Approfondir > Livre "Les fossoyeurs"

Livre "Les fossoyeurs"

Partisan Magazine N°19 - Mai 2022

Livre de Victor Castanet - Fayard 2022 - 22,90€

Ce livre est cher, empruntez-le ! Mais il est simple et vivant, vous pouvez le lire…

Si vous avez vu le reportage de Cash Investigation, avec Elise Lucet, sur le groupe Korian, certaines méthodes de truands des capitalistes des EHPAD ne vous étonneront pas. Mais le livre de Victor Castanet est l’histoire d’une enquête très complète sur le groupe Orpéa, le n° 1 des groupes privés. Korian, le n° 2, ne s’est mis à imiter ses méthodes qu’en 2014.

Le secteur privé ne représente que 22% des EHPAD, le secteur associatif 29%, et le secteur public 49%. Cette position minoritaire du privé n’est pas forcément rassurante car, on le sait, la « bonne gestion » de l’industrie, le juste-à-temps, le stock zéro, les contrats précaires et autre « lean production », passent lentement et sûrement du privé au public. Pourquoi le « parcage des vieux » (l’expression est du PDG d’Orpéa – page 115) y échapperait ?

Le résultat est proprement scandaleux, et ce livre a fait scandale. Il décrit, de la base au sommet, un système criminel. D’un côté, « une dame de 98 ans qui pleure régulièrement parce qu’elle n’a pas ses trois ou quatre couches par jour (…). Il faut savoir qu’elle paie entre 3700 et 4000 euros par mois » (p. 134). De l’autre, un siège social qui a limité à 41 centimes par jour et par personne la dépense des protections hygiéniques pour incontinence (p. 168).

Le seul impératif est un taux de croissance très confortable pour les actionnaires, accessoirement un séminaire annuel de luxe pour les directeurs à l’autre bout du monde, dans des lieux touristiques de prestige. Pendant ce temps, des résidents sont carrément dénutris, parce que les dépenses de nourriture sont limitées au centime près, et que le manque de personnel fait qu’une seule aide-soignante doit aider plus de 20 personnes à manger. Mission impossible. Ce manque de personnel ne cause pas seulement des souffrances, mais de temps à autre des morts…

La plus grande partie de l’enquête a lieu à Neuilly-sur-Seine, dans un établissement où les tarifs montent jusqu’à 10 000 euros par mois, et c’est significatif. L’exploitation, la souffrance, la misère, la mort même, dans des banlieues populaires, n’auraient pas fait scandale. Mais quand la bourgeoisie elle-même est atteinte, le problème devient insupportable ! On sillonne ensuite toute la France, sans toutefois aller au-delà, alors que le groupe est largement international.

Par contre, des éclairages divers sont projetés, à l’aide d’exemples concrets, sur le rôle de l’Etat, la complicité entre capitalistes et hauts fonctionnaires, l’absence de volonté et l’absence de moyens de contrôle, le pantouflage des élus, l’argent de la Sécu détourné, les fausses déclarations, les embauches insuffisantes et précaires, la politique syndicale, la manière de licencier, les directeurs d’établissements réduits au rôle d’exécutants… Pour le directeur général d’exploitation, le principe global consiste à « rouler sur la ligne jaune » (p. 145), c’est-à-dire dans l’illégalité, mais de telle sorte que « lorsqu’on apercevait les flics au bout de la route, on pouvait donner un petit coup de volant pour se remettre bien ».

Est-ce que ce n’est pas ce principe qui va s’appliquer à la suite de ce bouquin ? « Un petit coup de volant », quelques petits correctifs, des efforts de présentation pour pouvoir continuer à exercer une exploitation, à assurer une croissance, et revenir chevaucher la ligne jaune dès que possible.

Il faut voir dans Orpéa un exemple de réussite capitaliste, et une image de l’ensemble de notre société. Ceci, dans un secteur en expansion, celui de « l’or gris » (de la couleur des cheveux) du « papy-boom » qui fait suite au « baby-boom » de l’après-guerre.

Cette réalité nous interroge aussi sur notre programme communiste concernant les « vieux ». D’abord, le « parcage » dans des maisons dédiées, est-ce que ce n’est pas une des tares de notre société ? Au départ, déjà, est-il normal de nous faire bosser comme des machines pendant 42 ans, puis de nous traiter en parasites et privilégiés parce qu’on ne travaille plus ? Dans la Chine des années révolutionnaires, les anciens se rendaient utiles dans leur quartier en fonction de leurs forces ; ils faisaient le tour des écoles primaires pour raconter la vie et le travail sous l’ancien régime… Combien de retraités dans les associations en France aujourd’hui ? Et combien d’associations font le travail que l’Etat ne fait pas ?

Ensuite, remarquons la nuance entre EHPAD et maisons de retraite. Dans l’appellation « Etablissements d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes », le dernier mot fait la différence. Ce sont des institutions médicalisées. Une sorte de branche hospitalière, et il faudrait les reconnaitre comme telles. Il faudrait aussi élargir le refus du « parcage ». Dans certains cas, un malade, un fou, un délinquant doivent être strictement isolés, mais dans l’ensemble c’est une facilité discriminatoire, et contre-productive.

Notons aussi ce constat du journaliste Castanet à Neuilly : « Un mouvement coordonné se met en place ; ce sont les femmes qui vont en prendre l’initiative » (p. 81). Les filles de résidents, le plus souvent. Les femmes sont majoritaires parmi les résidents eux-mêmes, comme parmi le personnel soignant, et le personnel de nettoyage, jamais cité.

Enfin, un mot n’apparait jamais, qui pourtant résume tout, c’est : le capitalisme. « Ce n’est pas le besoin qui détermine fondamentalement la décision, c’est une équation budgétaire » (p. 100). « Personne ne peut dire ce qu’est un soin de qualité, donc on s’en fout » (p. 124).

C’est quoi l’horreur capitaliste ? Lisez Les Fossoyeurs !

Soutenir par un don