Approfondir > Le CNR de 1945, modèle pour "le jour d’après" ?

Le CNR de 1945, modèle pour "le jour d’après" ?
Partisan Magazine N°16 - Janvier 2021
La pandémie du coronavirus a donné en France un coup de fouet à la mode du programme du CNR (Conseil National de la Résistance). Le gardien fidèle de cette nostalgie est le PCF, lui qui était majoritaire dans le pays lors de l’application (partielle) de ce programme, en 1944-47. Mais il n’est pas le seul. Même Macron, le 13 avril, a évoqué « les jours heureux », citant le titre du programme adopté le 15 mars 1944. De quoi casser un peu l’ambiance sur le sujet.
Alors, le retour au CNR d’il y a 75 ans peut-il être un modèle pour le « jour d’après » ? Au-delà de la plaisanterie, cela mérite de faire un peu d’histoire.
Une référence pour toute la gauche et au-delà
Le PCF bien sûr en tête donc, lui qui dominait la Résistance et avait cependant accepté de se mettre sous la direction politique de Jean Moulin, l’envoyé spécial de de Gaulle. On est à l’aboutissement des dérives entamées sous le Front Populaire en 1936, où les déviations patriotiques, de collaboration avec la bourgeoisie nationale dans l’intérêt supérieur de la France s’étaient développées. Nous renvoyons à la brochure « De l’opportunisme à la trahison », présentée dans un autre article.
Le parti socialiste se réclame légitimement du Conseil National de la Résistance. Il s’appelait encore SFIO à l’époque, Section Française de l’Internationale Ouvrière :
Les socialistes participent au gouvernement avec le Général de Gaulle jusqu’en janvier 1946 puis, selon la formule du tripartisme (SFIO, PCF, MRP), jusqu’en mai 1947. Les réformes de structure réalisées à la Libération et pendant le tripartisme ont été importantes et continuent de modeler le visage de la France moderne : vote des femmes, nationalisations, sécurité sociale, comités d’entreprise… (Parti socialiste – Notre histoire) [1].
Les Verts, qui n’ont jamais su s’ils étaient vraiment à gauche ou pas, ont un « présidentiable » très CNR. Yannick Jadot en effet « évoque régulièrement le CNR comme sa principale source d’inspiration pour l’ambition qui doit selon lui animer la classe politique face au défi de la crise économique à venir » [2].
La France Insoumise en est, bien sûr. Mais sans tomber dans « le piège de l’union nationale », Mélenchon rappelle quand même que « le CNR réunissait seulement ceux qui luttaient contre l’occupation » [3]. Le critère était donc bien celui… du nationalisme !
Et Macron, que vient-il faire dans cette galère ? Eh bien, avec son idéologie de banquier et sa formation de socialiste, il a bien une légitimité (pour servir le Capital et manipuler les travailleurs). Après tout, le CNR fut avant tout une alliance De Gaulle – PCF, sous la direction du grand général [4], non ?
Quel est le programme historique ?
Claude Bourdet, journaliste socialiste, membre du CNR et plus tard membre du PSU, relativise beaucoup la portée réelle de l’initiative historique : « En fait, le CNR fut une « machine de guerre » imaginée par Moulin et De Gaulle pour contrer Roosevelt qui voulait imposer le général Giraud à la tête de la France libre. (…) Par ailleurs, le mérite du CNR fut d’établir une charte de valeurs et de recommandations en vue d’une France à reconstruire. Elle ne fut malheureusement qu’une litanie de vœux pieux même si la Quatrième République y puisa un certain nombre de principes… » [5].
Nous sommes habitués en effet aux distances qui séparent les programmes et leurs réalisations, les promesses et les actes. Mais un programme est aussi un acte qui parle. Le premier paragraphe historique mérite qu’on s’y arrête, et mériterait qu’on n’aille pas plus loin :
« Afin d’établir le gouvernement provisoire de la République formé par le Général De Gaulle pour défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle ».
Nous savons lire. Derrière ces belles formules sont présents le maintien de l’exploitation des colonies, celle des travailleurs, le capitalisme et l’impérialisme. Or nous avons là tout le projet du CNR.
Les grandes réformes
Il y a aussi des bonnes choses, direz-vous. Le PS les résumait en quelques mots : « vote des femmes, nationalisations, sécurité sociale, comités d’entreprise ».
Les femmes ? Le programme promettait « l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi ». Le droit de vote n’est qu’un élément parmi d’autres de la loi, et l’égalité devant la loi n’est pas l’égalité réelle…
Les nationalisations ? Elles se font « en indemnisant les actionnaires, souvent grassement… Les capitaux ainsi libérés s’investissent dans des secteurs plus rentables » [6]. Loin d’être démantelées, les « féodalités financières » en sortent renforcées.
La Sécurité sociale ? « A l’époque, le système ne suscite pas l’enthousiasme. Il est bien moins favorable que celui acquis dans les transports et les mines dès avant la guerre. Dans la sidérurgie et le bâtiment, bien peu d’ouvriers atteignent l’âge de la retraite de 65 ans » [7].
Les comités d’entreprises ? Le programme annonçait « la participation des travailleurs à la direction de l’économie ». Ils se contenteront… des œuvres sociales.
Il manque, c’est significatif, un mot dans la liste du PS : les colonies. Le CNR prévoyait « une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ». La réalité sera claire, et sanglante, dès le 8 mai 1945, à Constantine et Selma. Puis à Madagascar et en Indochine.
Bref, les grandes réformes ne furent pas si grandes alors qu’on l’entend dire aujourd’hui.
Le fond du programme du CNR, c’est celui qu’on entend encore aujourd’hui : nationalisations, service public, meilleure partage des richesses, mais surtout pas de révolution. C’est le programme du capitalisme à visage humain.
A quoi servent les réformes et les promesses ?
A faire reprendre le boulot ! « Les capitalistes étaient inquiets de voir se répéter à la fin de la Seconde Guerre mondiale la vague révolutionnaire qui avait secoué l’Europe entre 1917 et 1923. (…) De Gaulle chercha donc à contrôler les résistants organisés par le PCF en constituant une structure d’unité nationale ».
Qui publie ces lignes ? Le NPA [8]. L’affirmation est juste. La bourgeoisie avait de quoi être inquiète. Elle était déconsidérée par sa massive collaboration. Les résistants avaient pour pôle dominant les communistes. En un mot, les travailleurs avaient le fusil à la main et le pouvoir capitaliste était ébranlé.
Non seulement « De Gaulle chercha à contrôler », mais il fut presque étonné par le zèle de Thorez et du PCF pour faire rendre les armes aux travailleurs (« une seule armée, une seule police ») et pour leur faire se retrousser les manches (« Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe »).
Le programme du CNR est un programme de collaboration de classe. Il a permis au PCF de passer de la résistance démocratique contre le nazisme, à la collaboration de classe avec le gaullisme. Le NPA et Lutte Ouvrière, contrairement aux partis de gauche, reconnaissent cette vérité. Mais ils restent emmerdés. Par quoi ? Par la défense des acquis de l’époque, qui furent tout de même de véritables avancées. Comment donc concilier un discours révolutionnaire et une pratique vulgairement syndicaliste ?
Les trotskistes
Tous les programmes trotskistes sont des « programmes de transition », qui font passer du syndical au politique… sans transition.
Le NPA écrit : « Il est vrai que… nationalisations, sécurité sociale… sont des mesures contradictoires avec la politique libérale actuelle… Mais cela ne doit pas nous transformer en inconditionnels du CNR » [9]. Défendre, sans être inconditionnel : comment on fait ?
LO est plus catégorique : « Le programme du CNR : tromperies d’hier et tromperies d’aujourd’hui » [10]]. Mais pas une allusion à la défense, nécessaire aujourd’hui, des acquis sociaux de la Libération.
Pour comprendre le lien et la contradiction entre réforme et révolution, il faut se reporter à la plate-forme politique de VP [11] :
« Une réforme ou une revendication arrachée au capital, c’est à la fois une victoire, un rapport de forces établi face aux exploiteurs, mais aussi, pour ces derniers, un moyen d’acheter la paix sociale, de calmer le jeu, de contenir la tendance à la révolution. Jamais la bourgeoisie ne lâche autant de réformes qu’en période d’effervescence sociale, lorsque la question du pouvoir risque d’être posée. C’est ce qui s’est passé à la Libération en 1945, ou en mai 68. »
Impossible aujourd’hui
Reste une question, toujours accolée à l’évocation du CNR :
« S’il a été possible de mettre en place la Sécu dans un pays dévasté par la guerre, on peut faire bien plus aujourd’hui » (NPA, note 8). « Il peut sembler paradoxal que ce qui a été possible il y a 50 ans ne le soit plus aujourd’hui, alors que la productivité du travail a été multipliée par 5 depuis » (VP, note 6).
La réponse est contenue dans la question, il suffit de la retourner. « La hausse de la productivité signifie que la production capitaliste exige plus de capitaux et en même temps moins de travail réellement créateur de plus-value. D’où une baisse du taux de profit » (VP note 6). D’où une baisse également du niveau de vie des travailleurs, en particulier du niveau du salaire indirect (retraites, sécu ; chômage, usure au travail).
Les dévastations de la guerre exigeaient une reconstruction, une mobilisation des travailleurs (au service de la bourgeoisie).
Une autre société, celle du « jour d’après », c’est d’abord une question de pouvoir, une question politique et militaire. Pourquoi un nouveau CNR réformiste n’est pas possible aujourd’hui ? Parce qu’il n’y a pas eu de guerre mondiale avec plusieurs dizaines de millions de morts. Parce que les travailleurs ne sont pas massivement mobilisés, un fusil à la main. Parce que, même si c’était le cas, les « communistes » même « révolutionnaires » comme prétendent l’être les trotskistes, sont toujours empêtrés dans leurs contradictions petites-bourgeoises, ne sachant ni trancher de manière impitoyable en faveur d’une politique prolétarienne, ni rassembler de manière large – encore que des générations successives de ces militants se retrouvent au final dans les organisations réformistes (la FI, le PS etc.).
Pourtant l’aspiration au changement est là, massive, mondiale. Même les illusions, en France, sur le programme du CNR en sont une preuve !
[3] idem
[4] Le PRCF, Pôle de Renaissance Communiste en France, recommande, dans Initiative Communiste du 29 janvier 2019, un article intitulé « Gaullo-communisme ou nouveau CNR ? » : « Bien avant que n’émargeât le CNR, c’est avec la pleine approbation de l’Internationale Communiste que Jacques Duclos avait proposé l’alliance des deux drapeaux, rouge et tricolore, lors du meeting fondateur du Front populaire, le 14 juillet 1935. »
[6] « Faut-il revenir au programme du CNR ? », journal Partisan, 16 janvier 2011. http://ocml-vp.org/article337.html
[7] idem
[9] idem
[10] https://journal.lutte-ouvriere.org/2020/04/28/le-programme-du-cnr-tromperies-dhier-et-daujourdhui_146418.html
[11] Cahier 3, page 7, disponible en ligne http://ocml-vp.org/article30.html.