du « communisme de guerre  » vers une dose de petit capitalisme à la campagne et de capitalisme d’Etat à la ville.
Les mêmes « circonstances  » et la « même activité humaine  » [35] expliquent des limites pratiques et théoriques semblables dans le domaine des rapports avec la nature. Une seule image suffira. Celle de la forêt. Dans « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets  », texte de mai 1918, juste avant l’affirmation « Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématique  », Lénine énumère les nombreuses ressources naturelles du pays, « même après la paix de Brest-Litovsk  » et la perte d’immenses territoires : minerai dans l’Oural, houille en Sibérie occidentale, pétrole dans le Caucase et le Sud-Est, tourbe en Russie centrale, et « d’énormes richesses en forêts, en houille blanche, en matières premières pour l’industrie chimique... La mise en valeur de ces richesses naturelles... assignera une base à un essor sans précédent des forces productives  » [36].
La forêt n’est ni un environnement à préserver, ni une ressource durable car renouvelable. C’est une « richesse naturelle  » parmi d’autres, à « mettre en valeur  » avec des « procédés techniques modernes  », pour sortir du chaos et de la misère.
Dans ses Manuscrits de 1844, Marx avait cette phrase : « Pour l’homme qui meurt de faim, la nourriture n’existe pas sous sa forme humaine ; seule compte son existence abstraite en tant que nourriture  » [37].
A quoi bon chercher une économie « humaine  », écologique, dans un pays qui n’a tout simplement pas d’économie (digne de ce nom) !

Il y a plus. Plus que le conjoncturel guerre et révolution. Il y a ce fait que la Russie avait un pouvoir dictatorial, féodal, incarné par un empereur, assis sur une immensité paysanne. Quand en novembre 1918, dans une brochure contre Kaustky, Lénine résume l’œuvre accomplie [38], il écrit :
« Les bolcheviks restèrent fidèles au marxisme : ils ne cherchèrent point... à « sauter  » par-dessus la révolution démocratique bourgeoise... La propriété privée du sol fut abolie en Russie dès le 26 octobre 1917, c’est-à-dire dès le premier jour de la Révolution socialiste prolétarienne. C’est ainsi que fut posé le fondement le plus parfait du point de vue du développement du capitalisme (ce que Kautsky ne saurait nier sans rompre avec Marx), en même temps que fut établi le régime le plus souple pour le passage au socialisme... Ce sont les bolcheviks, et les bolcheviks seuls qui, du fait même de la révolution prolétarienne, ont aidé la paysannerie à achever réellement la révolution démocratique bourgeoise. Et c’est ainsi seulement qu’ils ont fait le maximum pour faciliter et hâter la transition à la révolution socialiste.  »
La révolution socialiste accomplit la révolution bourgeoise. Seul un dialecticien peut formuler une telle aberration ! Conforme à la réalité cependant... L’achèvement de la révolution démocratique à la campagne peut mener au développement du capitalisme ou à celui du socialisme. Mais s’agit-il d’un « achèvement  » ? Car le capitalisme était loin d’être développé en Russie. Dans son dernier texte d’importance, « Mieux vaut moins mais mieux  » [39], Lénine constate encore :
« Nous ne sommes pas assez civilisés pour passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémisses politiques  ».
Et quelle est cette « civilisation  » qui peut être soit capitaliste, soit socialiste ? La réponse à cette question se trouve dans le premier chapitre du Manifeste : c’est la grande industrie. Non pas la révolution démocratique bourgeoise, mais la révolution économique bourgeoise.
Alors, à quoi bon chercher une industrie - et une agriculture industrialisée - « humaines  », écologiques, dans un pays qui n’a tout simplement pas d’industrie (digne de ce nom) !

Cette industrie, on le sait, sera bâtie durant la période « stalinienne  ». Elle le sera en gardant les mots communistes et en créant une réalité capitaliste, étatique.
A deux reprises Robert Linhart note aussi une filiation réelle, et pas seulement verbale, avec l’état d’urgence de la période de la guerre. Il le note à propos des paysans comme à propos des ouvriers. Dans une « lettre aux ouvriers de Pétrograd, en mai 1918, Lénine a « des accents proprement religieux  », dit Linhart :
« Il faut organiser une grande « croisade  » contre ceux qui spéculent sur le blé, contre les koulaks  » [les paysans riches] [40]. Linhart remarque :
« On verra à nouveau cette esquisse de « contre-religion  » au moment des grandes offensives de Staline... Si l’on veut repérer le système de contradictions dans lesquelles le pouvoir soviétique se trouvera enfermé jusqu’à l’issue brutale de la collectivisation de 1929, il faut en chercher la mise en place à ce moment précis – printemps 1918  » [41]. Un dirigeant brutal, pour des bouleversements aux méthodes brutales, alors que la situation n’était plus de guerre ouverte et brutale...
Autre filiation : à l’usine. Le taylorisme deviendra stakhanovisme, la révolution économique bourgeoise, construction du socialisme, via la théorie des forces productives. Linhart cite un Manifeste « ultra-tayloriste  » de cinéastes, publié en 1922 :
« Ce morceau brut et brûlant d’idéologie, dit-il, livre une conception du travail productif et de « l’homme nouveau  », telle qu’elle vient de jaillir des conditions mêmes de la naissance de l’Union soviétique – conception qui ressurgira avec force à l’époque du premier quinquennat... et qui produira aussi par la suite des monceaux de stéréotypes !  » [42].
Le plus grand stéréotype sera celui d’une URSS socialiste, voire communiste, ou « Etat ouvrier  ». En 1936, proclame l’Histoire du PCb (40), « l’économie nationale avait complètement changé... L’exploitation de l’homme par l’homme était supprimée pour toujours  ». Inutile d’ajouter que, dans ces conditions, la contradiction entre l’homme et la nature ne se posait même pas.

Conclusion

Poser la question « Lénine écolo ?  » nous a entraînés dans des détours dus à la distance qui sépare l’immensité de la transformation à réaliser, le communisme mondial, et les limites de la lutte alors présente, la prise du pouvoir par le prolétariat dans un seul pays, qui plus est « arriéré  ».
Lénine théoricien politique hérite de « l’immensité  » des vues de Marx et Engels sur les relations homme-nature. Lénine praticien politique est d’abord enserré dans les conditions « inhumaines  » et « contre nature  » d’une guerre qui est le prix à payer pour changer la société.
Le théoricien nous a amenés jusque chez Hegel, pour trouver la « logique  » dialectique capable d’asseoir une vision solide des rapports entre l’humanité et l’univers. Mais une théorie, pour le marxiste Lénine, n’est que le reflet de lois du réel dans le cerveau humain, et un guide pour l’action. Le praticien, lui, n’est que la figure de proue d’un épisode gigantesque de la lutte des classes universelle. Situées à cette charnière entre l’élaboration du programme de la classe travailleuse moderne, au XIXe siècle, et son enlisement politique dans une révolution économique bourgeoise qui restait à faire, en Russie comme en Chine, les initiatives, y compris écologistes, des Bolcheviks léninistes méritent la remarque de Marx au sujet de la Commune de 1871  : « Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple.  » Il reste que notre devoir est de les étudier et de les faire connaître. Sans oublier leurs conditions, aussi bien théoriques que politiques et militaires.

« Le bref épisode des années vingt  » [43]

Pour compléter en partie l’article ci-dessus sur Lénine, deux passages de John Bellamy Foster, dans « Marx écologiste  »  :

P. 24  :
Dans les années 1920, c’est en Union soviétique que la science écologique était la plus élaborée. Vernadsky avait introduit le concept de biosphère au sein d’un cadre d’analyse dialectique encore pertinent aujourd’hui. Vavilov utilisa la méthode dialectico-matérialiste pour établir un relevé cartographique des centres où l’agriculture était née et des « centres d’origine de la biodiversité  » à travers le monde. (…) Oparine développa la première explication matérialiste moderne vraiment influente de l’origine de la vie sur terre, à partir du concept de biosphère de Vernadsky (…). Mais ce courant précoce de pensée écologique marxiste – ou plutôt les traditions qui le sous-tendaient – a pour l’essentiel disparu. (…) Dans les années 1930, le stalinisme purgea littéralement le commandement et la communauté scientifique soviétique de ses éléments les plus écologiques – ce qui n’avait rien d’arbitraire, puisque c’est dans ces cercles que se trouvait une part de la résistance à l’accumulation primitive socialiste. 

P. 78  :
Le travail de Boukharine et de ceux qui lui étaient associés s’inscrivait dans le cadre de la première époque de l’Union soviétique. La tragédie de la relation de l’Union soviétique à l’environnement, qui a pour finir pris une forme qu’on a pu qualifier d’« écocide  », a tendanciellement éclipsé le dynamisme fantastique de l’écologie soviétique des années 1920, et le rôle que Lénine avait joué personnellement dans la défense des politiques de conservation. Dans ses écrits et ses déclarations, Lénine soulignait que le travail humain était tout à fait incapable de se substituer aux forces de la nature et qu’une « exploitation rationnelle  » de l’environnement, ou une gestion scientifique des ressources naturelles, était essentielle. En tant que principal dirigeant du nouvel Etat soviétique, il prônait la « préservation des monuments de la nature  », et nomma à la tête du Commissariat du peuple à l’éducation Anatoli Vassilievitch Lounatcharski, un écologiste convaincu, qui avait été chargé des questions de conservation pour toute la Russie soviétique. Lénine avait un respect immense pour V.I. Vernadsky, le fondateur de la géochimie (ou biogéochimie) et l’auteur de La Biosphère. C’est sur les conseils de Vernadsky et du minéralogiste E.A. Fersman que Lénine fonda en 1919, dans le Sud de l’Oural, la première réserve naturelle d’Union soviétique – et même la première réserve naturelle établie par un gouvernement à des fins exclusives d’étude scientifique de la nature.

Même constat dans la revue Cahiers d’histoire, n° 130, de janvier-mars 2016, dont le dossier porte sur l’écosocialisme, et traite de la révolution russe. Ainsi, Paul Ariès écrit, sur les nouveaux modes de vie, le front économique, l’urbanisme, la pédagogie, l’Etat, le puritanisme  :
« Les staliniens ont purgé notre mémoire collective au point de faire oublier ce que furent les expérimentations de la jeune Russie des soviets, à genoux économiquement mais debout politiquement. (…) Le plus étonnant, ce n’est pas la richesse des expérimentations, alors que tout était à terre et que la survie même de la révolution était en cause, mais le silence qui a suivi…  » (p. 43).
Mais la confusion politique de l’auteur [44] l’amène à ignorer les conditions politiques et militaires de la période léniniste, et à en survaloriser les réalisations. Ainsi, le développement du troc pendant la guerre civile est mis sur le compte de la gratuité communiste (p. 45). Reste que nous devons approfondir notre connaissance de cette période.

[1Lire « Marx écologiste » de John Bellamy Foster, Ed. Amsterdam, 2011, 144 p., 12 € ; et La Dialectique de la Nature, de Friedrich Engels.

[3Ce que sont les Amis du peuple et comment ils luttent contre les social-démocrates (1894), t. 1, p. 143-360.

[4Histoire du Parti Communiste bolchevik de l’URSS, p. 16.

[5Tome 3.

[6T. 2, p. 204.

[7Histoire du PCb, p. 19.

[8T. 1, p. 150, citation du Capital, Livre I, t. I.

[9Opinions marxistes sur la question agraire, t. 6, p. 353 ; cf t. 5, p. 117.

[10Par exemple t. 5, p. 154.

[11T. 5, p. 226.

[12T. 6, p. 354.

[13Histoire du PCb, p. 111.

[14Karl Marx, Les luttes de classes en France, E.S., p. 147.

[15La Dialectique de la Nature, E.S., Préface, p. 12.

[16T. 38, p. 64-65.

[17T. 21, p. 44, p. 49.

[18Tome 38.

[19T. 38, p. 170.

[20T. 38, p. 304.

[21T. 38, p. 296.

[22Dialectique de la Nature, p. 245.

[23T. 38, p. 193.

[24T. 38, p. 180.

[25T. 21, p. 66.

[26Manuscrits de 1844, p. 89.

[27Oeuvres Choisies, t. 1, p. 9.

[28Lettre à Engels du 19 août 1852.

[29Robert Linhart, « Lénine, les paysans, Taylor », Ed. du Seuil 1976, p. 17.

[30Linhart, p. 93.

[31Linhart, p. 137.

[32Lénine, t. 29, p. 415.

[33Linhart, p. 140.

[34Lénine, t. 29, p. 416 ; cité par Linhart, p. 146.

[35Oeuvres Choisies, t. 1, p. 9.

[36T. 27, p. 266-267.

[37Manuscrits de 1844, Flammarion 1996, p. 151.

[38T. 28, p. 324.

[39T. 33, p. 515.

[40T. 27, p. 418.

[41Linhart, p. 38.

[42Linhart, p. 132-133.

[43Expression d’Anatole Kopp dans « Changer la vie, changer la ville », 1968 ; cité dans les Cahiers d’histoire n° 130, p. 42.

[44Voir Paul Ariès, Le socialisme gourmand – Le Bien vivre : un nouveau projet politique, La Découverte, 2013.

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