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Conclusion : faire vivre les enseignements de Mai 1968

Partisan Magazine N°11 - Mai 2018

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L’essentiel des acquis politiques de 68 a été gommé, haché menu en particulier par 14 ans de mitterrandisme. Réaffirmer simplement que mai 68 a aussi été juin, a aussi été ouvrier, a surtout été anticapitaliste, ça intrigue déjà ! Rappeler que pour des millions d’ouvriers, cela a constitué une bascule irréversible dans leur façon de vivre et de voir l’avenir, ça demande clarification.
Eh bien, reprenons en six points quelques leçons de 68...

1. Mai 68 a été un coup de force des travailleurs, un acte de dictature ! Et juin a été une reprise en main réformiste...

Nicolas Rivière, Mai 68 ou 120 ans après : « Ce qui irritait plus que tout les capitalistes dans cette lutte, c’était l’occupation, les piquets de grève, les refus de voter ou les votes à main levée, bref tout ce qui, aussi limites qu’ils aient été, constituaient tout de même de la part du prolétariat des actes de dictature. L’occupation n’était pas la « prise du pouvoir à la base » qu’on a prétendu, car avoir le pouvoir, c’est l’exercer, et on ne peut l’exercer dans une usine si le pouvoir d’Etat appartient à l’ennemi. Néanmoins l’occupation symbolisait ce droit que se réserve la CO de s’emparer par la violence des moyens de production. »
68, comme cela a été souvent caricaturé, c’était aussi un formidable rejet de l’autorité : du père, du chef, du patron, du dirigeant, du mandarin de l’université ou de l’hôpital, tous ont été bousculés et leur pouvoir dit naturel remis en cause... Quand Balladur a remercié le PCF de son apport au rétablissement de l’ordre, c’est de cela qu’il parlait : la soumission à l’autorité est essentielle pour le fonctionnement des vieux engrenages, et il y avait de l’ordre à remettre !
68 a été l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes de pouvoirs locaux, dans l’entreprise quand il y a eu prise en charge collective de la lutte, et dans une région ou, comme à Nantes, il y a eu appropriation collective de fonctions habituellement dévolues au marché et à l’Etat.
Les moyens ordinaires de l’appareil d’Etat, armes et administratifs, flics, CRS, préfets, etc., étaient débordés, impuissants. Pendant quelques jours, dans la dernière semaine de mai, le pouvoir hésite. Entre la carotte et le bâton. Entre la voie des généraux, De Gaulle et Massu, et la voie des négociateurs, Pompidou et Séguy.

2. Mai 68 a exprimé la volonté d’un changement total des conditions de vie et de travail, la volonté d’une révolution. En juin, c’est la campagne électorale qui commence...

Mais 68 a signifié le renouveau de l’espoir d’un changement de société, par et pour les travailleurs. Après des années de domination socialiste puis gaulliste qui en avaient ôté jusqu’au parfum.
68 a aussi été de la part des ouvriers un formidable appel à s’occuper des questions de la vie hors usine. Le logement, la sante, l’école, les transports, ont été investis directement et pendant des années par des ouvriers radicalisés.
C’est tout un mode de production et de consommation qui a commencé d’être dénoncé. Même si la petite-bourgeoisie a, après, davantage résumé le débat, jusqu’à la soumission, aux impératifs de la dite ’’société de consommation”, la critique du capitalisme sur ces questions, engagée par les intellectuels quelques années auparavant, a touché de larges couches nouvelles de la population.
68, à y regarder de plus loin, c’est la prise en compte, pour la contester et l’abattre, de la dimension idéologique du capitalisme : les médias, la culture.

3. Mai 68, c’est la remise en cause de la domination politique du réformisme, et de ses organisations, PCF en tête. Et juin sera leur contre-offensive.

Un acquis important de 1968 est le développement dans la classe ouvrière et le prolétariat de franges minoritaires, mais nombreuses, en rupture avec les appareils réformistes. En premier lieu le PCF et la CGT. La délégation de pouvoir et la division sociale ”naturelle” du pouvoir en ont pris un coup... L’idée de base était tout le contraire : prenons nos affaires en main nous-mêmes, c’est à nous de le faire... Justement, juin 68 a consisté en une large critique fondamentale de la voie pacifique parlementaire des réformistes, sensée pouvoir parvenir au socialisme par les urnes et sans affrontements. Le coup d’Etat contre Allende au Chili en 1973 a encore participé à clarifier le caractère criminel de cette prétention [1], à laquelle l’arrivée de la ’’gauche” au pouvoir en 1981 aurait pu donner le coup de grâce... si les forces politiques pour la combattre avaient su l’analyser correctement !

4. Mai 68, c’est l’union de tout le peuple autour de la classe ouvrière. Et juin sera le retour de l’ouvrier à la place d’ouvrier : revendiquer, puis reprendre le travail.

La notion maoïste de peuple, toutes les couches se situant du même côté de la contradiction principale d’avec le capitalisme, a connu une application concrète dans les luttes et convergences de nombreuses couches sociales non ouvrières : employés des Postes ou des grands magasins, paysans, mariniers, taxis, agents hospitaliers... Une critique partagée du capitalisme s’est emparée de couches jusque-là séparées, passives et ignorées.
68 a marqué aussi l’irruption de la province dans la mémoire du collectif ouvrier, ou des expériences essentielles ont été menées loin des regards et de la suprématie parisienne : forum et affrontements de Sochaux, gestion collective de Nantes, occupations radicales au Mans, à Cléon et à Flins... Conséquences sociales de la décentralisation du capitalisme organisée dans les années 60. Plus rien ne sera comme avant aussi de ce point de vue...
Un élément essentiel de 68 a été un rapprochement nouveau et profond entre la contestation intellectuelle et la lutte des travailleurs, celle justement qu’a essayé d’empêcher le PCF pour garder son contrôle sur le mouvement ouvrier. On ne parle pas seulement des prises de parole de Sartre à Billancourt, mais des rapports étudiants/jeunes ouvriers, qui ont été bien plus riches et féconds que ce qu’on a voulu en dire. Partie prenante de cette fusion du socialisme scientifique et du mouvement ouvrier à laquelle Marx et Engels ont appelé.

5. Mai 68 a été une secousse qui a ébranlé la société pendant plusieurs années. Il a fallu mai 1981 pour l’enterrer ensuite entièrement.

XavierVigna, L’insubordination ouvrière : « Au plan national, les grèves de mai-juin 68 ouvrent un cycle d’insubordination ouvrière et de déploiement d’une politique ouvrière qui s’achève en 1979, avec la terrible défaite des sidérurgistes de Longwy et Denain. Ces luttes d’usine constituent une rupture inaugurale qui se déploie ensuite pendant une dizaine d’années. »
Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures : « Mai 68 marque en fait l’émergence sur la scène politique du statut du « travailleur immigré » dans la société française. Avant 1968, les partis de gauche s’étaient montrés peu loquaces sur le sujet de l’immigration, notamment parce que les immigrés ne constituaient pas un électorat potentiel. Le campus universitaire de Nanterre, inauguré en 1964 et construit sur le site du pire bidonville de la banlieue parisienne, offrit aux étudiants une leçon concrète sur les inégalités de développement - une expérience vécue au quotidien, entre autres par Henri Lefebvre. Selon lui, c’est ce contact qui se trouve à l’origine de Mai 68. Tous les jours, les étudiants de Nanterre devaient traverser les bidonvilles pour assister aux cours sur leur nouveau campus. Ceux d’entre eux qui se détournèrent de leur chemin pour entrer dans les bidonvilles franchirent un cap décisif. En mai-juin, les groupes d’extrême-gauche agirent comme un catalyseur de nouvelles formes de pression, de représentation et de mobilisation des travailleurs immigrés ; à partir de 1970, des grèves de loyer, de la faim, le squat et d’autres formes de lutte collective inconnues avant Mai 68 commencèrent à mettre les immigrés en confrontation directe avec l’appareil de l’Etat... ».
Après la dramatique soumission de la classe ouvrière française aux visées coloniales, 68 a constitué le départ d’un renouveau des solidarités avec les confettis de l’empire (DOM-TOM) et des mouvements de soutien aux peuples opprimés. Mais les unes et les autres avaient déjà contribué à la mobilisation politique avant mai 68 : émeutes en 67 en Guadeloupe, guerre du Vietnam, etc.
De la même façon, le mouvement des femmes, la création en 1970 du MLF, mouvement de libération des femmes, celle du FHAR en 1971, front homosexuel d’action révolutionnaire, les luttes des années 70 sur l’avortement et la contraception, sont des enfants légitimes des luttes et débats de 68.

6. Des questions essentielles ont malgré tout été laissées dans l’ombre en 68 :

• La dimension militaire de la lutte, et le rôle de l’Etat,
• La nature de l’impérialisme français,
• Le rôle révolutionnaire spécifique des immigrés, et des femmes.
Ce sont les questions du démocratisme, du nationalisme, et du sexisme. Ce sont les questions les moins évidentes. Finalement, c’est la question d’un authentique parti communiste ouvrier sachant guider les combats pour une autre société, articuler les aspirations légitimes immédiates des travailleurs et la question du pouvoir. A ce propos, deux sous-questions.
1- Pourquoi, alors que les années 1963-1968 avaient été celles d’une scission entre les communistes réformistes prosoviétiques et les communistes révolutionnaires prochinois, est-ce que ce sont les trotskistes, LO et dans une moindre mesure la LCR, qui sont sortis renforcés dans la classe ouvrière ? Réponse : parce que, pour passer de la droite a la gauche, on passe souvent par le centre !
2- Qu’aurait fait un parti communiste révolutionnaire dans un mouvement comme mai-juin 68 s’il avait existé ? La réponse est plus longue.
Premièrement , il aurait été de toutes façons minoritaire face au PCF et à la gauche. Parce qu’un parti révolutionnaire ne peut devenir majoritaire qu’au cours d’une crise révolutionnaire. Or celle de fin mai n’en fut pas vraiment une puisqu’elle n’a pas été ouverte, donc vécue, donc politique. Impossible dans ce cas de transformer une grève générale en prise du pouvoir.
Deuxièmement , il se serait battu, mais là aussi minoritaire, pour que la grève générale soit générale, et pas gérée finalement boîte par boîte (la CGT s’est bien gardée d’assumer le mot d’ordre de grève générale, de présenter une plate-forme unifiante et de négocier sur cette plate-forme).
Troisièmement , il aurait rassemblé tous ceux, à commencer par les ouvriers avancés, qui se détachaient du réformisme. Il les aurait renforcés dans leur conscience et leur organisation, ce qui aurait été l’issue la plus favorable aux intérêts ouvriers dans l’immédiat et pour les années ultérieures.

L’histoire des ruptures et des limites entre stratégie de « gauche » et stratégie révolutionnaire a l’époque pourrait faire l’objet d’un autre dossier entier de Partisan magazine ! Le PCF a continué à combattre les « gauchistes ». Les ouvriers qui étaient déçus par le PCF ou la CGT s’abstenaient aux élections, ne militaient plus que syndicalement ou dans des associations. LO poursuivait dans la ligne économiste du PCF et laisse les questions de société, celle des femmes, des immigrés, des minorités sexuelles, des conditions de travail... à la petite-bourgeoisie.
VLR, Vive La Révolution, a été la seule organisation à saisir l’importance politique de ces questions et à les développer. Mais sans réussir à construire une centralité ouvrière qui les unisse. L’organisation a donc éclaté selon les dynamiques divergentes de ces questions. Un peu comme la Ligue puis le NPA. Ne parlons pas de la Gauche Prolétarienne qui, par ouvriérisme, cultivait le machisme et l’homophobie.
Finalement, c’est le PS qui a capté les aspirations de mai, qui les a fait porter par des couches non ouvrières, jusqu’en 1981...
Tout reste à faire ! Mais mai 68 a été une brèche formidable. Si nous savons faire vivre ses enseignements dans nos combats actuels, nous serons sur la bonne voie !

[1Voir notre brochure « L’impossible voie réformiste du Chili d’Allende » http://ocml-vp.org/article1110.html

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