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Gilets Jaunes : notre grand débat à nous

Cet article fut d’abord le compte-rendu d’une réunion organisée à la mi-janvier. L’invitation interrogeait : « Les Gilets Jaunes, c’est quoi ? c’est qui ? Les revendications (RIC, etc), on en pense quoi ? Comment construire la riposte populaire en mettant en avant nos intérêts de classe ? ».
Une réunion en deux parties. Premièrement, l’expérience de chacun, les infos que nous avons jugées intéressantes, les questions qui se posent. Deuxièmement, les orientations politiques et pratiques, que faire, « comment construire ? ».

Un mouvement rural, social, partiel, interclassiste

Rural. Dès le départ, le 17 novembre, le mouvement est impressionnant. Plusieurs dizaines, parfois centaines, de manifestants dans des petites villes ou des bourgs, partout dans le pays. Un mouvement « péri-urbain ». Et une solidarité qui se crée entre travailleurs encore isolés la veille.

Les retraités, chômeurs, les femmes sont les piliers des ronds-points. Ceux qui travaillent, les jeunes surtout, montent à Paris ou à la ville le samedi. Paris, c’est là que ça se joue, même si ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir y « monter » ; c’est le lieu du pouvoir et de la richesse. Rapidement, des renforts syndicaux et associatifs viendront en renfort : des équipes CGT et SUD, des cheminots parisiens, le comité Adama, Femmes en Lutte 93, les gilets customisés faucille et marteau de VP…

Social. Il apparait rapidement que la taxe sur les carburants n’est que la goutte de pétrole qui a fait déborder le vase. La liste des revendications s’allonge, s’élargit à la justice fiscale en général, et surtout à la justice sociale, qui devient l’axe central.
Mais les revendications, à l’image du mouvement, resteront foisonnantes, souvent prolétariennes, parfois anti-prolétariennes : « Que les déboutés du droit d’asile soient reconduits dans leur pays d’origine… » : 20e des « 42 propositions aux députés » remises dès la fin novembre. La « Charte officielle » en 25 propositions, qui réclame la sortie de l’Europe et l’arrêt de l’immigration, se déclare d’autant plus « officielle » qu’elle n’a rien d’officiel dans le mouvement, et qu’elle a au contraire des origines pourries.

Partiel. Les Gilets Jaunes bénéficient d’un large soutien, tant la situation de tous les travailleurs est de plus en plus précaire, le gouvernement de plus en plus ouvertement capitaliste, et le mépris du Président de plus en plus insupportable. Nous sommes donc dans la lignée de la « grève par procuration » de 1995, les cheminots bénéficiant alors de sondages largement favorables, et dans celle de la tactique des blocages, en vigueur lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010. Or blocages, manifestations et soutiens ne font pas grève générale, ne font pas blocage national de l’économie.

Interclassiste. Qu’il y ait plusieurs classes au sein du peuple n’est pas fait pour nous étonner. Que les médias se focalisent sur des dérapages racistes ou homophobes est de bonne guerre – de classe ! Mais le mouvement, dominé inévitablement au début par la petite bourgeoisie et par son idéologie, ne se résume pas au poujadisme de la vieille petite-bourgeoisie, artisans, commerçants et paysans, ni, et encore moins, au fascisme soft du Rassemblement National. Le rural est de plus en plus « rurbain » et « péri-urbain ». Et les « classes moyennes » (de quelles classes s’agit-il ?), sont de plus en plus précarisées et prolétarisées. Benoît Coquard, qui était sur un barrage en zone rurale le 17 novembre, a interrogé 80 personnes sur leur profession : « à 9 exceptions près (professions intermédiaires du privé, artisans, agriculteurs), celles et ceux que j’ai rencontrés appartiennent sans surprise aux classes populaires. Typiquement, il s’agissait de femmes employées et d’hommes ouvriers » (Temps Critiques, supp. au n° 19, décembre 2018, note 20).
Clairement, les questions du mouvement étaient celles d’une révolte populaire : quelles revendications ? Quel débouché politique ? Quelle structuration, quelle organisation de la démocratie ? Le vrai « grand débat » est là.

Les contradictions au sein du peuple

Ce mouvement est donc à la fois objectivement et consciemment révolutionnaire, et subjectivement d’abord bourgeois-petit-bourgeois. En refusant toute intervention politique, c’est-à-dire toute récupération politicienne électoraliste, il pose toutes les questions politiques d’un mouvement révolutionnaire. En déployant, en partie seulement il est vrai, sa stature de géant prolétarien, il jette une lumière crue sur le pouvoir en place, la violence de ses flics, et celle de son mépris de classe. Il éclaire aussi la nature des directions syndicales, et les limites des organisations dites d’extrême-gauche.

« Révolutionnaire », vraiment ? Oui, consciemment. Mais la référence n’est pas 1871 ou 1917, c’est 1789, la seule révolution qui soit présentée comme positive et légitime par la pensée unique – sans oublier toutefois de regretter les violences. D’où les drapeaux tricolores sur les ronds-points, l’utilisation du mot « peuple », les « Nous sommes citoyens », l’initiative des cahiers de doléances auprès des maires. « Nous allons finir 1789 », déclarait un leader d’un département du Sud. Sous-entendu : pour aller plus loin. « Pour une révolution, il faut quatre ans », affirme un délégué de Sète à Commercy (Le Monde, 29 janvier).

Oui, plus qu’un catalogue de revendications diverses, c’est une révolte globale, contre toute une politique et toute une société. Serge Halimi le notait justement et citait Simone Weil, la philosophe « établie », au sujet de 1936 : « Il s’agit de bien autre chose que telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. (…) Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser se redresser, se tenir debout. Prendre la parole à son tour. » (Le Monde diplo, janvier 2019).

« Depuis 40 ans », répètent les Gilets Jaunes, faisant remonter l’évidence du problème à la fin des années 1970, la fin des Trente Glorieuses et le début du chômage de masse, le commencement de la fin de la grande illusion d’une voie de Gauche, bref l’évidence d’une crise économique et d’une crise politique.

Subjectivement encore bourgeois. « Peuple », « citoyens », drapeaux tricolores et 1789 sont peut-être inévitables au début. « Le débutant, écrivait Marx, qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que quand il arrive à la manier sans se rappeler la langue maternelle, et qu’il parvient à oublier complètement cette dernière » (Le 18 Brumaire, p. 16). Dans quatre ans, espérons-le, nous aurons fait de grands progrès pour parler tous de justice fiscale, justice sociale et société solidaire.

Dans l’immédiat, remarquons que « peuple » et drapeau tricolore sont communs au Rassemblement National et à la France Insoumise, comme à tous les partis bourgeois, et qu’en conséquence tous les espoirs de récupération électorale leur sont permis, même s’ils agissent avec prudence, bien conscients que les élections bourgeoises ne sont pas le terrain favori des Gilets Jaunes.

Toutes les questions politiques. En refusant toute récupération politicienne, le mouvement rebat toutes les grandes questions politiques : respect de la légalité ou pas, utilisation de la violence défensive ou pas, rôle de la police et de l’armée, et des médias (le hard et le soft de l’appareil d’Etat), désignation de porte-parole ou de délégués comment, et quel processus de structuration nationale, etc.

Limites de « l’extrême-gauche ». Une minorité, peu nombreuse et peu connue, des organisations dites révolutionnaires a rejeté en bloc les Gilets Jaunes. Elle a le mérite de l’esprit critique, mais le tort de l’erreur politique. Citons MC, Mouvement Communiste : les Gilets Jaunes ? « Un frein et un ennemi politique de plus » (Bulletin n° 16, 8 décembre). Et DNDF, Des nouvelles du front, au début du mouvement : « C’est jaune, c’est moche et ça peut vous pourrir la vie » (17/11/18). Ces militants rejoignent en partie le désarroi et le mépris des bureaucrates syndicaux. DNDF conclut d’ailleurs ainsi son texte : « Même si l’action et le rôle des syndicats est évidemment critiquable et dépassable, s’attaquer aux modes d’action habituels des mouvements sociaux, les taxer d’inutilité et regarder avec bienveillance la naissance d’un mouvement qui a pour ambition de jeter aux oubliettes la lutte des classes, ce n’est décidemment pas se placer du côté des problèmes ni adopter une perspective révolutionnaire ou émancipatrice ».

Une minorité rejette en bloc, mais que fait la majorité ? Elle approuve, en ajoutant son mot d’ordre éternel : la grève générale. Etendre le mouvement, comme si tout mouvement était bon en soi, comme si la seule exigence était de bouger – vous avez reconnu le spontanéisme. Cette majorité a cependant les mêmes critiques sous-jacentes que la minorité : le véritable ennemi, ce sont les patrons, et non d’abord l’Etat (mais pas la bourgeoisie dans son ensemble) ; la vraie lutte, c’est la grève, et non le blocage (mais pas la prise du pouvoir). Vous avez reconnu cette fois le NPA, LO, et beaucoup d’autres militants combatifs et/ou révolutionnaires.

Un militant VP présent à notre réunion affirme que les Gilets Jaunes sont supérieurs aux grévistes de 68 sur deux points : ils ne sont pas restés enfermés dans leurs usines ou autres lieux de travail ou de chômage, avec interdiction de fréquenter des éléments dangereux tels que les étudiants ; et ils ne sont pas restés soumis à des directions syndicales réformistes qui ont contribué à noyer leur mouvement dans le marais électoral.

De plus, 50 ans après, la société a évolué ; les grands bastions ouvriers ont été démantelés, délocalisés ; la précarité et le chômage se sont généralisés ; les achats de Noël et le tourisme, les transports routiers et la logistique pèsent maintenant lourd dans la machine économique.

Alors, comment construire ?

Garder en tête la distinction entre syndicat et parti politique, au sens d’organisation de masse et organisation d’avant-garde. Se soucier de l’ensemble du prolétariat. Et savoir travailler à l’unité.

Organisation de masse. La proposition faite à notre réunion est de mettre en avant deux ou trois revendications principales : Le pouvoir d’achat, salaires, pensions et allocations. La baisse des loyers. L’égalité hommes-femmes, français-immigrés, avec ou sans papiers. De quoi mettre quelques priorités sur la table, face aux petits patrons, petits propriétaires bailleurs, ou petits blancs machos.

La proposition est faite d’ouvrier les Bourses du Travail aux Gilets Jaunes. Mais l’attitude « out » des directions syndicales est un mystère pour plusieurs camarades. L’étendue de leur réformisme et de leur modération est une révélation que l’on doit aux Gilets Jaunes. Beaucoup d’entre eux ont appris que les manifestations, par exemple, étaient habituellement co-organisées avec le gouvernement représenté par le Préfet.

Organisation d’avant-garde. Pas de politique, mais « Macron démission » et RIC, référendum d’initiative citoyenne. Il est facile de faire remarquer que le premier slogan n’est qu’un début. Et que le second, le RIC, et parsemé de pièges-à-cons. Le rôle des communistes est de voir plus loin, et plus large. Une révolte, aussi générale soit-elle, n’a de solution définitivement positive que dans une révolution. Et une révolution, ça se prépare. Seule une minorité est prête à en faire son loisir préféré. En période de mobilisation cependant, la minorité peut progresser très vite.

Se soucier de l’ensemble. Voir plus large, à partir d’un rond-point, d’une place, d’un terrain privé, c’est aller vers les lieux de production, vers les quartiers populaires des grandes villes, regarder ce qui se passe en Belgique, à la Réunion.

Des camarades présents expriment combien il est difficile pour des racisés, pour des éloignés du centre de Paris, de venir participer aux manifs du samedi comme l’ont fait les militants de VP. Difficultés des transports en commun, d’abord ; RER carrément absent, par exemple. Impossible de rejoindre la manif quand on est bloqués par les flics. Difficile de venir avec des collègues quand la télé ne montre que la violence. Mais le plus lourd, c’est la distance ressentie avec une idéologie franco-française ambiante, des groupes d’extrême-droite avec drapeaux bleu blanc rouge dès le matin.

Dans un lycée, le clivage est net : les ATOSS sympathisent tous avec les Gilets Jaunes, les profs sont réticents. Au rassemblement des Gilets Jaunes de Pantin, sont présent majoritairement des militants, plus des retraités et des femmes, surtout des femmes retraitées.

La question de l’organisation. Pourquoi les Gilets Jaunes ont tant de mal à se structurer, à se donner des porte-parole ? Parce qu’ils sont divisés et qu’ils en ont conscience. L’unité ne peut se faire que sur un objectif commun. Ce sera pour le pouvoir d’achat ou contre les « charges sociales ». Pour une France puissante et fière de son identité, ou pour une classe ouvrière unie. Pour un Etat fort, avec Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, ou pour un pouvoir des ouvriers et une démocratie des travailleurs.

Notre rôle est le même que partout et toujours, dans toute lutte : organiser la gauche, rallier le centre, et neutraliser la droite, selon l’expression de Mao.

Un outil nous est donné par les femmes, nombreuses dans ce mouvement, et c’est une de ses grandes qualités. Cet outil, ce sont les initiatives non mixtes. Loin de diviser le mouvement, elles renforcent une de ses composantes, une de ses sensibilités, et au final renforce le mouvement dans son ensemble. Si des initiatives à part des travailleurs non-chefs et non-patrons sont utiles, pourquoi pas. Et des assemblées non-mixtes de racisés, immigrés et/ou discriminés : bien sûr.

Cet article est dépassé ! Il a été écrit avant l’assemblée des assemblées de Commercy. L’Appel du 27 janvier montre à quel point les Gilets Jaunes progressent dans le bon sens. Le centre penche vers la gauche ! Le problème de la justice sociale, de la fin des inégalités – de la suppression des classes en fait – est clairement, concrètement posé. Le Gilet Jaune de Sète a raison : ce ne sera pas résolu en quelques semaines.

Le 28 janvier 2019.


Quelques repères

17 novembre. 700 rassemblements, 300 000 personnes, en majorité sur les ronds-points des petites villes.

24 novembre. Esplanade du Champ de Mars autorisée, violences sur les Champs Elysées. Profil des comparutions immédiates : jeunes travailleurs des régions.

28 novembre. La ministre des Outre-mer à la Réunion.

1er décembre. Les GJ sur les Champs Elysées, dans l’Arc de Triomphe, avenue de la Grande Armée. La CGT appelle… à République.

6 décembre Lycéens de Mantes-la-Jolie.
Les 7 directions syndicales, dont la CGT, se réunissent et dénoncent « toutes formes de violence dans l’expression des revendications » !

7 décembre Le mouvement lycéen s’étend rapidement, et est violemment réprimé.

8 décembre Filtrages, blindés, et équipes mobiles de flics. 1723 personnes arrêtées, 1220 placées en garde à vue.

10 décembre Après le bâton, la carotte. Discours de Macron : « 100 euros net… sans charge supplémentaire pour les entreprises », etc.

15 décembre « Reflux, reflux » ! Succès de la revendication du RIC.

22 décembre Annoncé à Versailles, un rassemblement parisien est délocalisé à la dernière minute sur la Butte Montmartre !

29 décembre « Reflux, reflux », entre Noël et le Jour de l’An !

5 janvier Une porte de ministère défoncée. Des coups de poing d’un pro à Paris, des coups de poing d’un gradé à Toulon. Un total officiel, depuis novembre, de 2700 blessés, dont de graves mutilations, une dizaine de morts, plus un en Belgique.

L’évènement : des défilés non mixtes de femmes Gilets Jaunes dans plusieurs régions.

12 janvier « Mobilisation en hausse, violences en baisse ».

13 janvier Lettre de Macron, lancement du « grand débat ».

19 janvier Acte 10. Le nombre de manifestants à Toulouse dépasse celui de Paris.

26 janvier « Assemblée des assemblées » près de Commercy (Meuse) ; Appel (à lire absolument !).

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