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Travailler moins : produire pour qui ?
Pour le Parti N°49 - Juin 1982
Notre presse a déjà souvent commenté cette idée : travailler moins, c’est travailler tous. Le capital entretient avec la sueur ouvrière un nombre colossal de fonctionnaires chargés de contrôler et d’organiser la production, comme aussi la vie sociale. Il les secrète à profusion parce qu’il ne peut faire autrement que d’arracher aux travailleurs la gestion de leur propre vie, parce qu’il doit contrôler et se soumettre tous les domaines de cette vie. Regardons : parce que le capitalisme doit river l’ouvrier à la machine, il lui faut multiplier l’encadrement, petits et grands chefs qui tentent de lui rendre, à leur manière, le « goût » du travail Parce qu’il doit le loger au moindre coût dans les cités banlieusardes et parce qu’il développe le chômage et la misère, il lui faut aussi multiplier les forces de répression pour mater les révoltes que cette situation engendre. Forces auxquelles il ajoute celles d’un minimum d’assistance médicale, « d’aide sociale », éducateurs, animateurs, etc. pour réparer quelques-unes des plaies qu’il ouvre.
Le capitalisme engendre la misère et les assistantes sociales. La détresse et les curés. Le désordre et les flics. Les HLM et les gardiens de prison. Le chômage et les fonctionnaires du chômage siégeant à l’ANPE et aux ASSEDIC. Le dégoût du travail et les organisations du travail forcé.
Alors réduire le temps de travail ? Comment ? Un exemple : on peut produire autant de richesses et travailler moins en réintégrant dans la production les 2 000 000 de chômeurs... et tous les fonctionnaires du chômage devenus alors désœuvrés. Alors le travail est pour tous moins fatigant, et c’est aussi meilleure santé. Moins de maladies. Médecine gratuite : ça libérera pour un autre travail les fonctionnaires de la Sécurité Sociale. On pourrait multiplier les exemples, mais un article n’y suffirait pas.
Aussi abordons ici un aspect particulier seulement des problèmes de la diminution du temps de travail que nous n’avons pas encore examiné : elle dépend aussi de la question que produit-on, pour qui produit-on ?
Nous avons dit : travailler moins c’est possible si tous travaillent à des tâches socialement utiles. Mais qu’est-ce qui est socialement utile ? On ne peut avoir là- dessus qu’un point de vue de classe. La bourgeoisie estimera que produire de la publicité, de l’enseignement religieux, de la répression, du veau aux hormones, des voitures CX, 504 ou R20, des Concorde, des hôtels 5 étoiles, des autoroutes à 14 voies et des manteaux de vison sont des tâches tout-à-fait utiles.
Est-ce que ça ne « fournit » pas du travail à des millions d’individus ? Et s’ils travaillaient à autre chose ? Une étude universitaire (« Qui travaille pour qui ? » Editions Maspero, 1979) calculait il y a quelques années qu’environ 3 000 000 de personnes travaillent pour satisfaire les besoins de l’ensemble des cadres supérieurs (soit à peu près 14% de la main d’œuvre pour 5% des ménages). Tandis que 2 350 000 assurent de quoi faire vivre les OS (11% de la main d’œuvre pour 16% des ménages). Ou encore - et pour tenir compte du nombre de bouches à nourrir dans chaque ménage - l’étude établit que chaque membre d’une famille d’industriel dispose chacun à leur service du travail annuel de 1,75 personnes (absorbe par an 21 mois du travail d’une personne). Chaque membre d’une famille d’OS dispose lui annuellement de 4 mois d’un travailleur à temps plein.
On voit que messieurs les bourgeois sont bien servis. On s’en doutait un peu à vrai dire ! Ils reçoivent beaucoup, et tout ce qu’ils reçoivent c’est, finalement, du temps de travail. Diminuer leur part c’est soit augmenter celle des autres, soit aussi diminuer le temps de travail des autres. « Si » chaque individu ne recevait que ce que reçoit un ouvrier qualifié aujourd’hui, ce serait le travail annuel de quelques 2 000 000 de personnes qui pourrait être « économisé » et aller partager le travail nécessaire restant à faire. Soit quelques 4 heures de moins pour chaque tra¬vailleur par semaine (en plus des autres économies de temps évoquées au début). Ceci toujours sans rien enlever au niveau de vie de la masse.
Certains vont s’écrier : c’est beaucoup trop simpliste. Paveigne n’a pas pensé à tous les problèmes que ça soulève. Bien sûr que ce n’est pas si simple. D’abord il y faut le pouvoir politique du prolétariat. Ensuite il est vrai qu’on ne pourra pas supprimer le rôle des cadres du jour au lendemain, puisqu’il faudra du temps pour que les ouvriers se transforment aussi eux- mêmes afin de conquérir pour tous l’exercice des tâches intellectuelles dont ils ont été dépossédés. Mais si l’existence des « spécialistes de la connaissance » doit être maintenue, cela veut dire que seront aussi maintenues certaines de leurs consommations actuelles qui sont nécessaires à leur reproduction : par exemple en matière de formation et d’enseignement, ou de conditions de vie et de travail. Faute de quoi la société n’obtiendrait pas d’eux les tâches demandées.
Les prudents argumenteront aussi qu’on ne pourra pas transférer sans problème des millions d’individus d’une branche à une autre, d’une région à l’autre. Des bureaucrates ne sont pas forcément aptes au travail à l’usine. Ils résisteront, etc. etc.
Oui, il faudra du temps. La question n’est pas que ce n’est pas possible. Mais que ce n’est possible que si le prolétariat met en place un type de pouvoir qui lui donne le temps d’accomplir ces transformations. Du temps : pas seulement pour répartir mieux, plus égalitairement, les richesses. Mais bien plus encore pour pouvoir décider quoi produire et comment le produire. Ce qui est tout autre chose que de mieux répartir. Allons-nous répartir des yachts, des maisons secondaires, des Concorde etc. ?
La bourgeoisie nous présente tous les produits qui existent comme répondant aux « besoins » de tous, supposés identiques et immuables. Comme désirés par tous. Comme accessibles, tôt ou tard, à tous. Voyez par exemple disent-ils la voiture : tout le monde en veut, et tout le monde en a. Ce qui était au début un bien de luxe, réservé à quelques-uns devient objet pour tous. De même pour le frigidaire, la télé couleur, la salle de bain, etc. Les masses finissent toujours par accéder aux mêmes biens que les bourgeois : ceux-ci ne font que les précéder sur le chemin de la consommation. Le capitalisme finit par produire ce que tout le monde demande : des biens utiles pour tous. Voilà la « théorie des besoins » de la bourgeoisie.
Et dans les faits que se passe-t-il ? Reprenons l’exemple de l’automobile. Sa production est organisée en fonction des besoins de la bourgeoisie. Il y a quelques 20 modèles de CX contre trois de 2CV, 5 de 104 Peugeot contre plus de 20 de 504 et 604. Les petites voitures sont conçues comme des dérivés des grosses : la différence de prix c’est essentiellement toutes sortes d’accessoires en moins. Plus d’une transaction sur deux concerne les voitures d’occasion. Et les acheteurs d’occasions sont en très grande majorité de petits salariés. Les acheteurs de voitures neuves sont eux, en général, la bourgeoisie. Ils revendent l’ancienne pour financer la nouvelle. Ainsi les couches populaires aident la bourgeoisie à absorber la production de voitures conçues par elle. Voilà ce que signifie le « tous ont une voiture » : des millions d’heures de travail pour la bourgeoisie.
Une voiture conçue pour les besoins populaires ne partirait pas de ce goût du luxe, du paraître, de s’afficher, d’écraser le voisin qu’a la bourgeoisie. Elle aurait des qualités comme : bon marché et simple, robuste et spacieuse, économique et facile à réparer soi-même.
Et encore, en réfléchissant plus loin, il faudrait se demander : avons-nous besoin de tant de voitures individuelles, dont la plupart restent inutilisées à un moment donné ? N’y a-t-il pas des modes d’utilisation plus collectifs et moins coûteux de la voiture ? De même qu’il peut y avoir des laveries automatiques collectives dans les immeubles, comme des salles de télé ou de jeux pour les enfants. Et pourquoi tant de maisons secondaires, vides onze mois par an ? Et pour qui le Concorde ou le futur port de plaisance de Paris de 200 places ?
Voilà beaucoup de remises en cause possibles, d’économies de temps possibles, et donc de temps disponible pour changer la vie, pour produire une autre vie, pour répondre à d’autres besoins.
Produire suivant les besoins. Mais quels besoins ? D’abord les besoins ne sont pas les mêmes suivant les époques. Aujourd’hui être éclairé à l’électricité est un minimum, tandis qu’il y a deux siècles c’était du luxe d’avoir une chandelle. S’ils ne sont pas immuables, les besoins ne sont pas non plus, bien souvent, « nécessaires ».
Le manger, le vêtir, le loyer, etc. apparaissent, certes, comme nécessaires. Mais comment le capitalisme produit la satisfaction de ces besoins ? En affamant des peuples tandis qu’il jette à la décharge chaque été des tonnes de tomates, pêches, etc... En produisant du veau aux hormones et de l’huile mortelle. Le besoin du pavillon ne naît pas d’un goût inné de l’homme pour ce type de logement, mais de l’individualisme et de la concurrence comme mode de vie dominant, du besoin de calme, de tranquillité et d’espace que ne donnent pas les « ZUP » à l’ouvrier, de la famille étroite (« nucléaire ») conçue comme base de la société capitaliste et comme refuge contre ses agressions violentes. Quand le travail est à une heure du logement, quand il faut dormir le jour parce qu’on travaille la nuit, quand le travail vous abrutit, alors on rêve d’évasion et de voiture, de pavillon calme et de se planter devant un quelconque feuilleton télévisé. On en a « besoin », parce que le mode de vie capitaliste engendre ces besoins.
Le capitalisme ne répond pas tant « aux » besoins qu’à ses besoins. « Le criminel ne produit pas seulement des crimes, mais encore le droit criminel, le professeur qui fait des cours sur le droit criminel et jusqu’au manuel inévitable où ce professeur condense son enseignement en vue de la vente... (il) produit en outre toute l’organisation de la police, de la justice criminelle, les agents, les juges, les bourreaux, les jurés, etc. ; et les diverses professions qui constituent autant de catégories de la division sociale du travails développent les diverses facultés de l’esprit humain, créent de nouveaux besoins et de nouvelles manières d’y satisfaire... il produit de l’art, de la littérature des romans... Nous pourrions montrer en détail les influences du criminel sur le développement des forces productives. L’industrie des services connaîtrait-elle son actuelle prospérité s’il n’y avait pas de voleurs ? Par des attaques sans cesse renouvelées contre la propriété le crime provoque de nouvelles mesures de défense et a la même influence productive que les grèves qui font inventer les machines. Et si l’on quitte la sphère du crime privé, aurions-nous un marché mondial s’il n’y avait pas eu de crimes nationaux ? ». Ce passage ironique de Marx réfute la théorie bourgeoise des besoins : ils ne sont que relatifs à une organisation sociale donnée.
L’étude citée (« Qui travaille pour qui ? ») rend compte d’une enquête qui établit que, si ses ressources s’accroissent, l’ouvrier augmente d’abord ses dépenses de santé et d’intérieur, le cadre, ses dépenses culturelles. Ce n’est pas simplement parce que l’un devrait encore satisfaire une part de « nécessaire » tandis que l’autre déjà satisfait sur ce plan, pourrait accéder au « superflu ». Mais bien plus parce que la place de l’ouvrier dans les rapports de production, comme dans la société (et ses origines sociales), détermine ses besoins. De même pour le cadre. Formé aux travaux intellectuels, valorisé par une certaine forme de culture et de mode de vie, relativement frais et dispos après son travail, à l’aise financièrement, il n’aura pas le même type de consommation que l’ouvrier. Chaque comportement exprime pour une part la place occupée par l’individu dans les rapports de production.
Puisque c’est de cette place que dépendent les besoins, ceux-ci évolueront en fonction de celle-là. Finalement décider quoi produire, ça dépend aussi de comment on le produit. Aller vers la suppression de la condition ouvrière et des couches spécialisées des « puissances intellectuelles de la production » ce qui est un but essentiel de la révolution prolétarienne, c’est modifier les besoins des uns et des autres. Si cela passe par l’augmentation du temps libre, c’est-à-dire par celle du temps de travail non contraint, cela ne s’y réduit pas. Supprimer nombre de travaux correspondants aux besoins de la bourgeoisie et de l’organisation sociale bourgeoise, permettra aussi de modifier la façon de travailler et de vivre.
Au fond, le besoin le plus profond du prolétariat c’est de travailler autrement, vivre autrement. Le travail est bien « le premier besoin vital ». Au lieu de passer l’essentiel de son temps à un « travail forcé qui n’est pas satisfaction d’un besoin mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail » de perdre sa vie à la gagner le prolétaire satisfera par la révolution son besoin à un travail libre, émancipé, créateur, enrichissant. Produire suivant ses besoins, c’est produire sa vie.
C. PAVEIGNE
