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Interview : peut-on concilier santé et profit ?

Partisan Magazine N°15 - Juin 2020

On est exposés aux toxiques chimiques dans tous les aspects de notre quotidien, mais ce sont avant tout les ouvriers, ouvrières, les travailleurs de l’industrie, du BTP, de la santé, du nettoyage qui sont parmi les plus exposés.
Interview d’un camarade qui travaille dans une usine qui produit des pièces en graphite, avec des procédés très polluants.

En tant que travailleur dans l’industrie, comment es-tu exposé aux toxiques chimiques ?

Je travaille dans une usine qui produit des pièces en graphite. On les fabrique, on les usine et on leur fait subir des traitements thermiques à plusieurs milliers de degrés. Cela produit des HAP (Hydro-carbures aromatiques polycycliques) [1] sous forme de poussières, de goudrons, de vapeurs, d’huiles qui sont des cancérogènes certains. Les HAP c’est le principal danger mais on est aussi exposés à plein d’autres choses. Car pour faire tourner ces fours, on doit injecter des acides, du chlore, du gaz naturel, etc. On a l’impression de patauger dedans. L’usine est vieille, grisâtre et poussiéreuse, tout est imprégné par des couches successives de pollution. En tant que travailleur de l’usine on ne peut pas y échapper.

Comment cette exposition aux HAP a été révélée et quelles sont les conséquences dans ton usine ?

En fait, la préoccupation est venue de l’extérieur du collectif ouvrier, lorsque la médecine du travail a lancé une campagne de dépistage pour détecter une contamination des travailleurs. Le patron a dû accompagner la campagne de prélèvement et élaborer un plan de prévention. Ça a permis de révéler la contamination massive des travailleurs aux HAP, jusqu’à 20 fois le seuil d’exposition professionnelle autorisé !

Les travailleurs sont désormais conscients du problème mais en fait on s’en doutait déjà. Nous les ouvriers qui travaillons sur des matières chimiques dégueulasses, c’est comme ça, on est contaminés et on en meurt. « Les gens meurent du cancer ici », c’est dit comme ça, presque naturellement, de façon résignée. Ça me fait penser aux discussions sur la réforme des retraites. Passer deux ans dans une atmosphère néfaste au contact des produits toxiques, c’est pas la même chose que deux ans dans un bureau. C’est une question de classe. La question de l’âge de la retraite pour beaucoup de gens c’est une question de vie ou de mort, c’est pas une question de confort. C’est d’autant plus vrai pour les ouvriers qui sont exposés à de multiples risques. Quand on pose la question aux anciens, on apprend que parmi ceux qui partent à la retraite, beaucoup meurent de cancer. Mais comme il est difficile de faire reconnaître le caractère professionnel d’une maladie, c’est un phénomène sous-estimé. Je suis ému car c’est une usine ancienne et il y a des générations d’ouvriers et d’ouvrières qui ont travail-lé dans des conditions exécrables. C’est comme un massacre de masse un peu silencieux. C’est terrible, on ne voit que la partie émergée de la souffrance ouvrière. C’est quelque chose qui mériterait qu’on fasse toute la vérité dessus.

Comment ça a fait bouger la conscience (ou pas) des travailleurs ?

Disons qu’il y a trois réactions. D’abord il y a les gens résignés, même si ça les révolte. Ensuite, il y a les gens qui voient ça d’un œil très cynique, qui vont demander une prime. Pour eux ça se réduit à une question de blé, alors que notre santé elle n’a pas de prix ! Le capitaliste il nous prend notre force de travail, il nous prend tellement de notre vie qu’en plus on ne va pas lui donner encore notre santé ! La pénibilité, la souffrance au travail c’est la manifestation physiologique sur notre corps de l’exploitation. Non seulement on nous vole le produit de notre travail mais on nous vole une partie de notre santé, et c’est aussi ça l’exploitation. Il faut refuser les pseudo compensations contre de l’argent, contre une prime.

Et puis il y a les gens qui contestent, qui exigent de leur hiérarchie les moyens d’être protégés, qui posent des questions. Untel va menacer d’exercer son droit de retrait, menacer d’avertir l’inspection du travail, refuser de faire telle tâche. Mais c’est pas réfléchi collectivement et les travailleurs de l’usine ne s’organisent pas encore pour mettre la pression tous ensemble et avoir des revendications claires. Si certains demandent pour eux-mêmes, ce n’est pas forcément par refus du collectif. C’est déjà une forme de courage, de ne pas se laisser faire, c’est respectable. Mais c’est aussi le privilège de ceux qui sont les moins précaires ou qui ont une qualification et qui n’ont pas peur de perdre leur boulot. Beaucoup d’autres sont coincés, souvent des anciens qui ont eu des postes très exposés. Vu leur âge ou leur spécialisation, ils sont un peu enchaînés à la boîte.

L’action collective est difficile à mener, même si la situation est favorable. Les travailleurs de l’usine s’intéressent à la question, en discutent beaucoup. « Je me souviens, les anciens ils n’étaient protégés par rien », « Moi quand je travaillais à tel poste, je n’étais pas protégé ». Mais pour l’instant ça s’arrête aux discussions de machine à café. Les organisations ouvrières, les syndicats, ont une grosse responsabilité dans cette situation. Avec la dégénérescence de la CGT de l’usine, les ouvriers sont moins sensibles et alertés sur leurs conditions de travail.

Et le patron il en dit quoi ?

Le patron, il commence par se défausser sur le patron d’hier, car l’usine a connu plusieurs rachats. Mais peu importe le patron, pour nous rien ne change. Le problème chez nous c’est que la direction n’a pas fait son boulot pendant plusieurs années, contrairement à ce que le code du travail l’y oblige [2]. Il impose qu’elle doit protéger la santé physique et mentale des salariés et supprimer le risque lorsque c’est technologiquement possible. Mais en fait ces articles c’est un peu comme le droit au travail inscrit dans la constitution. Si la lutte de classes n’est pas là pour l’imposer au patron, il ne se passe rien. Il cherchera toujours à supprimer les manifestations les plus visibles de la contamination, du risque, mais c’est tout. Parce que ça représente un coût financier.

On n’est pas des experts mais on sait qu’il existe des solutions technologiques qui permettraient de capter beaucoup plus efficacement les HAP en sortie des fours pour éviter que ça se balade partout. Mais si on veut rénover l’usine il y en aurait pour plus d’1 million d’euros... Le discours c’est : il faut concilier les impératifs économiques avec la santé des salariés. La santé c’est pas la priorité absolue, c’est toujours un compromis avec les nécessités de la production.

Ils cherchent aussi à nous culpabiliser. Tous les collègues fumeurs sont montrés du doigt, les col-lègues qui viennent au travail à vélo on leur dit que c’est à cause des gaz d’échappement qu’ils respirent. Mais aussi : « ça fait des années que vous portez mal vos EPI [3] », alors même que les gens n’avaient pas de consignes précises et n’étaient pas mis au courant du danger de ce qu’ils manipulent. Le capitaliste se défausse de ses responsabilités en détournant l’attention sur la responsabilité individuelle des gens, sur leur comportement au travail ou dans la vie en dehors du travail.

On essaye de nous déposséder de la question en nous disant « faites-nous confiance », aux experts, aux médecins du travail, aux laboratoires, ... Et dès qu’on pose des questions, qu’on conteste des choses qui nous sont présentées comme des vérités scientifiques on nous dit qu’on est paranos. C’est pas aux simples travailleurs de se mêler de la manière dont la question est gérée. Il faut laisser ça aux experts désignés par le patron. Sauf que la manière de gérer du patron va avoir pour conséquence d’accroître la pénibilité du travail, on va devoir porter des combinaisons étanches surchauffées, avec tout un attirail très contraignant, bouteilles d’oxygène etc. C’est difficile à supporter pour les collègues les plus âgés. Est-ce qu’on peut faire ça jusqu’à 67 ans ?! Encore une fois, ça va nous retomber dessus.

Justement, les experts nous disent (pour les HAP, mais aussi pour tous les autres produits chimiques !) qu’en-dessous d’un certain seuil, il n’y a pas de risque...

Ils font de la gestion par la dose, par le seuil d’exposition. Mais ça c’est contestable. On prétend que pour ce seuil, si on est un peu au-dessus c’est dangereux, mais un peu en-dessous il n’y a plus de danger. C’est difficile à croire, surtout qu’on sait maintenant qu’il suffit qu’une molécule s’insinue dans l’organisme pour que ça dégénère en cancer. Bien sûr, à des taux d’exposition faible il y a moins de risque. Mais dire que sous un seuil il n’y a pas de risque c’est problématique. Ce qui pose question pour les HAP c’est que le seuil acceptable d’exposition professionnelle vient d’une association de normalisation américaine. Ce seuil (appelé aussi valeur limite biologique qu’on retrouve dans les urines) est 6 fois plus élevé que la moyenne de la contamination globale de la population. Quelque part c’est un aveu, on a tous des HAP dans le sang parce qu’on est tous exposés aux pots d’échap-pement, aux rejets industriels, à la combustion de produits organiques. Ça pose question ! Les seuils sont eux-mêmes des compromis, entre la santé et ce qu’on considère comme une exposition inévitable pour produire de manière capitaliste.

Ton usine a été construite il y a longtemps et, comme souvent, la ville a fini par la rattraper. Autour de la zone industrielle il y a des collectifs d’habitants qui luttent contre la pollution que représente l’usine. Comment c’est perçu parmi tes collègues ? Que dit la direction ?

Le patron, il menace carrément de délocaliser. La question du chantage à l’emploi dans la mondialisation ça prend un tour particulier. C’est une chose crédible parce qu’on fait partie d’un groupe multinational, qui a des sites dans le monde entier. Au niveau des travailleurs de l’usine il y a aussi une forme de chauvinisme d’entreprise, parce que quelque part « on étaient là les premiers ». Au niveau des riverains, il y a bien sûr des préoccupations légitimes, la santé des enfants dans les écoles à proximité, mais aussi des préoccupations un peu pécuniaires sur le prix du foncier et la valeur de ton bien. C’est pas terrible quand t’as la vue sur une usine qui crache de la cendre... Le cœur de la solution c’est de dire que les travailleurs qui sont dans les usines dangereuses, c’est les premiers exposés au risque. Du coup si on supprime le risque pour les ouvriers, on supprime aussi le risque pour les riverains aussi. C’est de ce point de vue-là qu’il ne faut pas voir de contradiction entre l’emploi ouvrier dans l’usine et la santé des riverains, des gens qui travaillent autour. Il faut donc poser la question de la manière dont on produit. On peut produire déjà de manière moins dangereuse, non dangereuse.

Là où les riverains ont raison c’est qu’il n’y a aucune transparence, l’entreprise fait ce qu’elle veut. Parce que l’entreprise c’est une féodalité, c’est pas une démocratie. Il y a le secret industriel, juridique. Ça crée une défiance légitime, c’est injuste que les gens qui habitent autour n’aient aucun droit de regard sur ce que fait l’usine, sur ce qu’elle produit, de la même manière que les gens qui y travaillent n’ont pas de droit de regard sur la production. La transparence, la connaissance permettent de savoir de quoi on parle, de contester le pouvoir des experts, qui peuvent tromper (amiante, Tchernobyl).

Produire autrement, mais aussi produire pour quel usage ?

Oui, c’est clair, il faut poser la question de l’utilité de ce qu’on produit. Parce qu’on ne sait pas exactement nous-mêmes ce qu’on produit. Il y a des trucs identifiables, comme les plaquettes de frein. Mais aussi des pièces destinées à l’industrie aéronautique et manufacturière dont on ne sait pas exactement ce que c’est. Ce qui est sûr c’est qu’on produit pour des industries polluantes, dangereuses. Il faut se poser la question de leur utilité, est-ce qu’elles sont nécessaires socialement. Si on prend l’industrie pétrolière, le pétrole est indispensable dans un certain nombre de domaines, par exemple comme isolant électrique, en médecine (matériel, médicaments). Mais est-ce que le pétrole vaut la peine d’être brûlé dans des moyens de locomotion ? Non.

Ça suppose de transformer la société ici mais aussi de mettre fin à la division entre les pays impérialistes et les pays de la périphérie qui sont exploités. Car à quoi bon fermer l’usine polluante ici pour la rouvrir ailleurs ? La délocalisation des usines chimiques polluantes c’est aussi la délocalisation du risque, la délocalisation de la mort. On ne veut pas des usines près de chez nous mais on est quand même contents de tout ce que la production industrielle capitaliste de masse nous fournit comme confort quotidien, comme objets. Quand c’est produit en Chine ça nous pose moins problème. Nous on veut produire localement, que chaque pays puisse produire ce dont il a besoin dans la mesure du possible mais toujours en respectant la santé des travailleurs et des riverains.

Si on part du principe selon lequel la santé est la priorité absolue, on trouvera forcément les solutions, même si on ne pourra jamais réduire totalement la dangerosité du travail ouvrier. Mais si on part du principe qu’il faut concilier la santé avec les impératifs de la production capitaliste, y’aura forcément une limite à la protection de l’environnement et à la protection de la santé. L’économie est-elle au service des hommes, ou les hommes au service de l’économie ? Pour le capitalisme, l’objectif est clair, c’est le profit. Et un certain nombre de tués, de blessés, d’empoisonnés sont inévi-tables, il suffit de respecter un seuil de tolérance !

[1Les HAP, ou Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques, sont des molécules constituées d’atomes de carbone et d’hydrogène, notamment produites par la combustion de matières d’origine organique. La plupart sont classés comme toxiques, cancérigènes certains et mutagènes (ils modifient l’ADN)

[2Article L4121-1 : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. [...] »

[3EPI = Equipement de Protection Individuelle

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