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Cronstadt : "un éclair qui a illuminé la réalité"

Partisan Magazine N°17 - Juin 2021

« Et Cronstadt ? » Si on ne vous a jamais jeté ce nom à la figure, c’est que vous n’avez jamais discuté de communisme, de révolution, ou que vous n’avez jamais précisé que vous étiez marxiste ET léniniste ! « Cronstadt » (écrit avec un K quand on veut être au plus près du russe) : pas facile de répondre en quelques mots. Il faut utiliser, certainement, la notion de dictature du prolétariat, car la célèbre révolte de mars 1921 est très largement évoquée comme la preuve que tout pouvoir ouvrier se transforme inévitablement en pouvoir SUR les ouvriers ; la dictature du prolétariat en dictature SUR le prolétariat.
C’est ici à la fois le point de vue libertaire et le point de vue… de la pensée unique bourgeoise. Face à ce courant dominant, les trotskistes défendent Lénine et Trotski comme un duo sans contradictions, ou, à la manière de Besancenot, remettent en cause les deux. Dans Partisan magazine n° 8, page 26, on lit : « Kronstadt représente un aveu de faiblesse du parti bolchevik et du prolétariat révolutionnaire ». Un aveu de faiblesse, qu’est-ce que cela signifie ?

.1. Sur l’île de Kotline

Cronstadt, ville de 59 525 habitants au recensement de 1897, n’en a que 43 000 environ aujourd’hui. Elle est située sur l’île de Kotline, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Petrograd, « longue de 12 kilomètres et large de 1,5 à 2 kilomètres, flanquée de quelques minuscules îlots et rochers qui dessinent une demi-couronne au nord et au sud de l’île », transformés en autant de forts [1]. « En 1916, près d’un tiers de la population de Cronstadt est formée de travailleurs industriels, un quart de paysans, un cinquième de marins et de travailleurs non qualifiés, un autre cinquième d’artisans, de fonctionnaires, d’enseignants et d’employés » [2].
La ville a été au premier rang des révolutions de 1905 et 1917. Le soviet de 1917 reflétait sa radicalité politique : une majorité, relative, de bolcheviks, des minorités de SR (socialistes révolutionnaires) de gauche et de mencheviks « internationalistes » (c’est-à-dire de gauche également dans leur parti). Le 13 mai 1917, ce soviet local adopte une résolution aux accents sécessionnistes, comme une sublimation de sa situation insulaire : « Le seul pouvoir dans la cité de Cronstadt est le soviet des députés ouvriers et soldats qui, dans tous les domaines concernant l’Etat, entre en relations directes avec le Gouvernement provisoire ». Version corrigée trois jours plus tard, de la manière suivante : « …en relations directes avec le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd ». Les Cronstadtiens ne reconnaissent même plus l’autorité du gouvernement.
Le lendemain de la première version, Trotski est sur l’île et s’écrie : « Vous avez-vous-mêmes rédigé une résolution sur la prise du pouvoir dans vos mains. Ne pensez-vous pas que (…) ce qui est bon pour Cronstadt est bon aussi pour toute autre ville ? » [3]. Près de 4 ans plus tard, du 2 au 18 mars 1921, Trotski ne se rendra pas sur l’île, et fera en sorte que sa rébellion ne se répande pas dans « toute autre ville ».

.2. De 1917 à 1921

L’article du Partisan magazine n° 8, page 26, résume ainsi l’évolution de la situation qui mène à 1921, pour les ouvriers, puis pour les paysans :
« Pour la paysannerie russe, c’est un double front militaire qui s’est ouvert début 1918. Les paysans se battent en effet des deux côtés à la fois : avec les Rouges contre les Blancs, qui rendraient la terre aux propriétaires fonciers ; contre les Rouges ensuite, pour conserver le grain que les « détachements » viennent prendre. De l’automne 1920 au printemps 1922, des dizaines d’insurrections armées et de révoltes paysannes plus ou moins organisées s’allument. » (…) « Pour la classe ouvrière, qui a supporté frontalement le choc de la guerre civile, le prix de la victoire s’avère terriblement élevé. Le nombre des ouvriers a diminué du fait de la guerre, de la famine, ainsi que du retour dans les campagnes consécutif à la désorganisation de l’industrie. (…) Le prolétariat est devenu « introuvable » à la fois quantitativement – comme classe sociale – et qualitativement en tant que classe révolutionnaire ».
Charles Bettelheim date, lui aussi, le basculement à la campagne au « milieu de 1920 » [4]. « Quand la victoire est certaine, (…) la poursuite des réquisitions – et même leur accroissement face à une production agricole en recul – provoquent un sérieux mécontentement dans une grande partie de la paysannerie et une grave tension entre cette dernière et le parti bolchevik ».
A cela s’ajoute un fait longuement souligné par Lénine dans son Rapport d’activité au Xe congrès du PC bolchevik, prononcé le 8 mars 1921, en pleine crise de Cronstadt. Ce fait, c’est la démobilisation de l’armée. J-J Marie écrit : « L’armistice signé avec la Pologne en octobre 1920 et la déroute du général Wrangel (…) provoquent la démobilisation, lente mais régulière, de plus de deux millions de soldats, jetés sur les routes. (…) De retour au village, ils [les soldats] découvrent les réquisitions et les détachements qui les effectuent, et mesurent alors la contestation croissante de leurs familles. Leur réaction est immédiate. Ils empoignent la fourche et leur fusil, (…) ou le fusil de chasse du père, prennent le maquis, forment des bandes qui tendent des embuscades aux détachements de réquisition. (…) La frontière entre banditisme et révolte est de plus en plus ténue » [5].
Lénine parle à la fois, lui aussi, de « banditisme » et « d’éléments insurrectionnels » [6]. Cette évolution de la lutte des classes à la campagne, de même que celle des villes, sont la matière première dont est faite la révolte de Cronstadt.

.3. Les Cronstadtiens : des paysans !

La différence de discours est ici frappante. Les anarchistes parlent des marins, soldats et ouvriers de Cronstadt comme entité solide, révolutionnaire et glorieuse, sans évoquer la moindre évolution entre 1917 et 1921. Sur ce sujet, l’article « Révolte de Cronstadt » de Wikipédia est tout-à-fait libertaire. Les trotskistes, au contraire, et Trotski le premier, sont un peu plus matérialistes dialectiques et insistent (lourdement - trop !) sur les différences survenues en moins de quatre années, jusqu’à afficher un certain mépris (non dialectique) pour les Cronstadtiens de 1921.
L’Histoire (stalinienne) du PC bolchevik de l’URSS explique : « Deux circonstances avaient facilité l’émeute de Cronstadt : la composition, qui avait empiré, des équipages des navires de guerre, et la faiblesse de l’organisation bolchévique de Cronstadt. Les vieux matelots qui avaient pris part à la Révolution d’Octobre étaient presque tous partis au front. (…) De nouveaux contingents étaient venus s’incorporer dans la flotte. (…) Ces contingents étaient formés d’une masse encore parfaitement frustre de paysans, qui reflétait le mécontentement à l’égard des prélèvements. Quant à l’organisation bolchevik de Cronstadt en cette période, elle avait été gravement affaiblie par une série de mobilisations sur le front » [7].
Bettelheim va jusqu’à suggérer un signe égal entre Cronstadtiens et paysans : « La crise de Cronstadt révèle que la tâche principale du moment est de régler de façon correcte le problème des rapports avec la paysannerie » [8].
J-J Marie précise : « Après 1920, ils partent, souvent pour la première fois, en permission dans leurs familles. Ils y voient l’étendue des réquisitions, la brutalité avec laquelle elles sont menées. (…) Ils reviennent de permission révoltés et accablés par ce spectacle et par les plaintes de leurs familles ». S’ajoutent à cela « les lettres que les marins reçoivent », qui « alimentent le mécontentement ». Les « marins estoniens et lettons » sont « las de la guerre » et n’aspirent qu’à « rentrer au pays » (repris de Trotski, « Beaucoup de tapage… ») [9].
« Le gros des forces qui soutiennent le Comité Révolutionnaire [rebelle], affirme Bettelheim, est constitué par de jeunes recrues venant d’Ukraine, n’ayant aucune formation politique. (…) En fait, le courant idéologique dominant au sein des Cronstadtiens est anarcho-populiste, anti-étatiste, fortement marqué de nationalisme slave, d’antisémitisme et de religiosité orthodoxe ; à plus d’une reprise, on retrouve chez eux l’amalgame propagé par les Blancs : communistes = juifs » [10].
Pour Wikipédia, il s’agit de « la plus importante manifestation ouvrière (c’est nous qui soulignons) d’opposition au communisme de guerre » ; mais la fin de l’article corrige sérieusement cette affirmation en donnant la parole à Trotski.
D’autre part, Spartacist, organe de la IVe Internationale, fustige à juste titre « l’esprit de clocher » de la conception anarchiste, et en donne pour exemple la vision complotiste de Voline sur la dispersion des Cronstadtiens rouges [11] : « Dans sa diatribe de 1945 (la Révolution inconnue) [9-4-2 : Les mesures préventives du gouvernement], l’anarchiste russe Voline critique le fait que le régime bolchevik ait envoyé les Cronstadtiens de 1918 « partout où la situation intérieure devenait flottante, menaçante, dangereuse », et qu’il les ait mobilisés pour « prêcher aux paysans les idées de solidarité et de devoir révolutionnaires, notamment la nécessité de nourrir les villes ». C’était, s’écrit-il, « un plan machiavélique » contre Cronstadt visant « à l’affaiblir, à l’user, à l’épuiser ». En subordonnant ainsi les intérêts de la révolution dans toute la Russie – sans parler du monde – à la soi-disant intégrité de Cronstadt, Voline fait ressortir l’esprit de clocher stupide qui est inhérent à la conception anarchiste des communes fédérées autonomes ».

.4. C’est aussi le Xe congrès

N’en déplaise aux économistes et aux militaristes (tous deux marxistes vulgaires), la préparation du Xe congrès du PC bolchevik a joué un rôle dans la rébellion de Cronstadt. Voyons d’abord comment des trotskistes s’efforcent de tordre légèrement, subrepticement, la réalité.
Spartacist [12] : « En février 1920 déjà, Trotski avait proposé de remplacer les réquisitions de céréales par un impôt (…) en nature – l’ingrédient central de la NEP [nouvelle politique économique]. Sa proposition avait alors été rejetée, et Trotski en conséquence avait cherché à appliquer et à étendre le communisme de guerre avec un zèle militaro-administratif accru, et avait préconisé dans une bataille fractionnelle que les syndicats soviétiques fusionnent avec l’appareil d’Etat pour gérer l’économie ». C’est nous qui soulignons « en conséquence » : si Trotski est fractionnel et encore plus militaro-administratif qu’avant, ce n’est pas de sa faute !
Spartacist poursuit : « Lénine transforma la bataille contre Trotski et ses alliés en une discussion plus large à l’intérieur du parti. (…) Lénine avait raison, (…) les syndicats étaient des organes nécessaires à la défense de la classe ouvrière. (…) Il semblait à Lénine que Trotski, avec le zèle fractionnel qu’il avait montré et son indifférence à la protection des masses sans parti contre la bureaucratie naissante, se présentait comme le porte-parole de la couche bureaucratique naissante. » L’avenir montrera que Trotski n’était pas ça du tout : on commence donc par « Lénine avait raison » pour en arriver à « Lénine avait tort ». Dans ce qu’on a appelé son « testament », texte du 25 décembre 1922, Lénine écrira encore : « Trotski… trop enclin à ne considérer que le côté administratif des choses ».
Dans un style très stalinien, Spartacist introduit ainsi le rôle de Zinoviev dans cette affaire [13] : « Zinoviev, profitant de l’entêtement de Trotski, avait mobilisé sa base dans la région de Petrograd-Cronstadt contre ce dernier. (…) A Cronstadt, Zinoviev avait aussi laissé entrer beaucoup de gens arriérés dans les rangs du parti et, en même temps, il encourageait une atmosphère empoisonnée dans les débats internes au parti. »
Si Trotski incarne le centralisme, Zinoviev prêche la démocratie. Au congrès des soviets de novembre 1920, il déclare : « Une aube nouvelle va se lever… la démocratie ouvrière et paysanne… il faut que nous rétablissions le principe électif ». Ces belles phrases circulent, avant de revenir quelques semaines plus tard comme un boomerang [14], sous la forme « Les soviets, sans les bolcheviks ! ».
Côté centralisme, ce n’est pas mieux. Un nouveau commandant de la flotte de la Baltique est nommé en juillet 1920, Raskolnikov. De par sa fonction, il est vu comme l’homme de Trotski. Il tente de renforcer la discipline. Dès le 28 juillet, il supprime le droit de se rendre à terre et d’y passer la nuit. Comme les marins contournent le décret par des arrêts maladie, il fait transférer de Petrograd à Cronstadt les cuirassés Sébastopol et Petropavlosk. Les deux navires joueront les premiers rôles dans la rébellion [15].
En janvier 1921 ont lieu des discussions et assemblées générales parmi les communistes en vue du Xe congrès. A Cronstadt, la plate-forme de Trostki est laminée. « Les marins votent surtout contre les représentants d’une autorité militaire qu’ils rejettent. Le 23 janvier, Raskolnikov, constatant qu’il a perdu toute autorité sur les marins, démissionne du commandement de la flotte. Pour les marins, qui le détestent, c’est une victoire qui nourrit leur envie d’en remporter d’autres » [16].

.5. Les grèves ouvrières de février

Le 21 janvier, le gouvernement décide de réduire d’un tiers les rations à Moscou, Petrograd, Ivanovo-Voznessensk, et Cronstadt. Le 9 février, des grèves éclatent à Petrograd. Le 11, la raréfaction brutale du bois et du charbon pousse le soviet à décider de fermer jusqu’au 1er mars 93 usines. Le 14, dans l’usine 3, le menchevik Kamenski fait voter une résolution… on croirait lire une première esquisse de la résolution des insurgés de Cronstadt [17]. Mais, d’un côté la Tchéka (acronyme russe pour Commission extraordinaire pour la répression de la contre-révolution et du sabotage) arrête tous les dirigeants mencheviks, SR et anarchistes de Petrograd. Et de l’autre, le 27 février, « le Comité de défense de Petrograd autorise la population à chercher du ravitaillement à la campagne, annonce l’achat de charbon et de blé par le gouvernement, lève les barrages routiers et retire les détachements militaires des usines, ce qui fait cesser les grèves à Petrograd » [18]. Le jour même où une délégation de marins de Cronstadt vient dans l’ancienne capitale pour enquêter.
Le lendemain, 28 février, les délégués de retour sur l’île « informent leurs camarades des grèves, lock-out, arrestations de masse et loi martiale » [19]. Quelques marins du navire Sébastopol rédigent une résolution, ceux du Petropavlosk en font autant. Ils unifient leurs textes en 13 points, et convoquent une assemblée générale des marins et soldats pour le lendemain 1er mars (mais pas les ouvriers des arsenaux ni les employés). Leur résolution sera augmentée de deux articles et adoptée à la quasi-unanimité des quelque 15 000 présents. Seuls les dirigeants bolcheviks et quelques très rares communistes votent contre. Voici le texte de la résolution.

.6. Un texte célèbre

« Etant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, il faut :
1) Procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret. La campagne électorale parmi les ouvriers et les paysans devra se dérouler avec la pleine liberté de parole et d’action ;
2) Etablir la liberté de parole pour tous les ouvriers et paysans, les anarchistes et les socialistes de gauche ;
3) Accorder la liberté de réunion aux syndicats et aux organisations paysannes ;
4) Convoquer en dehors des partis politiques une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, Cronstadt et de la province de Petrograd pour le 10 mars 1921 au plus tard ;
5) Libérer tous les prisonniers politiques socialistes ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins, emprisonnés à la suite des mouvements ouvriers et paysans ;
6) Elire une commission chargée d’examiner le cas des détenus des prisons et des camps de concentration ;
7) Abolir les « sections politiques », car aucun parti politique ne doit bénéficier de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’Etat des moyens financiers dans ce but. Il faut les remplacer par des commissions d’éducation et de culture élues dans chaque localité et financées par le gouvernement ;
8) Abolir immédiatement tous les barrages ;
9) Uniformiser les rations pour tous les travailleurs, excepté pour ceux qui exercent des professions dangereuses pour la santé ;
10) Abolir les détachements communistes de choc dans toutes unités de l’armée et la garde communiste dans les fabriques et les usines. En cas de besoin, ces corps de garde pourront être désignés dans l’armée par les compagnies et dans les usines et les fabriques par les ouvriers eux-mêmes ;
11) Donner aux paysans la pleine liberté d’action pour leurs terres ainsi que le droit de posséder du bétail à condition qu’ils s’acquittent de leur tâche eux-mêmes, c’est-à-dire sans recourir au travail salarié ;
12) Désigner une commission ambulante de contrôle ;
13) Autoriser le libre exercice de l’artisanat sans emploi d’un travail salarié ;
14) Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades « élèves officiers » de se joindre à notre résolution ;
15) Nous exigeons que toutes nos résolutions soient largement publiées dans la presse. »

.7. Quel est ce programme ?

On peut diviser les 15 points en trois catégories.
-  Politiques : de 1 à 7, et 10,
-  Economiques : 8, 9, 11 et 13,
-  D’application : 12, 14 et 15.
Un certain nombre de revendications sont déjà ou seront acquises. Le soviet arrive en fin de mandat ; les barrages routiers ont été levés dans la région de Petrograd ; ainsi que les détachements de choc communistes ; la liberté du petit producteur est en projet depuis plusieurs mois, le Bureau politique a adopté le projet d’impôt en nature le 8 février [20]. Il faut voir au-delà, les contenus politique et économique de fond, qui pourraient et ont été en partie résumés de la manière suivante :
-  Liberté pour les soviets, sans communistes ;
-  Liberté pour la petite production, sans communisme.
Ce contenu sous-jacent sera mis en pratique dès le lendemain, 2 mars, nous le verrons. Mais il sera exprimé clairement aussi par Petritchenko, le président du comité révolutionnaire provisoire (CRP) : « Sans un coup de feu, sans une goutte de sang, nous, soldats rouges, marins et ouvriers de Cronstadt, avions renversé les communistes » [21].
Les Cronstadtiens étaient massivement contre le mot-d’ordre d’Assemblée Constituante, repris dans certaines usines de Petrograd où les réformistes étaient influents [22]. Ce mot d’ordre était pour eux lié à la période du gouvernement provisoire de 1917, à la poursuite de la guerre impérialiste contre l’Allemagne et à la défense de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. Mais ils étaient aussi massivement contre le pouvoir du parti communiste.
Il est délicat de parler de « contenu sous-jacent » d’un texte, même si ce contenu apparait ensuite rapidement dans les faits. C’est ce que fait Lénine à propos des revendications économiques. Parmi les marins des deux navires qui ont rédigé les 13 points, l’un a proposé un ajout réclamant la liberté du commerce. Proposition refusée. Lénine écrit pourtant [23] : « Si petit ou peu notable que fût, au début, comment dirais-je, ce décalage du pouvoir que les marins et ouvriers de Cronstadt proposaient – ils voulaient corriger les bolcheviks sous le rapport de la liberté du commerce, il semblait bien que ce déplacement fût peu notable, que les mots d’ordre du « pouvoir des Soviets » fussent identiques à quelques changements près, à quelques amendements près, mais en réalité les éléments sans-parti ont fait office de marchepied, de gradin, de passerelle pour les gardes blancs ». Car la liberté pour le petit paysan (point 11), pour le petit artisan (point 13), est-elle concevable sans celle du petit commerçant, tous trois ayant vocation à reproduire naturellement le développement du capitalisme. « Liberté du commerce » est d’ailleurs conforme aussi au point 8, la suppression des barrages routiers.
Quant au point 9, « uniformiser les rations », il peut apparaitre à la fois comme une esquisse de lutte contre la formation d’une nouvelle bourgeoisie rouge (expression typiquement chinoise maoïste), et comme… irréalisable, ce qu’indique immédiatement la suite de la phrase : « excepté pour ceux qui exercent [certaines] professions ». Marx l’affirmait dans sa Critique du programme de Gotha [24] : Pour être juste, « le droit [doit] être non pas égal, mais inégal ».
En définitive, cette « liste de revendications » [25] est considérée à juste titre comme une résolution politique. Un petit « décalage du pouvoir » pouvant « faire office de marchepied ». Ce sera clair dès le lendemain, 2 mars.

.8. Du 1er au 2 mars

Le lendemain de l’adoption de la résolution par la quasi-unanimité des 15 000 marins et soldats, un peu plus de 300 délégués se réunissent, officiellement pour mettre en œuvre la réélection du Soviet de la ville. C’est alors que, selon J-J Marie, « la démocratie soviétique rénovée de Cronstadt commence… par un abus de pouvoir » [26].
A 1 h 35 du matin, le marin anarchiste Iakovenko, bras droit de Petritchenko, adresse à toutes les unités de l’île le message suivant : « Vu la situation qui s’est créée à Cronstadt, le parti des communistes est en ce moment écarté du pouvoir. C’est le comité révolutionnaire qui provisoirement dirige… » [27]. Preuve que certains ont préparé sans tarder la suite des événements, sans attendre la « réélection » revendiquée.
Dans la matinée, un comité révolutionnaire est constitué dans le fort Rif, situé à l’ouest de l’île. « Au début personne ne voulait en faire partie ». Finalement cinq soldats sont élus. Le comité révolutionnaire ordonne le désarmement immédiat de tous les communistes du fort. (…) Puis il convoque tous les officiers…, et demande à chacun s’il désire travailler avec le comité révolutionnaire contre les communistes. La réponse est oui » [28].
En début d’après-midi, l’assemblée des 300 délégués « prend trois décisions capitales : elle constitue un comité révolutionnaire provisoire, elle décide d’arrêter tous les délégués et dirigeants communistes, et elle ne procède pas à la réélection du soviet de Cronstadt pour laquelle elle avait été convoquée ». Ces initiatives ont pour prétexte « l’annonce de l’attaque de la réunion par une colonne de communistes armés et grimpés sur des camions surmontés de mitrailleuses » [29]. Colonne que personne n’a jamais vue.
« Un abus de pouvoir » ? Parmi les questions à se poser figure celle-ci : Comment et pourquoi a été mis en place le comité révolutionnaire de Cronstadt ? Entendons-nous bien : toute prise du pouvoir est un coup de force ; il ne s’agit pas de cela. La question posée ici est apparentée à celle qui se trouve dans la plate-forme de VP : « Quels dirigeants ?... Le courant anarchiste et libertaire refuse le principe même des dirigeants, considérés par définition comme des bureaucrates. Un tel refus aboutit en réalité à l’existence de dirigeants de fait, dont le contrôle est bien plus difficile » [30].
Une avant-garde transforme des revendications immédiates en prise du pouvoir ? Là encore, d’accord sur le principe. Pas sur la manière et le contenu à Cronstadt. Le 2 mars sur l’île de Kotline, il s’agit d’une avant-garde petite-bourgeoise qui s’appuie sur l’anti-communisme de la masse paysanne du pays, et sur la lassitude ouvrière après quatre années de lutte, pour éliminer l’avant-garde prolétarienne, quels que soient par ailleurs les défauts de celle-ci. C’est Octobre à l’envers.

.9. Quels alliés ?

Dans son rapport d’activité au Xè congrès, le 8 mars, Lénine, en venant à la situation de Cronstadt, dit à la fois : « Le pouvoir politique détenu par les bolcheviks est passé à un conglomérat mal défini » ; et : « Le mouvement a abouti à une contre-révolution petite-bourgeoise, à un mouvement petit-bourgeois anarchiste ». Et encore : « Il est certain, vous le savez tous, que les généraux blancs ont joué un rôle important. C’est pleinement établi. Deux semaines avant les événements de Cronstadt, les journaux parisiens annonçaient déjà une insurrection dans la ville. Il est absolument évident que c’est l’œuvre des socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l’étranger » [31].
Un nom est mis en avant, dans la lignée des Koltchak, Wrangel, Denikine : c’est le général Kozlovski. Mais ce dernier n’est pas un « général blanc ». Il a été nommé commandant de l’artillerie de Cronstadt « par le commissariat à la guerre, comme 40 000 autres officiers tsaristes en service dans l’armée rouge ». Il a même été décoré en octobre 1920 « pour son courage et ses faits d’armes dans la bataille contre Ioudenitch » [32]. On ne va donc pas reprocher aux insurgés de mobiliser des officiers, le problème est qu’ils les mobilisent « contre les communistes ».
Quant aux journaux parisiens qui annoncent une insurrection deux semaines auparavant, Lénine souligne lui-même dans son discours de clôture du congrès, le 16 mars, « qu’à l’heure actuelle le capitalisme mondial a lancé (…) une campagne incroyablement fébrile et hystérique ». « Depuis début mars », dit-il [mais pourquoi cette campagne n’aurait-elle pas commencé avec les grèves de Petrograd ?], « toute la presse occidentale déverse quotidiennement des flots de nouvelles fantastiques, peignant des insurrections en Russie, la victoire de la contre-révolution, la fuite de Lénine et de Trotski en Crimée, le drapeau blanc arboré sur le Kremlin, le sang coulant à flots… » [33].
Il n’est pas besoin de prouver un complot pour constater deux faits : 1) 700 000 Russes blancs se sont réfugiés à l’étranger ; 2) Comme le souligne Alfred Rosmer [34], « dès le déclenchement du soulèvement, tous les ennemis des bolchéviks accoururent : socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche, anarchistes, menchéviks ; la presse de l’étranger exulte ; (…) le programme des rebelles ne l’intéresse pas, mais elle comprend que leur révolte peut accomplir ce que les bourgeoisies coalisées n’ont pu faire : renverser un régime exécré »…
Une aide concrète est organisée. « Le 9 mars au soir, une délégation de la Croix Rouge russe en émigration installée en Finlande arrive à Cronstadt ». Sa composition n’a rien d’humanitaire : le baron Vilken, ancien commandant du Sébastopol ; le général Iavit ; un colonel représentant de Nicolas Romanov à Helsinki ; le chef du service de renseignements de l’état-major finlandais ; un membre de l’organisation monarchique dite de Tagantsev ; un émissaire de l’organisation clandestine des SR ; et des journalistes [35]. La délégation se réunit avec le comité révolutionnaire provisoire et les officiers de Cronstadt, puis repart en laissant Vilken sur place. Certains marins du Sébastopol le reconnaissent et sont « ébranlés ». L’un d’eux se dit scandalisé : « Ceux qui étaient d’accord pour l’amitié mutuelle avec le baron blanc criaient qu’ils étaient pour le pouvoir des soviets » [36]. Cette fois, effectivement, il faut parler d’un officier blanc. On a les amis que l’on mérite…
Ces fricotages avec les généraux refroidissent la sympathie des travailleurs de Petrograd pour ceux de Cronstadt, sympathie qui était déjà limitée. Les Cronstadtiens, eux, « attendent une révolte ouvrière à Petrograd qui ne viendra pas » [37]. C’est à peu près leur seule stratégie. Mais premièrement, cette révolte… est passée, elle a eu lieu en février. D’autre part, comme l’exprime un colonel monarchiste qui le regrette, « les matelots n’avaient pas tenu compte de leur impopularité enracinée dans le peuple » [38]. Trotski, après avoir décrit des marins qui « se coiffent comme des souteneurs », c’est-à-dire une sorte d’aristocratie soldatesque, affirme : « Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l’autre côté de la barricade » [39]. Les officiers blancs ou les ouvriers rouges, il fallait choisir !
Restent deux questions, l’une tout-à-fait centrale, l’autre assez secondaire : Y avait-il une possibilité d’éviter l’affrontement militaire ? Quel a été le rôle de Trotski dans la répression ?

.10. Une marge de négociation ?

Le 5 mars, une proposition de négociation émane d’Alexander Berkman. Cet anarchiste américain est arrivé en Russie en 1919, avec Emma Goldman. Berkman et deux anarchistes russes contactent Zinoviev pour lui proposer d’envoyer à Cronstadt une délégation de cinq personnes, dont deux anarchistes, en vue de « régler le conflit (…) non par la force des armes mais dans la camaraderie et la compréhension révolutionnaires ». Zinoviev ne répond pas [40].
Mais le lendemain 6 mars, le soviet de Petrograd – présidé par Zinoviev – demande par radiogramme au CRP « si l’on peut envoyer de Petrograd quelques personnes choisies dans le soviet des sans-parti et de membres du parti à Cronstadt pour savoir de quoi il s’agit ». Le CRP répond : « Nous n’avons pas confiance dans le caractère sans parti de vos sans-parti. Nous proposons d’élire dans les usines, chez les soldats rouges et les marins, des représentants des sans-parti en présence de nos délégués. Vous pourrez ajouter 15% de communards à la délégation de sans-parti ainsi créée ». Veulent-ils vraiment dicter la composition et la désignation de la délégation, ou bien en profiter pour faire le tour des usines et des navires de Petrograd ? C’est de toutes les façons inacceptable. Pour l’historien Paul Avrich, « cette réponse cassante et rigide eut pour résultat l’abandon pur et simple de la proposition ; désormais le gouvernement n’essaya plus de composer avec les insurgés » [41]. Il se contente de rassembler des troupes…
A noter que Wikipédia sous-titre ces faits « Tentatives de négociations (demandées au gouvernement bolchevique) » et « Refus de négociations par les bolcheviks ».
Quant aux soutiens des insurgés, Alfred Rosmer donne un exemple de leur rôle : « Les socialistes-révolutionnaires s’étaient employés à empêcher une solution pacifique du conflit. Un de leurs chefs, Tchernov [ministre de l’Agriculture du gouvernement bourgeois formé en mai 1917], s’écria : « Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchévique des pourparlers que celui-ci entreprendra dans le but de gagner du temps » [42]. Gagner du temps, c’est exactement le contraire de la problématique des bolcheviks ! Trotski : « Nous avons attendu autant que nous avons pu que nos camarades abusés voient de leurs yeux où les entraînait la mutinerie. Mais nous nous sommes trouvés confrontés au danger de la fonte des glaces » [43]. « Nous avons attendu ? » : J-J Marie aurait pu ici contredire Trotski comme il le fait pour Zinoviev. Ce dernier, dit-il, « transforme en volonté de dialogue les délais indispensables pour concentrer, puis reconstituer et consolider les forces nécessaires à l’assaut prévu pour le 7 mars » [44]. Ceci dit, dialogue et initiatives militaires peuvent aller de pair.
En mars, quelques beaux jours apparaissent. Des flaques d’eau se forment entre la neige et la glace sur la Baltique. « Dans trois ou quatre semaines au plus tard, la fonte des glaces qui enserrent l’île et ses navires de guerre rendra l’île inaccessible à l’infanterie, mais accessible aux bateaux étrangers et donnera aux deux cuirassés la liberté de mouvement dont ils sont pour le moment privés » [45]. La marge de négociation est serrée.

.11. La répression, et Trotski

Le 4 mars, Trotski met plus de temps que prévu pour faire Moscou-Petrograd dans son train blindé, la voie est encombrée. Il arrive le 5, accompagné de Toukhatchevski et Serge Kamenev (à ne pas confondre avec Léon Kamenev). Il s’entretient en tête-à-tête avec Zinoviev. Le 6 au matin, il se rend à Sestrorestk, sur la côte de la baie, au nord-est de Cronstadt. Il y discute avec Ouglanov, secrétaire régional du parti. Le 8, le Xe congrès s’ouvre à Moscou. Le 9, il y fait un rapport sur Cronstadt à huis clos [46].
Son train est, entre autres, un véritable bureau d’état-major. Par radio, il s’informe en permanence, et dicte télégrammes, mesures et décrets. Pendant ces trois ou quatre jours, il rétablit la 7e armée qui avait été dissoute, et nomme Toukhatchevski à sa tête. Il ordonne d’envoyer en Géorgie les « marins peu sûrs » de Petrograd. Recevant un appel radio des insurgés, il demande que leurs émissions soient brouillées, ce qui est fait sans tarder. Il approuve la désobéissance d’un commandant qui a, au cours de l’assaut, ordonné à ses troupes la retraite devant un fort imprenable [47]
Ce qui est extrêmement surprenant, c’est comment il résume tout cela 21 ans plus tard, alors qu’il est attaqué sur ses « responsabilités personnelles » (dans Encore sur la répression de Cronstadt, 6 juillet 1938) :
« La rébellion éclata durant mon séjour dans l’Oural. De l’Oural, je me rendis directement à Moscou, pour le Xe congrès du parti. La décision de supprimer la révolte par la force militaire, si la forteresse ne pouvait pas être amenée à se rendre, d’abord par des négociations de paix, puis par un ultimatum, cette décision générale a été adoptée avec ma participation directe. Mais, après que la décision fut prise, je continuai à rester à Moscou et ne pris aucune part, ni directe, ni indirecte, aux opérations militaires. Quant aux répressions consécutives, elles furent intégralement l’affaire de la Tchéka. Comment se fit-il que je n’allai pas personnellement à Cronstadt ? La raison était de nature politique. La révolte éclata pendant la discussion sur ce qu’on appela la « question syndicale ». Le travail politique à Cronstadt était entièrement entre les mains du comité de Petrograd, dirigé par Zinoviev… »
« Resté à Moscou », et « aucune part, ni directe, ni indirecte, aux opérations militaires » ! Pourquoi Trotski, mis en demeure de s’expliquer, écrit-il cela ? La question est d’importance secondaire. Nous la laisserons aux trotskistes…
L’essentiel est ailleurs. Trotski conclut son texte ainsi :
« Mais je suis prêt à reconnaitre que la guerre civile n’est pas une école d’humanité. Les idéalistes et les pacifistes accusent toujours la révolution de commettre des « excès ». Mais le point capital est que ces « excès » découlent de la nature même de la révolution, laquelle n’est en elle-même qu’un « excès » de l’histoire. Celui qui le désire peut rejeter sur cette base (dans de petits articles) la révolution en général. Je ne la rejette pas. Dans ce sens, je prends la pleine et entière responsabilité de la répression de la révolte de Cronstadt ».
L’attitude parait respectable, responsable, et surtout révolutionnaire. Mais elle aussi pose problème. Car la révolution n’est pas seulement un excès fait d’une série d’excès, autrement dit un moment de l’histoire où les contradictions de classes deviennent violentes. S’en tenir à ce constat, ce serait encore pouvoir confondre les armées des « seigneurs de la guerre » pillant et violant dans chaque village, et les soldats de l’armée rouge payant même pour une simple aiguille et proposant leur aide pour les travaux des champs (selon les directives de Mao). « La liaison avec les masses », tel est, selon Lénine, « le fond du problème » [48]. Le fond de ses divergences avec Trotski.

.12. Le fond du problème

Emettre un avis politique fondé suppose de connaitre les faits – que nous avons essayé de résumer – et leur contexte – ce qui n’a été qu’évoqué. La révolte de Cronstadt se produit à la fin de la guerre civile et anti-impérialiste, comme un dernier épisode marquant. La lassitude des ouvriers et les révoltes paysannes ont-elles été sous-estimées ? Le virage de la NEP pouvait-il être pris plus tôt ? Le danger impérialiste n’était-il pas surestimé, les « bourgeoisies coalisées » étant désormais relativement démoralisées dans leur lutte pour « renverser ce régime exécré » [49] ? L’imminence de la fonte des glaces n’a-t-elle pas court-circuité une possibilité réelle d’enfoncer un coin entre une avant-garde solidement anti-communiste et une masse qui s’en prenait au gouvernement bolchevik uniquement parce que c’était le gouvernement ?
La troisième « thèse sur Feuerbach » de Marx énonce que « les hommes sont des produits des circonstances », mais aussi que « ce sont précisément les hommes qui modifient les circonstances », le tout dans une « pratique révolutionnaire ». Il est trop facile d’excuser les hommes en invoquant les circonstances, ou de les condamner en ignorant les mêmes circonstances. Il est plus difficile de maitriser la lutte des classes dans toute sa complexité.
Après avoir étudié une question, on en sort souvent avec une multitude de nouvelles questions. Mais aussi avec une ou deux nouvelles certitudes. Quand Lénine donne « la liaison aux masses » comme étant le « fond du problème » de ses divergences avec Trotski [50], il est dans le débat sur la « question des syndicats », mais ce pourrait être aussi le fond du problème de Cronstadt. « Le camarade Trotski a commis, selon moi, dit Lénine, plusieurs erreurs qui touchent au fond même de la question de la dictature du prolétariat. (…) Désaccords sur les méthodes d’aborder les masses, de gagner les masses, de réaliser la liaison avec les masses ». Et dans son « discours sur les syndicats », le 14 mars au congrès, il martèle : « Tout d’abord, nous devons convaincre, et contraindre ensuite. Nous devons, coûte que coûte, convaincre d’abord, et contraindre ensuite. Nous n’avons pas su convaincre les larges masses, et nous avons perturbé les bonnes relations de l’avant-garde avec les masses » [51].
En mars 1921, les bolcheviks manquaient peut-être de temps pour convaincre, mais ils ne manquaient pas d’arguments, ni d’expérience. Rappelons simplement l’attaque du général Kornilov en août 1917. L’Histoire du PC bolchevik résume ainsi l’épisode :
« On envoya des délégués au-devant de la « division sauvage » qui marchait sur Petrograd ; quand ils eurent expliqué aux soldats – des montagnards du Caucase – le vrai sens du coup de force de Kornilov, la « division sauvage » refusa de marcher sur Petrograd ! Des agitateurs furent également envoyés dans les autres formations de Kornilov » [52].
D’abord convaincre, ensuite, si nécessaire, contraindre. On croirait avoir affaire à l’hypocrisie de la fausse démocratie, mais comment fonctionne le centralisme démocratique ? D’abord l’enquête et le débat, ensuite la décision, et s’il n’y a pas unanimité, la minorité est contrainte de se plier à la majorité.
Des agitateurs, face à la résolution en 15 points de Cronstadt, ne manquaient pas d’arguments. Plusieurs des revendications étaient déjà satisfaites (comme nous l’avons noté au paragraphe 7). La NEP était en passe d’être confirmée par le congrès. Certes, il est plus facile de refaire l’histoire que de la faire. Mais les circonstances alors, la force d’inertie d’une guerre de trois ans, ont fait que, même pour Lénine, ce fut plutôt « contraindre d’abord, convaincre ensuite ». Il déclare d’emblée, toujours à l’ouverture du congrès ce 8 mars : « Je ne doute pas que cette insurrection soit écrasée dans les jours qui viennent (…). Mais nous devons étudier de près les leçons politiques et économiques qui se dégagent de cet évènement » [53].

.13. Leçons politiques et économiques

Lorsqu’il en vient aux « questions économiques », dans son Rapport d’activité, Lénine part de Cronstadt et ouvre une perspective bien au-delà de la NEP :
« Que signifie ce mot d’ordre de liberté du commerce lancé par les éléments petits-bourgeois ? Il prouve que dans les rapports du prolétariat et des petits cultivateurs, il existe des problèmes ardus, des tâches que nous n’avons pas encore résolues. Je parle des rapports entre le prolétariat victorieux et les petits exploitants dans un pays où la révolution prolétarienne se développe alors que le prolétariat est en minorité, où la majorité est petite-bourgeoise. Ici, le rôle du prolétariat consiste à diriger la transition de ces petits exploitants vers les travail socialisé, collectif, communautaire. Théoriquement, c’est incontestable. Cette transition, (…) nous savons que nous pourrons l’assurer quand nous aurons une grosse industrie extrêmement puissante capable de fournir au petit producteur des biens qui lui démontreront de façon pratique les avantages de la grande production. (…) C’est l’affaire de nombreuses années ; il faudra pour cela des dizaines d’années au moins, sinon plus, étant donné notre ruine ». « C’est en s’inspirant de ces considérations que le Comité central a adopté une décision et ouvert la discussion sur le remplacement des réquisitions par un impôt en nature » [54].
Sur les questions politiques au contraire, ou pourrait dire que Lénine, au lieu de partir de Cronstadt pour proposer des concessions et ouvrir des perspectives, part de la question de la bureaucratie pour se heurter à la réalité de Cronstadt (et du fractionnisme dans le parti) :
« Deux mots au sujet de la bureaucratie qui nous a pris tellement de temps. (…) Dans notre structure étatique, la bureaucratie est devenue un mal tel que le programme de notre parti en fait état, ceci parce que la bureaucratie est liée à l’élément petit-bourgeois et à son éparpillement. On ne peut vaincre cette maladie que par l’union des travailleurs qui doivent savoir (…) exercer leur droit par l’intermédiaire de l’Inspection ouvrière et paysanne. (…) Nous observons souvent que certains de ceux qui combattent ce mal, veulent, parfois même sincèrement, aider le parti prolétarien, le mouvement prolétarien, mais en réalité ils favorisent les éléments anarchistes petits-bourgeois qui, au cours de la révolution, se sont révélés à plusieurs reprises comme les ennemis les plus dangereux de la dictature du prolétariat. Aujourd’hui, et c’est là la conclusion et la leçon essentielles des événements de cette année, ils se sont révélés une fois de plus comme l’ennemi le plus dangereux, le plus susceptible de modifier l’état d’esprit des larges masses, et de gagner même une fraction des ouvriers sans parti. La situation de l’Etat prolétarien devient alors extrêmement difficile » [55].
Ouverture et perspectives en matière économique, resserrement et « cohésion maximum » [56] dans le domaine politique. Il est vrai que la révolution économique bourgeoise, la révolution industrielle, reste à faire ; alors que la révolution démocratique est déjà dépassée. Les travailleurs n’ont pas de « grosse industrie extrêmement puissante », mais ils ont vu de leurs propres yeux que le mot d’ordre d’Assemblée constituante était réactionnaire.
Lénine qualifie l’Etat dirigé par le prolétariat d’ « appareil que nous avons emprunté au tsarisme en nous bornant à le badigeonner légèrement d’un vernis soviétique » [57]. Il s’oppose à Trotski en affirmant : « Notre Etat n’est pas un Etat ouvrier » [58]. Mais il ne dit mot de la revendication première des Cronstadtiens, la démocratie dans et par les soviets. Il est vrai que ceux-ci – c’est ce qu’affirme Spartacist – « s’étaient atrophiés. (…) Toutes les tendances socialistes et anarchistes avaient été vidées de leurs militants subjectivement révolutionnaires, qui avaient rejoint les bolcheviks, soit individuellement, soit par regroupements ». Ces organisations « étaient en 1921 devenues des coquilles vides et des laquais de la contre-révolution » [59].
Bettelheim souligne ce que fut ce printemps 1921 également en matière de centralisme démocratique à l’intérieur du parti : « Le Xe congrès est le dernier à avoir été précédé d’un débat largement ouvert. Lors des congrès ultérieurs, les diverses oppositions ne pourront plus s’exprimer aussi librement, ce qui rompt avec la tradition du bolchevisme » [60].
« Dans un pays où la majorité est petite-bourgeoise » [61], quels moyens d’expression a celle-ci, que la minorité dirigeante prolétarienne puisse aisément approuver ou combattre (selon la méthode « convaincre d’abord, contraindre ensuite ») ? Bettelheim cite sur ce point Mao Tsé-toung, « un texte d’avril 1956, intitulé Sur dix grands rapports : « Il apparait maintenant, affirme Mao, qu’il vaut mieux avoir plusieurs partis. Il en a été ainsi dans le passé et il en sera de même dans le futur, jusqu’à ce que tous les partis aient disparu » [62]. La plate-forme de VP fait remarquer : « Le multipartisme n’est pas la garantie de la démocratie pour les exploités », mais « cette question n’est pas tranchée dans VP » [63]. Et plus loin : « Lénine a compris les dangers du bureaucratisme, mais n’a envisagé son élimination que par le perfectionnement du travail du parti » [64]. Cette énorme question de l’unité-contradiction entre « démocratie pour les exploités » et lutte contre une bourgeoisie « badigeonnée d’un vernis soviétique » sera à nouveau massivement posée au début des années 1960, avec la « querelle sino-soviétique » et la Révolution culturelle en Chine. D’autres hommes et d’autres circonstances feront alors avancer l’histoire du communisme.

.14. Conclusion, questions

Alors, et Cronstadt ? Premièrement, d’accord pour en faire un symbole, un événement significatif, « qui a illuminé la réalité » [65]. « Dans mon rapport, j’ai tout ramené aux leçons de Cronstadt, tout, depuis le début jusqu’à la fin », affirme Lénine le 9 mars, en réponse à une critique de Kollontaï [66]. Là où Trotski au contraire minimise, relativise : « Au cours des années de la révolution, nous avons eu pas mal de conflits avec les Cosaques, les paysans et mêmes certaines couches d’ouvriers (des ouvriers de l’Oural organisèrent un régiment de volontaires de l’armée de Koltchak !) » [67].
Deuxièmement, s’il-vous-plait, pas de pleurnicheries pacifistes, humanistes, petites-bourgeoises sur le fait que la lutte des classes prend des formes violentes, ou que les travailleurs rouges trouvent en face d’eux, en partie, d’autres travailleurs, qui se sont faits les larbins de la réaction. Donc, d’abord un point de vue révolutionnaire. Ensuite Cronstadt peut rester à la fois un symbole de l’inhumanité inhérente à toute guerre, y compris la guerre révolutionnaire. Et le symbole de la victoire totale des travailleurs russes, l’effondrement du dernier espoir de tous les exploiteurs du pays et du monde face à ce pouvoir sans précédent des ouvriers.
Troisièmement, nous l’avons vu, la « réalité » qui a été « illuminée », ce sont tous les problèmes économiques et politiques du passage « de la guerre à la paix » [68], et des changements induits alors dans l’alliance entre ouvriers et paysans. Sans faire des petits producteurs, comme les anarchistes, des travailleurs comme les ouvriers, ayant droit à une totale démocratie prolétarienne. Ni, comme les trotskistes, une masse devant simplement « se soumettre à la dictature du prolétariat » (Trotski, Beaucoup de tapage…) [69].
Et puis, n’en restons pas aux grandes positions de principe. Répondons à quelques questions précises.
-  Est-ce que les marins, soldats et ouvriers de Cronstadt de 1921 étaient les mêmes que ceux de 1917 ?
-  Quel était le programme politique des Cronstadtiens, leur base de classe, leurs perspectives à terme ?
-  Pourquoi les insurgés ont-ils eu immédiatement le soutien de tous les Blancs et les impérialistes ?
-  A quoi peut-on s’attendre, au cours d’une guerre civile, quand on se révolte contre le pouvoir en place, qu’on désarme ses représentants, et qu’on emprisonne ses dirigeants ?
Cronstadt, un « aveu de faiblesse du parti bolchevik et du prolétariat révolutionnaire » ? Mais toute mesure militaire ou répressive est un aveu de faiblesse. Et une démonstration de force à la fois. La force évidente, sans aveu ni démonstration, c’est la paix, par l’adhésion ou la dissuasion. Bien des aveux de faiblesse et des démonstrations de force seront encore nécessaires de la part du prolétariat avant la disparition complète des classes sociales sur la planète.

RÉFÉRENCES DES NOTES
Lénine : Œuvres, Editions Sociales, 1974.
Jean-Jacques Marie : Cronstadt, Fayard, 2005.
Bettelheim : Les luttes de classes en URSS, 1917-1923, Maspéro, 1974.
Histoire du PCbUS : Histoire du PC bolchévik de l’URSS, Moscou 1949, Norman Béthune 1971.
Spartacist : Cronstadt 1921 : bolchévisme ou contre-révolution, Spartacist n° 37, été 2006.
Wikipédia : Révolte de Cronstadt.
Rosmer : Moscou sous Lénine, Alfred Rosmer, Les Bons Caractères, 2009.

AUTRES RÉFÉRENCES
Emma Goldman, Léon Trotsky : Emma Goldman, Textes inédits extraits de Ni patrie ni frontières n° 1, septembre 2002 (60 pages).
Alexandra Kollontaï : L’Opposition Ouvrière, 1921 (30 pages).
Ante Ciliga : L’insurrection de Cronstadt et la destinée de la révolution russe (18 pages).
Trotski : Encore sur la répression de Cronstadt, 6 juillet 1938 (2 pages).
Voline : Kronstadt par Voline, publié par Sureau (38 pages)

[1J-J Marie, p19

[2J-J Marie, p29

[3J-J Marie, p40

[4Bettelheim, p316

[5J-J Marie, p59

[6Lénine, T32, p184 et 191

[7Histoire du PCbUS, p276

[8Bettelheim, p357

[9J-J Marie, p79-80

[10Bettelheim, p327

[11Spartacist, p17

[12Spartacist, p15, Le rôle de Trotski

[13Spartacist, p6

[14J-J Marie, p83

[15J-J Marie, p82

[16J-J Marie, p90

[17J-J Marie, p101-2

[18J-J Marie, p107

[19Wikipédia

[20J-J Marie, p69

[21Wikipédia, note 6

[22J-J Marie, p140

[23T32, p191

[24Ed. Sociales, p32

[25J-J Marie, p137

[26J-J Marie, p164

[27J-J Marie, p163

[28J-J Marie, p167

[29J-J Marie, p173

[30Plate-forme de VP, cahier 4, p14

[31T32, p190-1

[32J-J Marie, p170

[33T32, p281-2

[34Rosmer, p66

[35J-J Marie, p280

[36Spartacist, p11

[37J-J Marie, p188

[38J-J Marie, p199

[39Trotski, 15 janvier 1938

[40J-J Marie, p234

[41J-J Marie, p249

[42Rosmer, p67

[43J-J Marie, p347

[44J-J Marie, p250

[45J-J Marie, p256

[46J-J Marie, p226, 234, 245, 250, 289

[47J-J Marie, p245, 252, 253, 264, 272

[48T32, p15

[49Rosmer, p66

[50T32, p15

[51T32, p221

[52Histoire du PCbUS, p222

[53T32, p190-1

[54T32, p193, 194

[55T32, p198-199

[56idem

[57T36, p818

[58T32, p16

[59Spartacist, p8

[60Bettelheim, p354

[61T32, p193-194

[62Bettelheim, p239

[63Cahier 2, p15

[64Cahier 2, p27

[65Lénine, T32, p295

[66T32, p200

[67Beaucoup de tapage, 15 janvier 1938, p36

[68T32, p195

[69Beaucoup de tapage, p40

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