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"Notre Maison brûle", mais comment éteindre l’incendie ?
Partisan Magazine N°18 - Décembre 2021
Nous publions ci-dessous une tribune qui circule largement, et qui commence à être signée par tout ce qui se prétend écologiste plus ou moins alternatif, plus ou moins radicaux, toutes les organisations de la gauche traditionnelle plus ou moins molle (à l’exception du PC et du PS, soi dit en passant).
A la suite de cette tribune, nous faisons quelques remarques pour expliquer pourquoi nous ne pouvons pas signer ce texte.
Tribune
https://www.notremaisonbrule.net/index.php/tribune/
La décennie 2000 avait commencé avec l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en septembre 2001. La justice pénale a depuis reconnu la responsabilité accablante de la désorganisation du travail, dont les formes de recours à la sous-traitance, comme cause essentielle de l’accident.
La décennie 2010 a commencé avec un tsunami et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en mars 2011, à la suite d’une chaîne d’accidents jugés peu probables par les experts en risques technologiques. Cette décennie a vu d’autre part les conséquences en cascade du réchauffement climatique se faire de plus en plus sensibles chaque année.
La décennie 2020, elle, commence avec la pandémie de la COVID, la multiplication d’incendies massifs en Australie, en Californie, en Sibérie, en Amazonie ou encore autour de Tchernobyl. Cet été, nous avons également assisté à l’explosion d’un site de stockage de nitrate d’ammonium qui a détruit le port de Beyrouth parce qu’il avait été abandonné par son propriétaire russe et laissé sans surveillance par les autorités libanaises depuis des années.
Ces tragiques accidents industriels sont l’arbre qui cache la forêt. Ils sont le fruit des logiques d’accumulation et de profit des multinationales, de la course effrénée à la croissance des Etats occidentaux et du mépris des conditions de travail et des impacts environnementaux des forces capitalistes. L’histoire des luttes et les fortes mobilisations des opprimé.e.s de tout ordre en 2019 et en 2020 nous montrent néanmoins que nous pouvons agir.
Nous, citoyen.ne.s et travailleur.euses, habitant.e.s sur le territoire français, bien que moins immédiatement exposé.e.s aux effets du dérèglement climatique que les pays du Sud, sommes toutefois loin d’être à l’abri des dangers technologiques. Bien au contraire, la France est même beaucoup plus exposée que ses voisins : elle a connu 73 fois plus d’accidents industriels qu’en Allemagne en 2019 (plus de 1000 contre 15). Aujourd’hui, dans l’Hexagone et en Outre-mer, il y a 500 000 Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE). Tandis que les conditions de travail se dégradent partout pour les travailleur.euses chargés de la maintenance et de l’entretien dans tous les secteurs industriels, les ICPE présentent des risques d’incendie, d’explosion ou de pollution, qui peuvent se cumuler les uns aux autres et sont aggravés par le réchauffement climatique, la multiplication des sécheresses, l’intensification des tempêtes, jusqu’à des failles sismiques qui semblent se réactiver.
Sur ces 500 000 sites, seulement 41 000 sont soumis à une réglementation et à des inspections spécifiques. Les 459 000 sites restants échappent à toute inspection et la plupart de leurs données ne sont pas publiques. Les décisions récentes de destruction des règles du code du travail et du droit de l’environnement, sous couvert de simplification, aggravent encore cette situation.
C’est donc un énorme scandale puisqu’on peut travailler sur et/ou vivre à côté de sites aussi dangereux sans même le savoir. Ainsi, d’après l’enquête parlementaire, à Rouen, le 26 septembre 2019, le site de l’entreprise Normandie Logistique qui pourrait être à l’origine du départ de feu chez Lubrizol, classée SEVESO, faisait partie de ces 459 000 sites non répertoriés.
Nous faisons également face à un vrai problème de compétences en France dans la maîtrise des risques technologiques. Il y a beaucoup moins d’effectifs au sein des ministères que dans les pays nordiques, pas de formations universitaires assez poussées sur la conception des systèmes de sécurité incendie comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis et pas suffisamment de cours sur ce sujet dans la formation de nos techniciens, de nos ingénieurs et de nos architectes. Les préfets, qui ont à leur charge la responsabilité des ICPE sur leur territoire, sont seuls à arbitrer entre développement économique et protection de la population et de la biodiversité.
A l’heure actuelle, les pouvoirs publics ne donnent pas des moyens humains et financiers suffisants à l’instance d’inspection des établissements classés, et la grande majorité des sites dangereux n’est pas inspectée. Pour éviter que la logique économique continue de primer sur les êtres vivants, il faut identifier les risques technologiques que les industriels et le gouvernement français font peser sur la population et les écosystèmes, grâce à un engagement populaire essentiel en ces temps de crise.
La France doit changer de paradigme, d’autant plus que le pays le plus nucléarisé de la planète est aussi le deuxième pays de l’Union Européenne après l’Allemagne en nombre d’usines présentant des risques d’accidents majeurs. Comme pour Lubrizol, les 1300 sites SEVESO et les 127 Installations Nucléaires de Base (INB) de notre territoire peuvent être mis en danger par ces 459 000 sites qui peuvent entraîner des effets dominos à l’échelle d’une ville ou d’un territoire. En outre, la logique du « moins-disant » dans le recours à la sous-traitance et à l’intérim, entraîne une maintenance de ces sites en mode dégradé, redoutable en termes de maladies professionnelles graves (cancer et autres) et d’accumulation de risques d’accident.
Enfin, le grand public n’est absolument pas informé ni sensibilisé sur ces sujets. Dès le plus jeune âge, nous prenons les entraînements d’évacuation incendie réalisés dans le milieu scolaire avec dérision, contrairement à d’autres pays dans le monde qui reconnaissent la réalité des dangers et refusent d’infantiliser leur propre population. Nous devons donc investir particulièrement la question éducative en permettant à tous les enfants d’accéder aux savoirs élaborés de la culture écrite, en améliorant considérablement les conditions d’enseignement et en intégrant de manière beaucoup plus poussée les enjeux environnementaux, économiques, sociaux et politiques dans les programmes.
La question des dangers industriels n’est pas une nouvelle lubie environnementaliste mais concerne en tout premier lieu les travailleur.euses et les habitant.e.s des quartiers populaires. Alors qu’ils pâtissent déjà des fortes inégalités sociales et d’importantes discriminations racistes, ils sont bien plus vulnérables et exposés au changement climatique.
C’est pourquoi nous pensons qu’il est temps de se mobiliser concrètement pour :
produire un savoir ouvrier et populaire sur le travail et les dangers technologiques,
- empêcher l’allègement de la réglementation qui permettrait l’implantation dans des conditions inacceptables de nouveaux sites industriels tels que les 78 annoncés par le gouvernement en juillet 2020,
- agir pour la substitution des activités industrielles dangereuses remplaçables immédiatement,
- réduire et surveiller celles dont nous ne pouvons pas nous passer dans un premier temps.
Ainsi, nous n’avons pas besoin des engrais à base de nitrate d’ammonium, dont l’agro-industrie française raffole (8 % de la consommation mondiale pour notre petit pays), et qui pourraient être remplacés par davantage d’agriculture biologique, en se passant progressivement d’engrais chimiques, à condition d’investir dès maintenant massivement dans la transition agricole. Outre les dangers qu’elle fait peser sur les personnes résidant en France, elle expose les populations proches des ports du Liban, de la Roumanie, de l’Ukraine, du Sénégal, d’Inde, d’Algérie, de la Libye et du Yémen par son commerce mondial.
Pour ce faire, la plateforme Notre Maison Brûle a été conçue pour élaborer collectivement et partager localement des savoirs situés grâce à des outils d’enquête et de mobilisation sur une cartographie contributive. Notamment pour identifier les 459 000 installations agricoles, usines et entrepôts potentiellement dangereux, mais aussi pour briser l’invisibilité des conséquences sanitaires, tels les cancers professionnels et environnementaux et autres maladies industrielles. Nous devons montrer grâce à ces savoirs populaires qu’il est possible de remplacer efficacement ces dangers que nous impose une minorité, mais aussi que les ouvrier.ères, les riverain.es et les générations futures ne sont pas condamné.es à travailler et à vivre dans un environnement dangereux pour toujours.
Solidaires par-delà les frontières, nous n’oublions pas la responsabilité des pays riches et d’une puissance nucléaire et industrielle néocoloniale telle que la nôtre dans le système capitaliste extractiviste, qui mettent en danger les peuples et les écosystèmes du Sud, par l’extraction de matières premières et le transit permanent de marchandises dangereuses.
Nous appelons le samedi 26 septembre prochain à 14 heures, un an après la catastrophe de Lubrizol, toutes les personnes et organisations déterminées à renforcer l’engagement populaire par la base et à se réunir devant les sites SEVESO et autres installations nucléaires autour de chez elles. Ainsi réunies, elles pourront constituer des groupes locaux d’enquête-action pour supprimer et remplacer les dangers inutiles que nos gouvernants nous imposent.
Ensemble, construisons une mobilisation d’enquête-action pour développer un rapport de force qui nous sera favorable et arrêter l’intoxication du monde.
Si vous souhaitez signer la tribune, c’est par là : signature@notremaisonbrule.net
COMMENTAIRE
Alors, que dire ?
Qu’en première lecture rapide, on ne peut qu’être impressionné par l’accumulation des faits, qui est exactement celui que nous faisons. La description de la catastrophe capitaliste/impérialiste est saisissante, et effrayante.
Alors, oui, on fait quoi quand notre maison brûle ?
On ne peut qu’être sidéré par le niveau des réponses, qui paraît bien loin de l’urgence : plus de formation (vous savez, on manque d’experts et de compétences…), renforcer la législation, trouver des productions alternatives et moins dangereuses, surveiller les installations à risque, demander aux pouvoirs publics des moyens humains et financiers.
Bien, pourquoi pas, évidemment pourrait-on dire, c’est le basique de l’activité de tous les collectifs qui combattent les risques industriels, les toxiques chimiques, la pénibilité au travail. Ce n’est que l’activité immédiate, indispensable et urgente pour limiter les dégâts.
Mais imagine-t-on qu’on va ainsi régler les problèmes décrits en première partie ? C’est une blague, non ? Imagine-t-on qu’on va pouvoir mettre gentiment sous contrôle les monopoles impérialistes qui détruisent sans vergogne la planète ? Qu’on va pouvoir éviter que « la logique économique prime sur les êtres vivants » ? Grâce à des « savoirs populaires qui sauront efficacement remplacer les dangers » ???
Là, franchement soit c’est de la naïveté et de l’ignorance crasse sur le fonctionnement économique du capitalisme, soit c’est du réformisme le plus profond qui n’imagine d’évolution que dans la transformation de la société à petits pas, de manière responsable et légaliste, surtout sans bouleversement révolutionnaire. Au choix.
Mais en fait, la notion de capitalisme est quasiment absente, hormis une référence floue en introduction :
« Ils sont le fruit des logiques d’accumulation et de profit des multinationales, de la course effrénée à la croissance des Etats occidentaux et du mépris des conditions de travail et des impacts environnementaux des forces capitalistes ». OK, mais le rôle des Etats, quartiers généraux des multinationales, il est où ? L’exploitation de l’homme et de la nature, elle est où ? Comment en finir avec cette logique sinon par un bouleversement révolutionnaire ?
A partir d’une bonne description, la tribune nous entraîne vers des impasses acceptables par les plus réformistes des groupes écolos ou politiques, qui ne craignent au fond qu’une seule chose, la révolution.
Que la France Soumise signe, rien d’étonnant. Que le NPA signe, ce n’est que la marque de son glissement vers le réformisme, de moins en moins radical. Mais les groupes écologiques radicaux devraient réfléchir à deux fois avant d’apposer leur signature sur de tels documents unitaires : ils valident exactement ce qu’ils combattent en fait, le green-washing d’un capitalisme auquel on ne veut finalement pas toucher… Et donc qu’ils devraient progresser dans l’idée qu’il ne peut pas y avoir de vrai combat écologique sans combat anticapitaliste ; comme on dit aujourd‘hui « l’écologie sans anti-capitalisme, c’est du jardinage ».
Aux militants écologiques radicaux d’en tirer les leçons.