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Le socialisme dans un pays et la révolution dans le monde

Cause du Communisme N°4 - 1er trimestre 1981

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Avant-propos

Dans les numéros 1 et 2 de notre revue, nous avons analysé quelques-uns des problèmes fondamentaux du socialisme, sur la base des enseignements de la Révolution Culturelle Chinoise. Nous y avons montré que le socialisme se caractérise comme une phase de transi­tion - sous la dictature du prolétariat - entre le capitalisme agonisant et le communisme naissant. Y subsistent à tous les niveaux les stigmates du capitalisme. La tâche du prolé­tariat y est donc de poursuivre la lutte de classes pour abolir les classes ; c’est-à-dire pour abolir tout ce sur quoi repose leur reproduction (reproduction qui existe bien en­tendu y compris sous le socialisme).

 

Les révisionnistes s’opposent à ce but. En économie, ils prônent la « théorie des forces productives » qui prétend prouver que, une fois pris le pouvoir d’Etat et collectivisée la forme de propriété, il ne reste plus qu’à « développer la production suivant ses lois objectives ». Ce qui revient à la développer sur les bases de la division du travail exis­tante, et donc à reproduire à nouveau la classe bourgeoise et le prolétariat. L’Etat et le parti, eux-mêmes reflet de cette division sociale du travail, la perpétuent et la ren­forcent, ils deviennent progressivement instrument du pouvoir de la nouvelle bourgeoisie en même temps que lieu de sa reproduction. Loin d’organiser le dépérissement progres­sif de l’Etat, par la participation toujours accrue du prolétariat, puis des masses laborieuses, à l’exercice direct du pouvoir, les révisionnistes œuvrent à son renforce­ment en tant qu’appareil spécial. Bref, pour eux, le socialisme reste comme le capitalis­me : aux ouvriers les tâches de production, à la bourgeoisie celles de diriger et... empocher. Comme le dit si bien Marchais aujourd’hui, les « communistes » à la tête de l’Etat s’y distingueraient des représentants actuels de la bourgeoisie par leur capacité « à mieux faire tourner la machine économique ». Et, à partir de cette meilleure gestion, à augmenter le niveau de vie de tous.
Finalement la théorie des forces productives conduit à lutter pour la croissance économi­que et la puissance de son pays. La révolution prolétarienne et son but d’abolir la divi­sion du travail et les classes, n’existent plus. Au plan mondial il ne s’agit plus d’ai­der la révolution dans tous les pays, mais de « compétition pacifique » entre pays à sys­tèmes sociaux différents. Une compétition entre nations pour savoir laquelle sera la plus riche et administrerait ainsi la « preuve » de la supériorité de son régime. C’est finale­ment la thèse nationaliste éculée que tout ce que peuvent espérer les ouvriers n’est que ce qu’espèrent les bourgeois : vaincre ses concurrents, et pour cela mettre « sa » nation au-dessus de tout. Selon cette voie, le sort de l’ouvrier peut temporairement être amélio­ré comparativement à celui d’ouvriers d’autres nations ; mais plus sûrement encore l’ou­vrier restera dans la condition d’exploité et d’aliéné. Le bourgeois, lui, prospérera com­me capitaliste repu du sang des cadavres et de la sueur du travail des exploités.

 

Ainsi la théorie des forces productives ne se limite pas à nier l’existence de la bour­geoisie et de la lutte de classe à l’intérieur même du pays socialiste. Elle aboutit aus­si à la nier à l’extérieur en la remplaçant par la classique « lutte entre nations » (di­te parfois pacifique, mais en fait violente). Il est bien vrai que la politique extérieu­re ne peut être séparée de la politique intérieure. Le concentré, si l’on peut dire, de cette négation de la poursuite de la révolution à l’intérieur comme à l’extérieur, peut se retrouver dans cette thèse : « La construction du communisme dans un seul pays ». Ici, le socialisme dans un pays n’est plus considéré comme la victoire, provisoire et limitée, d’un détachement du prolétariat mondial. Il n’est plus considéré comme la lutte d’un déta­chement d’avant-garde qui commence, seul, la transition du capitalisme au communisme en attendant que le gros de la troupe le rejoigne (et en l’aidant à le rejoindre). Il de­vient un capitalisme d’Etat national.
On touche ici un problème que nous avons déjà évoqué dans nos articles précédents : le prolétariat hérite de la société capitaliste et des formes dans lesquelles elle s’est développée. Comment peut-il et diriger une nation et poursuivre le but d’abolir les nations ? Quelques remarques d’ordre général s’imposent ici avant de rentrer dans une analyse plus concrète de notre sujet.

 

La nation n’est qu’un phénomène historique momentané. Elle a une naissance et une fin. Au commencement était la famille, le clan, la tribu ; à la fin un monde nouveau naîtra qui ne connaîtra plus les barrières nationales (que le capitalisme brise déjà en partie sous nos yeux aujourd’hui). La nation naît à un certain degré de développement des forces productives et de la division du travail, et, partout, de la nécessité d’une organisation plus vaste et plus unifiée des rapports entre les hommes dans la production et dans l’écoulement des marchandises. L’unité de la nation, c’est l’unité du marché dont a be­soin la bourgeoisie capitaliste montante, aussi bien pour la libre circulation de la main-d’œuvre que des capitaux et des marchandises. Unité qui ne peut d’abord se créer que dans un cadre géographique, culturel, historique, limité et déterminé. Le capital s’accumule d’abord dans le cadre national avant de le déborder et de poser les prémisses de sa négation1. Le cadre national est celui où s’épanouit une classe bourgeoise, où elle dispose de l’accumulation des richesses, dans « son » marché qu’elle entend bien défendre et étendre contre les autres bourgeoisies nationales concurrentes. C’est aussi celui où se développe le prolétariat qui, lui, n’a à vendre que sa force de travail. Sa situation d’exploité est à peu de chose près la même quelle que soit la nationalité du capital, du patron qui l’exploite2. Il n’a qu’à aller vendre sa force de travail là où le capital décide de l’employer. Il est « sans feu ni lieu ». Il n’a pas de patrie. « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot ». Cette phrase célèbre du Manifeste de Marx et Engels nous parle des pays capitalistes où la nation bourgeoise a fait son temps. La tâche première du prolétariat y est d’abord « d’en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie ». Et compte tenu de l’inégal développement de chaque pays, du fait que le processus révolutionnaire ne mûrit pas partout à la même vitesse, on se trouve nécessaire­ment dans la situation où le prolétariat en finit avec la domination politique de Ja propre bourgeoisie dans un pays et pas dans d’autres. On se trouve dans la situation où la lutte du prolétariat « revêt cependant tout d’abord la forme » d’une lutte nationa­le, alors qu’au fond son contenu n’est pas national.
La nation bourgeoise est le cadre où se développe l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie. Exploitation que la bourgeoisie de chaque pays doit ensuite chercher à éten­dre au plus grand nombre possible par la conquête de nouveaux territoires. L’existence des nations, c’est aussi celle des guerres entre nations. Les nations les plus fortes (celles où le capitalisme est le plus développé) oppriment les plus faibles. Ici les rapports entre nations sont en accord avec ce que sont les nations : domination, oppres­sion, exploitation. « Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du sta­de de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces producti­ves, la division du travail et les relations intérieures » note Marx dans l’Idéologie Allemande. Le prolétariat se fixe pour but l’abolition de l’exploitation et des classes. C’est-à-dire finalement l’abolition des rapports inégaux qui divisent les hommes (sur la base de la division du travail), y compris donc les rapports inégaux entre nations, fondés eux aussi sur les inégalités de développement et la division du travail. C’est pourquoi non seulement il n’a pas de patrie, mais il lutte pour l’égalité entre nations et leur disparition, la suppression des rapports d’exploitation-domination dans le monde. « Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation. Du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles » dit le Manifeste. Finalement tant que subsistent les classes et les inégalités subsistent aussi les na­tions. C’est bien pourquoi le prolétariat n’a atteint son but que lorsqu’il a supprimé la bourgeoisie et les nations à l’échelle du monde3. Toute autre victoire ne peut être pour lui que partielle et temporaire, une étape, la conquête d’une position avantageuse pour aller plus loin, le gain d’une bataille mais non de la guerre. Il en est en particu­lier ainsi en ce qui concerne la victoire du prolétariat dans un pays capitaliste en par­ticulier4, tandis que les autres restent « à la traîne ».

 

Le prolétariat qui « s’érige en classe nationale, devient lui-même nation ». C’est-à- dire qu’il hérite du cadre national bourgeois. Il établit une base à lui dans des frontières déterminées. Et, de là, il poursuit la lutte qui est internationale. Mais un tel cadre n’est pas une forme neutre. Elle agit en retour sur le contenu. Le sentiment national n’est évidemment pas mort avec la prise du pouvoir. Les idées survivent longtemps aux bases matérielles qui leur ont donné naissance. Et d’ailleurs les bases matérielles du capitalisme, nous l’avons vu, survivent aussi, longtemps après la victoire de la révolution. Si une période de reflux du mouvement révolutionnaire dans le monde entraîne un isolement relatif du prolétariat victorieux dans son cadre national, celui-ci doit alors entreprendre des tâches d’édification économique de sa nation, organiser la défense de sa nation contre les nations capitalistes environnantes. Autant de facteurs qui facilitent le retour au premier plan des intérêts nationaux au détriment des intérêts généraux du prolétariat. L’idéologie de la nouvelle bourgeoisie se répand : soucions-nous d’augmenter la richesse de notre nation par tous les moyens, nous nous enrichirons tous. Et bien sûr c’est rentrer dans le vieux jeu nationaliste : opprimer les plus faibles, faire concurrence à tous, et exploiter finalement les ouvriers au nom de l’efficacité dans le marché mondial.
On voit bien que l’usage qui est fait « du cadre national » conquis par la révolution détermine finalement quelle classe est réellement au pouvoir. Poursuivre ou pas la lutte de classes à l’intérieur, est lié au fait de la poursuivre ou pas à l’extérieur. C’est pourquoi dans cet article nous compléterons la critique de la théorie de l’extinction de la lutte des classes « à l’intérieur » entamée dans les numéros 1 et 2 de notre revue en montrant comment elle se traduit aussi sur ce qu’on appelle « la politique extérieure » du pays socialiste. Sans pouvoir examiner l’ensemble de l’expérience du Mouvement Communiste International sur cette question, nous nous baserons sur quelques exemples particuliers et significatifs.

- Notes :
1. En s’étendant à la surface du globe, le capitalisme crée les conditions pour que nais­sent partout des nations, en même temps que les nations capitalistes à la tête de ce mouvement freinent, s’opposent à leur libre développement par le jeu de la domination et de l’oppression impérialiste. Le développement des nations est donc inégal et historiquement dissocié dans le temps.
2. Nous laissons ici de côté le phénomène de l’aristocratie ouvrière dans les pays impé­rialistes.
3. Le Manifeste du Parti Communiste de Marx-Engels dit en particulier :
« Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1) Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communes à tout le proléta­riat ; 2) Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bour­geois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité » (souli­gné par nous).
4. Nous ne parlons pas dans cet article des pays arriérés et opprimés où des tâches na­tionales restent à accomplir.

Sommaire :

Avant-Propos
I Le prolétarait au pouvoir dans un seul pays
II Défense de la patrie socialiste
III La défense de l’URSS dans la guerre 39-45

- 3.1 Le pacte germano-soviétique et la ligne du VIIème Congrès de l’I.C.
- 3.2 Les alliances de l’URSS après 1941 et la dissolution du Komintern
- 3.3 De la dissolution de l’I.C. À la coexistence pacifique de Kroutchev
IV Le Parti Communiste Chinois : une première rupture
Annexe : textes de dissolution de l’I.C.

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