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Deux siècles d’indépendance en Amérique latine (1810-2010) : pour les exploités, tout reste à faire !

Partisan N°242 - Novembre 2010

Supplément au journal n° 142.

La conquête de l’indépendance des pays de l’Amérique hispanophone n’a mis fin ni à la domination des impérialismes, ni à l’exploitation des peuples latino-américains. Durant les guerres de libération (1810-1830), ce sont les bourgeoisies « créoles » qui ont un rôle dirigeant : espagnols nés dans la colonie, ils possèdent le plus gros des moyens directs de production et d’échange, en particulier la terre. Ces classes dirigeantes en formation se révoltent alors contre les prélèvements imposés par la métropole, mais ont une peur encore plus grande que les exploités (esclaves africains, indigènes mis en servage, paysans pauvres, ...) considérés comme des barbares, n’entrent eux aussi dans la lutte pour une véritable libération [1]. Au Brésil portugais, il y a en 1800 un million d’esclaves parmi deux millions et demi d’habitants. Pour conserver leur pouvoir malgré cette pression sociale, les propriétaires ne modifient que le sommet du pouvoir : un empire brésilien indépendant, dirigé par le prince héritier du Portugal.
Les États néo-coloniaux se font ensuite les relais, dans chaque pays, du nouveau partage impérialiste du monde : fournir des matières premières aux centres capitalistes, pour alimenter leur croissance industrielle. Au Mexique et en Argentine, les derniers groupes indigènes sont exterminés pour étendre les cultures d’exportation. Dans les pays andins, les restes de la propriété collective sont démantelés par les propriétaires fonciers. Avec une même mentalité : « civilisation contre barbarie ». Pour les exploités, la libération est encore à conquérir !

Nous avons posé quelques questions à un camarade colombien, réfugié politique en France, sur son expérience dans la lutte de classes des travailleurs de son pays. Car cette histoire, c’est aussi la notre : la résistance et le combat pour la révolution. « La violence capitaliste et impérialiste a accouché de ceci, qu’il y a un seul monde » [2]. Un seul monde aussi pour les exploités : notre lutte est internationale !
Que penses-tu des élections qui ont eu lieu le 20 juin, après huit ans au pouvoir d’Álvaro Uribe Vélez ?
Les deux candidats qui se présentent sont en réalité les deux faces d’une même pièce : ils soutiennent l’implantation des bases militaires des États-Unis en Colombie, les positions des grandes multinationales et de la bourgeoisie. Depuis qu’il est indépendant, notre pays n’a presque connu que des régimes de démocratie bourgeoise, mais le pouvoir est détenu par les représentants de l’oligarchie. Pour se maintenir, celle-ci met en scène un pluralisme apparent pour justifier ce régime.
C’est pourquoi les médias ont construit une opposition entre les deux candidats. Le premier, Manuel Santos, est le dauphin de l’ex-président Álvaro Uribe, ancien ministre de la défense et dirigeant de la droite extrême liée aux réseaux paramilitaires. Le second, Antanas Mockus, est un universitaire qui se présente pour le parti vert. Mais son programme se limite seulement à changer la couleur du modèle capitaliste néolibéral. C’est le jeu médiatique qui le présente comme une alternative au gouvernement actuel.
Le Président élu, Santos, va donc continuer la politique impérialiste de « confiance aux investisseurs » et de « sécurité démocratique », c’est-à-dire le terrorisme d’État. Tu peux nous parler de la nature sociale de la guérilla des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) ? Comment est-elle vue par les Colombiens : des révolutionnaires ou des bandits ?
De mon point de vue, il faut revenir à l’origine de classe et à l’histoire de la guérilla pour répondre à cette question. La guérilla précède la création des FARC elles-mêmes : ce sont des petits groupes de paysans qui prennent les armes pour conserver leur terre et pour se défendre des grands propriétaires fonciers. Leur mouvement naît donc à la campagne, isolé. Il faut remonter aux années 1940, dans la période que nous appelons en Colombie « la Violence ».
La grande offensive de l’armée en 1964 précipite la coordination des groupes d’auto-défense, avec la création des FARC. La guérilla reçoit le soutien du Parti communiste (PC) pro-soviétique, et des secteurs qu’il influence : étudiants, petite-bourgeoisie intellectuelle, syndicalistes, techniciens, ... En même temps, d’autres mouvements apparaissent à l’extrême-gauche et influencent les mouvements de masse dans le pays : l’Armée de libération nationale (ELN) avec des militants de la théologie de la libération (Camilo Torres, Manuel Pérez), l’Armée populaire de libération (EPL) liée aux militants maoïstes, ...

Ces organisations gagnent du soutien dans les villes, chez les ouvriers ?

Bien sûr ! Dans les années 80, il y a environ 3 000 à 3 500 combattants des FARC, répartis sur 10 fronts. Leur base est paysanne, mais les différents mouvements combattants peuvent diriger des luttes dans les quartiers, dans les sections syndicales et dans les luttes de la classe ouvrière. Dans les quartiers populaires sont mises sur pied des milices. Il y a même une grande ville pétrolière, Barrancabermeja, libérée de l’État pendant plusieurs années, où se crée le « pouvoir populaire » dans la justice, l’éducation, la santé... Les femmes y jouent un rôle moteur. La fraction progressiste de l’Église catholique soutient cette libération révolutionnaire, participe aux assemblées populaires. Il faut voir que dans ces années, les luttes se développent partout : les paysans occupent les terres, dans les villes des administrations sont prises, la police est désarmée, on prend des terrains pour construire des logements. On s’est dit : la révolution est à portée de main !
Les guérillas signent en 1983 un accord de paix avec le Gouvernement, sauf l’ELN. Le mouvement « Union patriotique », en référence à la révolution chilienne, est lancé entre les FARC et le PC. Son candidat aux élections présidentielles est assassiné, ce qui déclenche plusieurs jours de révolte de masse dans la capitale, Bogotá.
Même si, de notre point de vue, il était impossible de faire la révolution avec le parti communiste officiel. En réalité, nous vivons alors un tournant, un échec de notre combat. Dans les années 90, beaucoup d’entre nous avons dû nous replier dans d’autres formes de militantisme.

Tu peux nous expliquer pourquoi ? Y a-t-il eu des erreurs de la part des révolutionnaires ?

Difficile à dire... Je pense qu’il y a eu des erreurs politiques et un échec militaire. Les directions des guérillas se trouvaient toujours dans les bases arrières, la jungle et les montagnes. Elles ont manqué de confiance dans les initiatives des masses, en adoptant un style autoritaire de direction. Et puis il y a eu un échec militaire, nous avons subi une énorme offensive réactionnaire de la bourgeoisie. L’armée légale ne suffisant plus, elle a mis sur pieds des groupes paramilitaires qui ont appliqué une stratégie d’élimination des cadres révolutionnaires et des soutiens dans les couches populaires. Qui était réputé sympathisant était éliminé. Aujourd’hui, les prisonniers politiques sont considérés comme des terroristes, ils sont par milliers.

Quels intérêts ces paramilitaires défendaient-ils ?
A ce contexte où les luttes du peuple sont de plus en plus importantes, il faut ajouter un deuxième élément : le contrôle du trafic de drogue. Depuis les années 70, la Colombie est devenue un point de transformation et de commerce vers les États-Unis, ce qui permet à une nouvelle bourgeoisie, une « lumpenbourgeoisie », de s’enrichir rapidement. Ces mafias pénètrent l’appareil d’État par la corruption ou grâce à l’alliance avec des personnalités politiques, comme avec Álvaro Uribe déjà dans la ville de Medellín. Les mafias, les grands propriétaires et la bourgeoisie se retrouvent ainsi
dans la création de cette armée clandestine, pour protéger leurs biens. D’un autre côté, les trafiquants se créent des clientèles au sein des classes populaires grâce à l’argent de la drogue. Les paramilitaires sont entraînés et soutenus dans l’objectif d’exterminer les guérillas, de les couper de leur base sociale. Ils pratiquent les exécutions collectives, les disparitions de militants identifiés. Mais les FARC ont elles aussi contribué à ce problème de la drogue, c’est leur erreur majeure. Pour un paysan, c’est très facile de cultiver la feuille de coca : elle pousse comme une mauvaise herbe ! C’est aussi beaucoup plus rentable que de produire des patates, du manioc, etc. Là où elles étaient présentes, les FARC ont cherché à se financer par ce commerce : en échange d’une protection aux paysans, elles prélevaient sur les trafiquants une taxe sur la coca. Pour les États-Unis, la lutte contre la drogue a servi de prétexte à la lutte contre les révolutionnaires.

L’impérialisme « yanki » n’est pas nouveau dans le pays. En 1903, il met à profit les contradictions au sein des classes dirigeantes pour organiser la séparation du Panamá, qui appartenait jusque-là à la Colombie. Et le nouvel État du Panamá signe immédiatement un traité offrant aux États-Unis la souveraineté sur le canal en construction ! Quelles sont les formes actuelles de l’impérialisme, quel est le rôle joué par l’impérialisme français ?
Les États-Unis n’ont jamais provoqué d’invasion directe, car il est plus commode pour eux d’entretenir au pouvoir une bourgeoisie nationale qui gère ses intérêts. Pourtant, ils sont déjà la puissance dominante après la guerre d’indépendance contre l’Espagne. La Colombie a une position stratégique, tout au nord de l’Amérique latine avec des débouchés maritimes sur le Pacifique et la mer caraïbe. Elle possède aussi des ressources naturelles considérables : uranium, pétrole, émeraude, réserves d’eau douce et biodiversité en Amazonie, mines de charbon à ciel ouvert. Même si la présence des guérillas a parfois empêché l’exploitation de ces ressources. Les entreprises multinationales achètent des terres pour cultiver la palme, transformée ensuite en « bio- combustible » par exemple.
La France se dispute la seconde place avec l’Allemagne. Il faut savoir que les capitaux français représentent le premier employeur étranger en Colombie. Le groupe Casino et Carrefour sont présents dans la grande distribution. Dans d’autres secteurs, on trouve Saint Gobain, Renault, Peugeot, ... Cette implication permet de comprendre l’agitation de Sarkozy autour d’Ingrid Betancourt, pour maintenir la place de la France. En même temps, la France entretient des rapports diplomatiques serrés avec la Colombie, voire même personnels entre l’ambassadeur et la famille Betancourt. Le renseignement français prête un coup de main au gouvernement pour contrôler l’activité des réfugiés politiques.
On le voit bien, seuls les prolétaires et les travailleurs exploités peuvent mettre un terme à l’oppression nationale. Comme l’écrivent les camarades maoïstes du Parti Communiste Révolutionnaire argentin, la « domination des grands propriétaire terriens et marchands créoles a fait que la révolution d’indépendance reste inachevée : les tâches de la révolution démocratique n’ont pas été résolues, notamment celles qui concernent la terre. Une question présente dans toutes les luttes qui ont suivies et qui, encore aujourd’hui, à l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne, continue de se poser » [3].

Pour la seconde et véritable indépendance, pour la révolution sociale ! Prolétaires de tous les pays, peuples et nations opprimés, unissons-nous !

[1Le facteur qui déclenche le début des guerres d’indépendance vient de l’extérieur : l’occupation de l’Espagne et du Portugal par les armées de Napoléon

[2Alain Badiou, L’explication, Lignes, 2010, p. 46

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