Approfondir > "La Fracture", un vrai film social de Catherine Corsini

"La Fracture", un vrai film social de Catherine Corsini

Partisan Magazine N°18 - Décembre 2021

Il fallait être gonflé pour mélanger dans un même film les Gilets Jaunes de décembre 2018, la crise de l’hôpital public et la séparation d’un couple de lesbiennes, et c’est plutôt réussi.
Le film touche juste jusque dans les détails, en mode comédie dramatique tendue, à peine excessive à la différence de nombre films qui se prétendent sociaux. Et beaucoup d’humour dans un contexte pas drôle du tout !

Le mouvement des Gilets Jaunes (pas le mouvement anti-vax !!) est présenté dans ses contradictions, ses naïvetés mais pas du tout de manière caricaturale. Il y a Yann, un chauffeur routier prolo jusqu’au bout des ongles, énervé et très en colère comme nombre de Gilets Jaunes, qui explique à la bobo de service que non il ne vote pas FN, non il n’est pas facho, et juste qu’il ne vote plus dans un système qui lui est étranger. Et qui se retrouve à l’hôpital avec une jambe mitraillée par une grenade alors qu’il doit reprendre la route au risque de perdre son boulot.
On voit les Gilets Jaunes extrêmement courageux et déterminés dans la bataille de rue, mais qui en même temps rêvent voir Macron venir parler à leur rencontre sur les marches de l’Elysée, qui tentent de convaincre les CRS de les rejoindre (« mais il y a bien un petit cœur et une maman là-dedans », séquence assez hilarante…), et qui n’imaginent pas une seconde qu’ils vont être massacrés de façon sauvage la seconde d’après… On sent que la réalisatrice a bien enquêté auprès des Gilets Jaunes, car le film « parle vrai », et ça, c’est important et assez rare pour le signaler.
D’ailleurs, enfin un film grand public qui présente de manière complète les violences policières inimaginables et la répression subies par les Gilets Jaunes, vidéos d’actualité d’époque à l’appui ! Avec tous les détails horribles, la détresse respiratoire des gazés, les mains arrachées, l’hôpital au milieu des gaz lacrymogènes, l’acharnement hyper violent contre des manifestants qui pour la plupart n’ont jamais manifesté… Alors Darmanin, quand est-ce que tu portes plainte contre le film ? Alors Macron, les violences policières ça n’existe pas ? On dira juste que la séquence finale avec le CRS « gentil » qui explique à Yann comment s’éclipser sans croiser ses collègues est un peu inutile et gnan-gnan, comme si la réalisatrice s’était crue obligée de présenter une vision « équilibrée » de cette violence…

La présentation de l’hôpital public est aussi criante de vérité, même s’il est présenté un jour de crise aigüe avec l’afflux des blessés Gilets Jaunes et le débordement qui en découle. Les heures d’attente aux urgences dans des salles bondées, le patient psychiatrique qui n’a rien à faire là mais qu’on retrouve parce que la psychiatrie a fermé, le stress des soignant.e.s surchargé.e.s (6 nuits de garde d’affilée alors que c’est 3 maximum), épuisé.e.s, mais qui continuent de faire face au mieux, avec dévouement et efficacité. Une infirmière Kim criante de vérité (en fait elle est aide-soignante dans la vraie vie, ceci explique cela…), le tri des prioritaires pour les soins, le manque de matériel et de lits, la panique et les agressions de la part des patients qui n’en peuvent plus d’attendre. Et une nouvelle fois la police et les CRS qui tentent de rentrer dans l’hôpital récupérer les Gilets Jaunes qui s’y sont réfugiés (c’est l’épisode véridique de La Riboisière), qui veulent avoir la liste nominative des identités des blessés à la manifestation – et le refus des soignants.
Comment Véran ose-t-il encore demander une enquête pour comprendre le manque de lits et de soignants ? Voilà des années qu’ils sont supprimés pour des raisons budgétaires, même la crise de la COVID n’a rien suspendu… Tout le monde sait cela, c’est de notoriété publique !

Enfin, le liant de tout cela c’est la séparation d’un couple de femmes qui vit depuis dix ans ensemble, plutôt bobos de la gauche réformiste bien pensante, et qui se retrouve dans ce même hôpital, ce même jour, pour un banal accident du quotidien. Le couple de Raf et Julie est assez improbable, et elles découvrent en live à la fois la classe ouvrière, la situation à l’hôpital et la répression policière, dans une ambiance quelque peu délirante. C’est très réussi parce que cela donne une touche de comédie à l’ensemble du film, et que pour une fois un couple homosexuel est présenté de façon tout à fait « normale » et anodine, ce qui donne un sacré souffle d’air frais.

Au final, un film très sympathique sur le monde social d’aujourd’hui, sans fausse note et qui montre tout un tas de choses parfaitement invisibles dans les médias habituels.
La seule critique qu’on peut lui faire c’est la fin : rien ne change, tout revient comme avant… L’infirmière Kim va quitter l’hôpital, dégoûtée par les conditions de travail et le sort qu’on fait aux soignant.e.s, Yann le chauffeur routier s’enfuit de l’hôpital pour ne pas perdre son travail et y revient aussitôt après avoir repris le volant et un accident routier alors qu’il n’était pas en condition, Raf et Julie repartent chez elles, apparemment réconciliées… Tout apparaît finalement sans issue…

Mais en vrai, peut-on faire ce reproche au film ? Peut-on demander à un film une issue sociale et politique qui n’existe pas dans la confusion et le contexte actuel ? Le camp social est bien présenté dans sa détermination et sa combattivité (soignants, Gilets Jaunes), mais le film ne peut pas proposer une alternative, une perspective que nous, militants politiques ne sommes pas capables de proposer actuellement. C’est au final, la grande leçon cachée : si nous voulons que ça change, il faut s’organiser, construire vraiment le camp des prolétaires. Il faut en finir avec l’impuissance et l’activisme sans cesse renouvelé, quel que soit le dévouement, le courage et la détermination, il faut donner un sens à tout ça, il faut construire. Et la seule construction solide qui tienne, c’est une organisation communiste… Sinon, rien ne change, juste le découragement qui s’installe…
A méditer.

Soutenir par un don