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Lire : "Municipales, banlieues naufragées" de Didier Daeninckx

Partisan Magazine N°15 - Juin 2020

Tracts Gallimard - 2020, 3,90€

Nous, on reste !

Didier Daeninckx vient de faire paraître un court essai (37 pages, Editions Gallimard Tracts) justifiant son déménagement d’Aubervilliers après 70 ans de vie dans le 9-3.
Daeninckx est un grand auteur, en particulier par son roman « Meurtres pour mémoire » qui a révélé à un très large public le massacre de la manifestation du FLN contre le couvre-feu, le 17 octobre 1961, des dizaines de morts jetés dans la Seine. Avec Jean-Luc Einaudi, il restera ainsi un grand témoin anticolonial. Malheureusement, à la différence de l’anniversaire de Charonne commémoré avec force événements tous les ans, le 17 octobre reste encore trop souvent relégué aux oubliettes de l’histoire.
C’est aussi un militant de la vieille école du PC, anticolonial, qui s’est donné comme « mission » de démasquer tous les imposteurs et révisionnistes qui ont surgi au sein de son ancien parti. Parfois avec justesse quand il dénonce le révisionnisme d’une partie de l’ultra-gauche qui flirte avec Faurisson (autour de la librairie La Vieille Taupe), ou quand une partie du PC d’Aubervilliers glisse également vers le même négationnisme (avec un pamphlet de 2009, « la Rumeur d’Aubervilliers »). Parfois avec excès – ce qui lui a valu le surnom de « petit procureur stalinien » [1] - quand il attaque Gilles Perrault sur son passé de parachutiste (bien connu et autocritiqué), ou le refus maladif d’admettre l’autocritique pourtant très complète de Serge Quadrupanni à propos des liens autour de La Vieille Taupe [2].
Au plan politique, Didier Daeninckx ne fait pas dans la subtilité et tire au bazooka, sans nuance ni aucune dialectique, il faut le savoir. Néanmoins, il convient de l’écouter et de faire le tri. Parce qu’il y a aussi des vérités dérangeantes.
Alors que dire de cet essai, qui fait un tabac dans le département et les choux gras de la presse la plus réactionnaire (Le Figaro, Le Point, Valeurs actuelles…) ?
Que l’image qu’il décrit de la Seine Saint-Denis est partiellement juste, mais évidemment unilatérale. La progression de la violence, des agressions et des trafics, la misère et la pauvreté, l’abandon d’une population, « le sentiment d’appartenance à la part maudite de la société, et la répulsion suscitée par le spectacle de l’installation à sa tête d’une nouvelle caste, celle des dirigeants » (p. 5) Tout cela est vrai et ça continue à se dégrader.
Mais Daeninckx ne semble pas connaître l’autre face du département – et de ses villes, Aubervilliers, Bagnolet, Saint-Denis et bien d’autres – sinon il aurait rencontré une CGT oppositionnelle, des « Femmes en lutte 93 », des Gilets jaunes, des grévistes de la RATP, des enseignant.e.s révolté.e.s, des lycéens, des associations comme l’Addeva (défense des victimes de l’amiante), des travailleurs sans-papiers comme à Aubervilliers justement (Le collectif Schaeffer), des écologistes comme à Aulnay etc.
Il évoque, très brièvement, l’association Place aux femmes, ou les cordons de parents aux abords des écoles, mais c’est pour mieux souligner que « la présence féminine » dans certains quartiers est « de fait censurée », et que les dealers et les drogués sont partout, jusqu’à l’intérieur des établissements scolaires.
Bref, Daeninckx ne voit que la part sombre de la réalité parce qu’il n’est pas sur le terrain de la lutte des classes et reste sur le terrain politicien de la lutte entre factions bourgeoises.
Que lorsqu’il décrit, de manière péniblement et inutilement anonyme (tout a déjà été révélé dans la presse) mais très vite reconnaissable, la situation à Aubervilliers (avec Jack Ralite, Pascal Beaudet, Jacques Salvator…), Saint-Denis (Madjid Messaoudene) ou Bagnolet (Hassen Allouache), il ne fait que rapporter la réalité, même si elle ne plaît pas aux notables du PC, du Parti de Gauche ou de la France Insoumise… C’est la partie la plus intéressante du petit livre. Les dérives communautaristes d’une partie de la gauche traditionnelle, le clientélisme, les pratiques semi-mafieuses et les accointances avec les petits voyous qui viennent ensuite réclamer leur dû (pas très différent à Bobigny ou à Drancy !!), les postes municipaux distribués par privilèges, c’est la réalité d’une gauche décomposée dans la cogestion du capitalisme en crise. Lorsqu’il décrit les alliances tacites avec les Frères Musulmans ou autres acolytes, on retrouve bien une vieille pratique de 30 ans dans toutes les banlieues pour garantir la paix sociale (après les émeutes de Vaulx en Velin et Sartrouville), et pour compenser la disparition de l’implantation militante dans les quartiers et les cités. Mais là, où il dérape gravement (son absence de nuance bien connue) c’est quand il accuse dans la foulée des « responsables censés représenter la gauche » de se « fourvoyer » en manifestant contre l’islamophobie.
Mais, au fond, ce n’est là qu’un indice de son attachement nostalgique à une vieille « gauche » qui a fait la preuve de son intégration au capitalisme. Et la preuve qu’il ne comprends pas les nouvelles formes prises par le racisme, les nouvelles couches du prolétariat, la nouvelle situation sociale et politique – qu’il est en dehors de la lutte des classes.
Daeninckx jette un pavé dans la mare, mais fuit. Comme ont fui avant lui tous les militants, laissant le champ libre à la situation d’aujourd’hui. Mais ce qu’il fuit, ce n’est pas ce qu’il imagine être la trahison de ses anciens amis qu’il dénonce haut et fort, c’est sa propre impuissance, face aux ravages et à la décadence du réformisme cogestionnaire…
Nous, nous restons.

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