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Toxiques chimiques : comment s’emparer de ce combat ?

Partisan Magazine N°15 - Juin 2020

On l’a vu dans ce bref dossier, le problème est énorme.
La chimie est partout, avec de plus en plus de molécules de plus en plus complexes, de moins en moins contrôlées, qui envahissent tous les domaines de la société, tous les aspects de la vie, au travail ou dans la vie privée. Pas moins de 71% des substances chimiques fabriquées en Europe présentent des lacunes en matière de tests ou d’informations sur leur dangerosité éventuelle, selon un rapport de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa). Comme plus de 100 000 produits chimiques divers ont été mis en circulation dans le monde, combien sont toxiques CMR et PE (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques, et perturbateurs endocriniens) ? Difficile à dire. Une seule certitude, le problème est énorme.
Les cancers continuent à se multiplier, les ouvriers meurent jeunes, les problèmes de fertilité sont de plus en plus nombreux, des enfants naissent avec une seule main, certains développent une leucémie dès l’âge de l’école maternelle, etc. Et on ne sait pas d’où ça vient ! Car une recherche des causes nous conduirait à inculper… tout un mode de production ! Alors la médecine peut rester un secteur capitaliste parmi d’autres.

Les capitalistes s’appuient sur une complexité croissante

Nous sommes désarmés, les effets apparaissent parfois des années, des décennies après l’exposition. Comment prouver la cause de la maladie ou du décès ? Voilà des années, des décennies que les ouvriers, les riverains, se battent contre l’amiante (produit naturel, bio et durable !!!). Voilà des années que les ouvriers de Goodyear, des verriers de Givors, ou d’autres (voir l’interview du dossier) se battent contre les HAP. Aller en justice ? Un combat sur la durée, sans garantie et quasi perdu d’avance si on est seul.e, or on est souvent isolé…

Le patronat s’appuie sur cette difficulté à prouver, sauf exception, pour continuer à faire tourner son système d’exploitation des travailleurs, de pillage de la nature, de croissance (du capital) et de concurrence (entre capitalistes). Et quand en plus il a l’oreille du gouvernement qui supprime en 2017 les toxiques chimiques des facteurs de pénibilité… au prétexte de la complexité !! Il vaut mieux ne rien faire…

Le risque de la paralysie est bien réel, d’autant que nombre de réformistes se refusent à critiquer le principe de ce fameux progrès supposé neutre…

La première chose à faire

A un système qui est une guerre économique mondialisée – c’est la concurrence -, qui ne fonctionne qu’en croissance permanente – il faut ajouter impérativement du profit au capital -, qui doit donc mettre sur le marché des produits toujours nouveaux sans mesurer au préalable leur dangerosité, puisqu’aussi bien il pratique l’exploitation des hommes et le pillage de la nature, à ce système on oppose d’abord la résistance.

Résistance des associations victimes de l’amiante, des victimes de Bhopal ou AZF ou les riverains de Lubrizol. Ou de manière inédite et plutôt d’avant-garde, l’unité des syndicats d’une usine chimique et des riverains de la zone pour combattre les toxiques chimiques et médicamenteux. C’est le cas sur la zone industrielle chimique de Mourenx (dans les Pyrénées atlantiques, à côté de l’ancien gisement de gaz de Lacq), où l’usine SANOFI fabrique la Dépakine, un des nombreux scandales médicamenteux sanitaires du moment. Dans l’unité, la CGT et les associations environnementales de riverains combattent les risques chimiques de l’usine, comme on peut le voir dans l’article de Sud-Ouest du 18 février. Ici, les locaux ont surmonté la vieille division entre les syndicats (défendre l’emploi à tout prix, en fermant les yeux sur les risques) et les riverains (demander la fermeture de l’usine), pour construire une unité solide, base d’une opposition de classe.

Ensuite, on ne peut opposer que le projet d’un autre système et il faut éviter le piège du capitalisme vert, autrement dit l’écologie des écolos. C’est une forme – assez nouvelle – du réformisme. Récemment [1], près de 1000 scientifiques de toutes disciplines appelaient à « changer radicalement notre modèle économique et productif » face à ce qu’ils caractérisent de crise écologique. Mais lisez bien le début de la phrase : « Ils exhortent les responsables politiques à changer radicalement… ». S’il s’agit des responsables actuels, ou de leurs semblables, nos scientifiques peuvent « exhorter » pendant longtemps. Soyons clairs : il va falloir remplacer les responsables actuels par des nouveaux, et des nouveaux très différents. Plutôt ouvriers que banquiers, et plutôt communistes que capitalistes.
Mais remplacer des responsables ne suffira pas.

A partir de là, il faut voir nos limites

On ne changera pas le mode de production si les producteurs eux-mêmes ne changent pas. C’est-à-dire nous tous. Or nous partons de loin. Nous devons tous devenir communistes écolos ! Verts parce que rouges ! Et nous débarrasser de plusieurs erreurs qui nous ont été enseignées comme « évidentes » depuis des décennies.

Contre l’économisme. Ne demander aux travailleurs que la lutte économique immédiate, la lutte pour un meilleur emploi, un meilleur salaire. L’économisme, c’est même le volontariat pour le travail en équipe, le travail de nuit, du dimanche, ou avec des produits chimiques dangereux, en échange d’une petite prime, parce que « ça paie » ! Ou défendre l’usine et la production parce que c’est la défense de l’emploi, au lieu de la défense de l’emploi des travailleurs ET la critique de la production polluée et polluante liée à la recherche du profit avant tout. L’emploi et le salaire, c’est nécessaire, mais pas suffisant ! Le combat à Mourenx est un exemple à suivre.

Contre le communisme simpliste, qui ne demande que le partage des richesses (voir les mots d’ordre du NPA, de LO, du PC, des Insoumis etc. sur un « meilleur partage des richesses »). Sans se soucier de la manière dont ces richesses ont été produites. Il y a un siècle et demi, Marx écrivait déjà : « C’était de toute façon une erreur que de faire tant de cas de ce qu’on nomme le partage, et de mettre sur lui l’accent. A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elle-même. Cette distribution est un caractère du mode de production lui-même » [2]. Réclamer le partage des richesses est une première aspiration au communisme. Mais tout juste un tout petit point de départ.
D’abord, parce qu’on ne veut pas un « partage » des richesses, mais « TOUTES » les richesses : quoi, on va accepter de « partager » avec nos exploiteurs ? La belle blague. Ensuite, parce que quand bien même on obtiendrait un « meilleur » partage, et aussi la diminution énorme des inégalités, on ne supprimerait pas l’exploitation. Si on réduit l’écart des salaires de 1 à 30 aujourd’hui, à 1 à 3 demain, ça sera bien sûr un gros progrès, mais si l’ouvrier.e reste ouvrier.e à la chaîne, la machine ou au nettoyage, si la pénibilité et les intoxications chimiques demeurent, avec le cadre ou le technicien à réfléchir dans le bureau, on maintiendra la production capitaliste, la division intellectuelle et sociale du travail – et donc au final l’exploitation.
La fin de l’exploitation, c’est 1) une répartition équitable des richesses 2) la fin de la division sociale du travail – et donc le bouleversement complet du processus de production : tous manuels, tous intellectuels !

Le progrès neutre, ça n’existe pas. Le « progrès », c’est en fait le développement technique des forces productives, dans un contexte bien précis, celui de la domi– nation des rapports de production capitalistes. Donc, la chimie aveugle, les plastiques, les priorités retenues parmi les médicaments, le nucléaire, la voiture électrique, les panneaux solaires, les éoliennes, tout cela, rien n’est neutre. Tout doit être interrogé, discuté, critiqué. Jusqu’à la science elle-même, dont les priorités et les choix ne doivent rien au hasard, façonnés par la société capitaliste. Elle aussi est « polluée » par la domination capitaliste.
Pour les communistes que nous sommes, déjà le progrès ce n’est pas la version matérialiste-productiviste-consumériste qu’on nous propose. Et il est intéressant de voir que tout le débat sur le confinement, et l’arrêt des « productions non essentielles » a été important autour de la pandémie du Covid-19 : diable, il y aurait donc des productions « non essentielles », peut-être comme la publicité, l’armement, ou les toxiques dans l’alimentation ? Pour nous, le premier progrès, c’est la transformation des rapports sociaux, des rapports humains entre eux, des rapports entre l’homme et la nature. C’est la définition de la priorité à la collectivité, et pas à l’individu, qu’il s’agisse du plan personnel et idéologique, du plan économique ou du plan politique.
Le « progrès communiste », cela existe. Et probablement il sera toujours contradictoire, entre effets principaux positifs et effets secondaires négatifs (il faut arrêter de rêver au progrès idéal, sans aucun effet négatif…). Mais il sera d’abord conscient, choisi et débattu collectivement, contradictoirement, prudemment – et ce sera particulièrement le cas pour un secteur à risques comme la chimie. Ce sera sans doute moins rapide car les décisions prendront plus de temps à se prendre, mais ce sera plus sûr, et collectivement décidé et donc accepté…

Tous rouges, tous experts ! La société est de plus en plus complexe, et le capitalisme sait en jouer pour maintenir sa domination. La division sociale du travail s’accentue tous les jours, et la connaissance se concentre dans de moins en moins d’experts, eux-mêmes de plus en plus spécialisés. Il nous faut récupérer cette connaissance, le contrôle sur NOTRE vie, refuser absolument que ce soit ces experts ou d’autres, même très radicaux qui prennent la parole en notre nom.
Une des tâches militantes c’est de comprendre collectivement, à l’image des Verriers de Givors, des locaux de Mourenx, des riverains de Fos sur Mer, des habitants de Rouen voisins de l’usine Lubrizol. En se faisant sans doute aider d’experts scientifiques formés par le capitalisme, mais avec l’objectif d’être capables, par nous-mêmes, de formuler des avis (politiquement et scientifiquement) compétents. Tous rouges, tous experts !
C’est comme ça qu’on arrivera à imaginer le progrès communiste !

Contre l’écologisme simpliste, qui pense qu’on peut supprimer toute contradiction entre l’homme et la nature, qu’on peut vivre humainement sur la planète sans la modifier. Une écologie intégriste qui s’imagine régler les problèmes en supprimant les progrès techniques, en revenant en arrière. L’homme n’est apparu dans l’histoire de l’humanité qu’en transformant la nature – et c’est même comme cela qu’il est apparu comme être humain, qu’il s’est distingué de l’animal (Marx avait discuté dans un texte célèbre des différences entre « l’abeille la plus industrieuse » et « l’architecte le moins doué »). Aujourd’hui, il est vain d’imaginer supprimer le modernisme et la chimie, mais par contre la nature doit être respectée, préservée, et les processus productifs qui doivent devenir « soutenables », c’est-à-dire sans gaspillage et en garantissant la reproduction au fil du temps. Et ce sont les hommes et les femmes eux-mêmes qui doivent être les premier.e.s respectées.

Et contre le nationalisme. Si vous pensez que la voiture électrique (par exemple la Zoé de Renault) est un progrès écologique, c’est que vous n’avez pas remarqué que la majeure partie de sa pollution est délocalisée dans les pays dominés. C’est la planète dans son ensemble qui est polluée, ce n’est pas la France, le deuxième nuage radioactif de la forêt en feu autour de Tchernobyl est encore là pour le vérifier ! Et sur cette planète, la France est un pays impérialiste. Aujourd’hui, l’écologie communiste – ou le communisme écologique – n’a de sens que mondialisé et internationaliste, et donc les liens doivent être renforcés partout sur la planète, avant tout avec les communistes des pays dominés, ceux qui souffrent le plus de la domination impérialiste (pillage des matières premières, désastres écologiques etc.), le plus souvent du fait de l’intervention des monopoles de nos propres pays, Total, Sanofi, Arkema et autres.

Ajoutons :
Contre le machisme et le patriarcat. Un homme « qui est un homme » n’a pas peur de l’effort, du danger et de la souffrance. Il a une âme de guerrier, des grosses c… ! C’est ainsi que l’on accepte n’importe quelles conditions de travail, c’est une idéologie archaïque et réactionnaire assez répandue dans le monde ouvrier, et qu’il faut combattre. Comme par hasard, très souvent, ce sont les femmes qui sont à l’avant-garde du combat contre les risques industriels capitalistes, comme les veuves de l’amiante, les grand’mères qui veulent préserver leurs petits-enfants de la pollution etc.

En conclusion de cette conclusion…

Le problème de la pollution et des toxiques chimiques ne commencera à être résolu que lorsqu’il sera attaqué à la racine. Cette racine, ce n’est pas le problème de la transformation de la nature, c’est celui de sa transformation capitaliste. Il faut remplacer d’urgence le primat de la valeur d’échange – la loi du fric – par le primat de la valeur d’usage – les besoins, à commencer par ceux qui sont le plus dans le besoin. Il faut supprimer progressivement puis totalement la valeur d’échange, rendre les services gratuits. L’humanité étant alors une communauté libre d’hommes libres et conscients, tout se passe comme dans une famille, où les parents ne facturent pas à leurs enfants les biens et services qu’ils leur donnent.

Ce n’est pas un hasard si, à VP, nous sommes attachés aux questions des produits toxiques, des conditions de travail, de la pénibilité. C’est d’abord que notre vie à tous est en jeu. C’est aussi que ces questions obligent à sortir des rapports capitalistes ordinaires, dans lesquels il est normal que l’ouvrier revendique un emploi et un bon salaire. Elles posent le problème du mode de production, d’une révolution totale à faire, et des limites des combats ouvriers actuels. Ces questions apportent un plus révolutionnaire, ouvrent la porte d’une perspective communiste.

Posez et posez encore la question des produits chimiques et des conditions de travail !

[1Appel paru dans Le Monde du 21 février 2020

[2Critique du programme de Gotha, 1875

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