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Mai 68 au Sénégal

Partisan Magazine N°11- Mai 2018

« Mai 68 au Sénégal » est le titre d’un livre paru en octobre 2017. « 1968 a été un bouleversement mondial », rappelle la postface (p217). C’est exact, et si notre ennemi principal est notre propre impérialisme, ses tentacules s’étendent sur plusieurs continents et nos alliés directs sont aussi outre-mer. Les « événements » les plus remarquables se sont produits à Dakar il y a un demi- siècle. Le fruit du travail de Omar Gueye, professeur à l’université Cheikh Anta Diop, est publié, politiquement, à point nommé (aux Editions Karthala).

En 1968 au Sénégal comme en France, une révolte étudiante a provoqué une grève générale des travailleurs. Mais celle-ci dura deux petites semaines, du 31 mai au 12 juin, tandis que le mouvement étudiant et lycéen s’est étendu sur quatre mois, du 27 mai au 26 septembre (p247).

UN PAYS NÉO-COLONISÉ

1968 voit la première grande confrontation ouverte entre bourgeoisie et prolétariat au Sénégal. Mais l’indépendance nationale est très récente et les contradictions avec l’ancienne métropole sont loin d’être résolues. Le terme de néo-colonialisme semble alors tout-à-fait pertinent. Songez que l’université, par exemple, est « restée largement française » (p109). Elle n’avait obtenu le statut de 18e université française, dépendant de Bordeaux, qu’en 1957. En 1968, la grande majorité des professeurs sont français, devenus simplement coopérants, le financement est assuré à 75% par la France (p109), quant au contenu, il n’est pas très éloigné du symbolique « nos ancêtres les Gaulois » (p263). Bref, le changement s’est fait dans la continuité. Et ceci « dans tous les secteurs (éducation, justice, armée, économie, etc.) » (p212).
C’est en 1958, dès son retour au pouvoir, que De Gaulle a organisé un référendum d’auto-détermination dans les colonies : pour ou contre une Communauté franco-africaine. « Le président Senghor et ses proches collaborateurs ne s’étaient pas clairement prononcé pour l’indépendance. Ce qui leur valut une opposition de la part des organisations et des partis politiquement souvent de gauche » (p69). La contradiction bourgeoisie-prolétariat se manifestait au sein de la contradiction métropole-colonie.

En 1962 encore, Mamadou Dia, progressiste habilement nommé président du Conseil par Senghor, propose une indépendance réelle, le « rejet révolutionnaire des anciennes structures », une « mutation totale qui substitue à la société coloniale et à l’économie de traite une société libre et une économie de développement », et il revendique une sortie planifiée de l’économie arachidière ». Cette déclaration heurte clairement les intérêts français et inquiète les puissants marabouts qui interviennent dans le marché de l’arachide (Wikipedia). Mamadou Dia est finalement arrêté pour tentative de coup d’Etat et emprisonné. Son ombre plane sur la révolte de 1968 à Dakar (p176), au même titre que celle de tous les dirigeants réellement progressistes et de toutes les luttes de libération nationale récentes ou en cours.

LES « 3 JOURS DE FEU » : 29, 30, 31 MAI

Brusquement, les contradictions internes deviennent principales.
27 mai : Grève totale à l’université suite à une série de manifestations protestant contre la diminution du niveau des bourses pour les étudiants. Ils sont suivis par les lycéens (p41).
28 mai : La police encercle l’université, les étudiants l’occupent.
29 mai : Vers 10 h, un escadron de gendarmerie reçoit l’ordre de vider l’université. 1 mort et 69 blessés selon les sources officielles, 4 morts et 292 blessés selon les tracts syndicaux. 1047 étudiants étrangers sont expulsés dans les jours suivants. 353 étudiants sénégalais sont internés dans un camp militaire (p47).
30 mai : L’UNTS, union nationale des travailleurs du Sénégal, décide le déclenchement d’une grève illimitée à compter de zéro heure (p56).
31 mai : La grève est totale à Dakar (p61). Vers 10h, les forces de sécurité concentrent leur effort sur la Bourse du Travail, « où le drapeau rouge était hissé ». 200 personnes environ y sont arrêtées, immédiatement déportées et internées loin de la capitale. 900 personnes au total sont disséminées dans des camps. Vous notez donc, au-delà des similitudes françaises - mouvement étudiant puis grève générale -, la nette différence dans le degré de violence. D’abord, le principal syndicat de travailleurs lance le mot d’ordre de grève générale illimitée, ce que n’a fait aucun syndicat en France. Ensuite, le président fait appel immédiatement à l’armée, qui « joua un rôle décisif à côté de la police et de la gendarmerie Elle reçut l’ordre de tirer » (p80). On comprend que la confrontation ait été brève. Même si la grève continue jusqu’aux accords du 12 juin, signés le 13, on est plus près du calendrier parisien de juin 1848 que de celui de juin 1968.

LES TRAVAILLEURS ?

Ce schéma étudiants-travailleurs, de plus réduit à la capitale, est très simpliste et réducteur. Mais surtout, il est traité d’une manière nettement déséquilibrée dans ce livre. L’auteur est lui-même professeur et ceci explique peut-être cela. Le sous-titre indique « Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical ». Après un long chapitre sur « la situation à l’université », on aborde le « monde syndical ». Il s’agit presque uniquement des organisations étudiantes. La référence à la classe ouvrière est même repoussée d’un revers de la main comme étant un « mythe ». « En effet, d’une part, les salariés représentaient une classe privilégiée par leur niveau de vie, malgré l’érosion des salaires depuis I958, d’autre part, les syndicalistes représentaient une élite incontestable aux frontières très poreuses avec la politique » (p168).
Sauf que les étudiants « constituaient eux-mêmes une véritable petite-bourgeoisie » (p205), « défendaient plutôt des privilèges de classe » (p204), « menaient ainsi leur révolution bourgeoise » (idid.). Mais ils ont pourtant droit aux trois-quarts de l’ouvrage. Et le tandem étudiants-travailleurs, comme la région du Cap-Vert (celle de Dakar), constituait manifestement le moteur d’un nouveau défi politique national.
La diversité du prolétariat, et celle des classes dans la société, sont souvent évoquées. Mais simplement évoquées. Dans la vieille ville, la Médina, et dans les quartiers populaires, c’est la révolte, l’insurrection. Sont ciblés le domicile du Directeur de la Sûreté, celui du ministre de l’Education nationale (p60), les commissariats (p61). Des barricades sont érigées (p61, 176). Et si des magasins sont pillés, ce sont « surtout ceux tenus par des Européens » (p62). On a ainsi quelques éléments sur « l’insurrection des jeunes des quartiers populaires », par contre rien sur « la grève générale des travailleurs » (p176), hormis celle des enseignants. L’appel lancé en fin d’Avant-propos (p24) est donc pertinent : « Nous souhaitons que d’autres études soient entreprises » !

QUI EST L’ENNEMI ?

C’est donc « Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical ». La cible, c’est le Président, avec « ses proches collaborateurs » (p29). Et tout le système politique qu’il incarne. Même la volonté d’une indépendance réelle vis-à-vis de la France impérialiste prend le détour d’un reproche de pilier du néo-colonialisme fait au Président C’est Senghor qui, conformément aux accords de coopération (p58), a demandé l’aide de l’armée française. Cette dernière sécurise des lieux stratégiques tels que l’aéroport un dépôt d’hydrocarbures, ce qui laisse les mains libres aux forces de « l’ordre » sénégalaises pour balancer, par exemple, des grenades lacrymogènes par hélicoptère sur les insurgés de la Médina (p64).
Et qui est des étudiants et du mouvement syndical, ou derrière eux, l’ennemi principal pour Senghor ? Dans son allocution solennelle du 30 mai à 20 heures, il dénonce « la conjonction d’une vieille tendance trotskiste et anarchiste, maintenant maoïste » (p57). « Dans tout le déroulement de la crise », affirme Omar Gueye, « le Président insistait sur certains points qu’il n’avait jamais cessé d’évoquer. Parmi ses arguments récurrents, l’aspect de contagion des incidents de France et le rôle des Chinois dans l’exploitation de la violence à Dakar étaient les plus importants » (p124).
On comprend que, pour un politicien qui avait adopté la notion de socialisme démocratique à Paris, avec la SFIO, dans sa jeunesse, celle de « bourgeoisie rouge », répandue par les maoïstes depuis le début de la Révolution Culturelle en 1966, était particulièrement insupportable, et symbolisait le véritable adversaire historique, le prolétariat.
Notons en passant que ce n’était pas le « mouvement syndical » en soi. De rouages du nouveau pouvoir qu’ils étaient avant les « événements », puis de traîtres ingrats qu’ils devinrent subitement entre le 29 et le 30 mai, les syndicats ont appris à devenir des partenaires sociaux, et le pouvoir a appris à les manœuvrer plus indirectement. Quant aux syndicats étudiants, qui étaient jusqu’alors interdits, il se sont attelés à jouer un rôle similaire.
Rappelons aussi que Dakar n’est pas la seule ville du Sénégal, et la région de Dakar tout le pays ! Ce dernier, comme la France du XIXe, est majoritairement rural et paysan. Le 31 mai, « comme lors des crises précédentes où il s’était senti menacé (en 1960 et en 1962), le président Senghor avait fait appel à des milices paysannes pour le défendre » (p81-82).

LE PRÉ-CARRÉ LOCAL

On peut être dominé et joué au sous-impérialisme local. Mai 68 sera la cause de bien des changements, y compris dans les relations du Sénégal avec ses voisins. 23 nationalités étaient représentées parmi les étudiants (p20). Les étudiants non sénégalais étaient même majoritaires à l’université. Celle-ci avait été conçue par Paris comme l’université de l’Afrique de l’Ouest. On a vu que les étudiants étrangers ont été renvoyés dans leurs pays. Or leurs gouvernements respectifs « avaient peur des répercussions de mai 68 dans leurs propres pays ». Le président de la Côte d’ivoire en particulier, Houphouët Boigny, « se méfiait de ces pestiférés venus de Dakar » (p142, 172).
De son côté, Senghor limitait ses ambitions sous-impérialistes à son arrière-pays, même largement dessiné ». Ainsi dans sa nouvelle vocation, il était prévu que l’université serait essentiellement destinée à la formation des étudiants sahéliens (c’est-à-dire du Sénégal, du Mali, du Niger, de la Haute-Volta, de la Guinée et de la Mauritanie), à l’exclusion du Togo et du Dahomey dont les ressortissants étaient invités à aller étudier à Abidjan » (p110). Une « exclusion » de 44% des effectifs de l’université, tout de même (p105). De quoi rétablir le niveau des bourses d’Etat aux non-exclus !

CONCLUSION

Si nous avons signalé les limites qu’avait, à nos yeux, ce livre, c’est pour nous mettre en garde contre un certain enthousiasme ! L’ouvrage est très documenté, bien référencé, et surtout d’un intérêt politique évident, pour nous indispensable.
On aimerait en savoir plus sur les textes de l’époque écrits par Mamadou Wane, dit Mao (p176). On peut regretter l’absence d’une carte situant, pour le lecteur étranger, les principales villes et les régions du pays. Et puis 24 euros, c’est pas donné. 60% de plus qu’un abonnement annuel à Partisan magazine ! Mais sans regret.

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