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Eugène Varlin et la cause des femmes - (1/3)

Partisan N°193 - Mars 2005

Fait remarquable de la lutte des classes au 19e siècle, l’entrée en force des travailleuses rencontre une forte opposition dans les rangs du mouvement ouvrier en plein développement. Seuls quelques hommes se battent pour cette émancipation féminine. Parmi eux, l’ouvrier relieur Eugène Varlin.

“L’ humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille ». L’auteur de cette horreur est Proudhon [1], un uvrier typographe socialiste du 19e siècle, dont les idées sont très en vogue dans le mouvement ouvrier de l’époque.

À CONTRE-COURANT.

À l’instar de ce Proudhon qui décrète « l’infériorité irrémédiable de la femme », on refuse que les femmes travaillent, notamment dans les rangs de l’Internationale [2]. Cependant, en 1866, parmi les délégués parisiens à son Ier congrès, qui se tient à Genève, un jeune ouvrier-relieur de 27 ans, Eugène Varlin, intervient à contrecourant de la position majoritaire qui préfère voir les femmes rester au foyer. Il déclare : « Comme vous tous, je reconnais que le travail des femmes dans les manufactures, tel qu’il se pratique, ruine le corps et engendre la corruption. Mais, partant de ce fait, nous ne pouvons condamner le travail des femmes d’une manière générale ; car vous qui voulez enlever la femme à la prostitution, comment pourrez-vous le faire si vous ne lui donnez le moyen de gagner sa vie ? Que deviendront les veuves et les orphelins ? Elles seront obligées ou de tendre la main ou de se prostituer. Condamner le travail des femmes, c’est reconnaître la charité et autoriser la prostitution. »

Et donc, logiquement, « la femme doit travailler et être rétribuée pour son travail. Ceux qui veulent lui refuser le droit au travail veulent la mettre toujours sous la dépendance de l’homme. Nul n’a le droit de lui refuser le seul moyen d’être véritablement libre. Elle doit se suffire à elle-même, et comme ses besoins sont aussi grands que les nôtres, elle doit être rétribuée comme nous-mêmes. Que le travail soit fait par un homme, qu’il soit fait par une femme, même produit, même salaire. »

EN TERMES DE CLASSE.

Paule Lejeune [3] résume parfaitement l’affaire : « Varlin est loin de la mysoginie proudhonienne qui relègue la femme aux tâches ménagères et il pose le problème avec vigueur, en termes de classe ». Ainsi pour Varlin, on le constate tout au long de sa courte vie [4], les ouvrières doivent avoir pleinement leur place dans la lutte. En août 1864, il participe, avec Nathalie Lemel, ouvrière relieuse, à une grève des relieurs victorieuse au bout trois semaines. Au début de 1865, Varlin adhère à l’Internationale. La même année, il participe à la création d’une nouvelle organisation de relieurs. Les statuts — qu’il rédige — insistent sur l’égalité des droits entre relieurs et relieuses. Ainsi, on trouve sa camarade de combat, Lemel, au conseil d’administration. S’adressant au IIe Congrès de l’Internationale, en 1867, auquel il ne peut assister, il ne manque pas de signer : « Pour la société des ouvrières et ouvriers relieurs,(Eugène Varlin) ».

En 68, Varlin fonde, — toujours avec Nathalie Lemel —, une coopérative de consommation, « La Ménagère », ainsi qu’un restaurant ouvrier, « La Marmite », installée rue Larrey dans le 6e arrondissement de Paris. Des succursales fonctionneront encore pendant la Commune.

Varlin estime, en effet,comme l’écrit Paule Lejeune, qu’il faut « continuer à mettre en place les moyens susceptibles de resserrer les liens quotidiens entre les travailleurs, d’élever leur niveau de conscience et de les préparer à prendre en main tous les aspects de la vie après la révolution sociale. »
« La Marmite », devient en fait trois restaurants avec tout de même 8 000 adhérents !

« On y prenait des repas modestes, mais bien accomodés, et la gaieté règnait autour des tables, raconte Charles Keller, un habitué.(…) Chacun allait chercher lui-même ses plats à la cuisine, et en inscrivait le prix sur une feuille de contrôle qu’il remettait avec son argent au camarade chargé de le recevoir. Généralement, on ne s’attardait pas et, pour laisser la place à d’autres, on s’en allait après avoir satisfait son appétit. Parfois, cependant, quelques camarades plus intimes prolongaient la séance, et l’on causait. On chantait aussi (…) La citoyenne Nathalie Lemel ne chantait pas ; elle philosophait et résolvait les grands problèmes avec une simplicité et une facilité extraordinaires. » Ajoutons qu’on pouvait y lire 6 quotidiens, plusieurs hebdos, et qu’on avait là un ferment d’idées révolutionnaires exceptionnel !

ET LES ENFANTS ?

C’est encore au cours du Congrès de Genêve de l’Internationale, que Varlin exprime son point de vue sur l’éducation scolaire des enfants.

Selon lui, cette tâche doit revenir à la « société, sous la direction des parents, et obligation pour tous les enfants ». Sans oublier de préciser que lorsqu’il demande cela, c’est à condition que cette société soit « vraiment démocratique, dans laquelle la direction serait la volonté de tous ». Pour Varlin, il n’y a pas d’égalité des chances. « La famille peut elle fournir à tous les enfants des moyens d’enseignements égaux ? Non. Selon que la famille comptera plus ou moins d’enfants, elle disposera de ressources plus ou moins grandes ; et tandis que le père d’un seul pourra, sans se priver, lui donner non seulement l’instruction primaire, mais aussi l’instruction secondaire et même supérieure, le père chargé d’enfants leur donnera à peine l’instruction élémentaire. Le fils du premier deviendra directeur d’entreprises dont les enfants du second seront les manoeuvres. Inégalité pour les enfants dans les résultats, inégalité de charges pour les familles, donc pas de justice. »

Varlin ajoute : « Quant à la liberté de l’enfant, nous répondrons : pour être libre, il faut avoir la jouissance de toutes ses facultés et pouvoir suffire à son existence ; or, l’enfant n’est pas libre et pour le devenir il a justement besoin de l’instruction. »

Source : Pratique militante et écrits d’un ouvrier communard, présenté par Paule Lejeune, Maspero 1977

Thierry Dufrenne

Lire aussi les deux autres volets du portrait d’Eugène varlin
- Gare au bouillon rouge (Partisan 194)
- 1870 : La classe ouvrière cherche à construire son Parti (Partisan 198)

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