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La démocratie confisquée par les médias ?
Partisan Magazine N°19 - Mai 2022
Depuis plusieurs années, des journalistes, notamment de grands médias comme BFM-TV ou Radio France, sont régulièrement chassé.e.s des manifestations qu’ils ou elles couvrent par des personnes excédées, qui leurs reprochent de mentir sur leurs mouvements et de laver le cerveau du peuple. On en a beaucoup parlé au moment du mouvement des Gilets Jaunes, mais c’était déjà le cas pendant le mouvement contre la loi travail de 2016. La défiance envers ce que beaucoup appellent les « médias mainstream » s’est beaucoup développée dans les classes populaires ces dernières années, avec une aspiration très saines à aller chercher l’information ailleurs et notamment sur les réseaux sociaux pour se faire une idée la plus exacte possible de la réalité. Toutefois, on a pu voir à l’occasion du premier confinement ou de la récente guerre en Ukraine, que l’extrême-droite et des Etats impérialistes et réactionnaires tels que la Russie ou le Qatar cherchent à profiter de cette aspiration à la vérité pour essayer d’intoxiquer l’opinion à leur profit. Dans un monde de plus en plus complexe, plein de pièges et de faux-amis, comment s’y retrouver ? A quelle boussole se fier pour avancer ?
Les médias entre information, propagande et lois du marché
La presse écrite est apparue en Europe à la fin du XVème siècle et au début du XVIème siècle avec l’invention de l’imprimerie et la diffusion du capitalisme. Dès le début, elle avait une dimension d’information et une dimension de propagande. Les banquiers et les marchands avaient besoin de se tenir informés régulièrement des guerres, des troubles et des famines pour mener au mieux leurs opérations de spéculation à l’étranger. Encore aujourd’hui la bourgeoisie a besoin de quelques sources d’informations fiables pour se repérer dans le monde. Le rachat en 2015 du quotidien économique de référence « les Echos » par le milliardaire Bernard Arnault a suscité un tollé dans les milieux d’affaire qui craignaient qu’il ne falsifie l’information économique à son profit et au détriment de ses concurrents.
En même temps dès le départ la bourgeoisie européenne utilise la presse écrite comme un outil de propagande pour diffuser son idéologie dans la population, au détriment d’abord de celle de l’Eglise catholique, puis de celle du mouvement ouvrier naissant.
A partir du XIXème siècle, et au fur et à mesure que les populations d’Europe et d’Amérique du Nord apprennent à lire et accèdent au suffrage universel, elles développent un fort besoin de comprendre le monde qui les entourent. Le capitalisme comprend que les médias ne sont pas seulement un outil d’information et de propagande mais aussi une marchandise et une source de profits potentiels.
L’année dernière le film « Les Illusions perdues » de Xavier Giannoli, adapté d’un roman d’Honoré de Balzac de la fin des années 1830, nous rappelait que la presse de l’époque n’était pas bien différente de nos médias « mainstream » d’aujourd’hui : des entreprises capitalistes qui vendent de l’information comme n’importe quelle marchandise en la rendant la plus attirante possible. Il s’agit non seulement de faire de l’argent en captivant un vaste public de lecteurs et de lectrices, mais aussi de monnayer ce pouvoir auprès de publicitaires près à mettre le prix pour placer leurs propres produits. Il s’agit aussi de gagner des appuis dans le pouvoir politique, car on peut vendre un candidat comme une savonnette.
On est au fond pas très loin de ce dirigeant de TF1 qui prétendait en 2004 « vendre du temps de cerveau disponible » à Coca Cola.
L’âge d’or des médias libres n’a jamais exisé
Les réformistes se réfèrent régulièrement au programme de 1944 du Conseil National de la résistance (regroupant le PCF, la CGT, le PS, les démocrates-chrétiens) qui prétendait protéger « l’honneur de la presse » en protégeant son « indépendance à l’égard de l’Etat et des puissances d’argent ». Pour eux les médias n’ont fait depuis la Libération que s’éloigner d’un bref âge d’or où les médias ont délivré pendant quelques années une information pluraliste et de qualité à des citoyens et à des citoyennes conscient.e.s et éclairé.e.s. Dans les faits, on a vu apparaître après la guerre des « journaux issus de la résistance » qui se sont appropriés les imprimeries et les stocks de papier d’un certain nombre de journaux collaborateurs. La plupart, liés aux partis politiques et peu attrayants, ont rapidement été déficitaires et ont demandé l’aide de l’Etat bourgeois pour renflouer leurs fonds (le dernier journal survivant du PCF, L’Humanité, fondé en 1904 lance toujours des appels en ce sens).
En effet la presse papier est devenue de moins en moins rentable au fur et à mesure qu’elle était concurrencée par d’autres médias : la radio puis par la télévision. Après des journées de travail de plus en plus intenses, puis des temps de transport de plus en plus longs, les travailleurs et les travailleuses avaient de moins en moins la force de se prendre la tête à lire le journal. La bourgeoisie allait leur vendre du divertissement avec une bonne tartine d’idéologie par-dessus.
La télévision : une arme de propagande et de dépolitisation au service du capital.
A partir des années 1960 la télévision a eu un pouvoir sur les esprits comme l’Eglise n’en a probablement jamais eu au temps de sa splendeur. Après mai 68, cette domination a été contestée et des médias alternatifs (journaux et radios), souvent militants ont fleuri un peu partout dans l’Etat français. Ces médias avaient l’ambition de concurrencer l’idéologie dominante en produisant une information faite par les classes populaires et pour les classes populaires (c’était aussi l’époque ou le milliardaire Robert Hersant-ancien collaborateur des nazis- rachetait en association avec les groupes Havas et Hachette la majorité des quotidiens locaux « issus de la résistance »).
En 1981, le gouvernement PS/PCF a prétendu offrir un débouché à la lutte des « radios-libres » en cassant le monopole d’Etat. En moins de 10 ans de grosses radios capitalistes ont fait main basse sur la bande FM, rendant littéralement inaudibles les radios associatives. De la même façon des gros capitalistes ont mis la main sur les chaines de télévision après que le monopole d’Etat ait été cassé en 1986. On vous épargne les détails sur qui possède quoi (celles et ceux que ça intéressent peuvent lire les publications de l’association Acrimed). En 1965, il y avait une seule chaîne de télévision d’Etat et elle soutenait ouvertement le général de Gaulle, en 2022 il y a 207 chaines autorisées, conventionnées ou déclarées auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Toutes appartiennent à l’Etat ou à des gros capitalistes. Et toutes ou presque soutiennent plus ou moins hypocritement la candidature d’Emmanuel Macron. Sauf celles du groupe Bolloré (C-News, C8, Canal+) qui soutiennent Eric Zemmour.
Bolloré et les autres
Par sa franchise et son cynisme, Vincent Bolloré a une place à part dans le paysage audiovisuel français. Il assume ouvertement de licencier celles et ceux, humoristes comme journalistes, qui contestent de près ou de loin son autorité. Il assume ouvertement d’utiliser ses chaines de télévision pour diffuser de la propagande anti-IVG (le film Unplanned) ou religieuse (la série the Chosen). Issu d’une famille qui s’est enrichi sur la misère du prolétariat breton avant de piller les forêts africaines en exploitant brutalement les populations locales, il assume ouvertement ses relations avec les dictatures les plus violentes du continent comme avec les dirigeants de l’impérialisme français. Après sa victoire de 2007, Sarkozy est parti en vacance sur son yacht.
Mais au fond, Bolloré ne fait que dire tout haut ce que les autres patrons de l’audiovisuel pensent tout bas et avouent à demi-mot, comme Bernard Arnault, déclarant à une commission parlementaire en janvier dernier que « Si demain (son journal) “les Echos” défendaient l’économie marxiste, je serais extrêmement gêné ». Bouygues (TF1) est un marchand de béton, Lagardère (qui vient de céder Europe 1 à Bolloré) et Dassault (Le Figaro) sont des marchands de canon…tous ces gens sont liés étroitement à l’Etat français qui leur sert de VRP à l’étranger pour vendre des armes, des palais ou des prisons aux dictatures amies. Il est prévisible que leurs médias soutiennent en retour les guerres de l’impérialisme français.
Les journalistes, souvent issu.e.s de la petite bourgeoisie et formatés à l’idéologie bourgeoise dans leurs centres de formations (CFJ) sont en plus soumis à la ligne fixée par leurs patrons. Sur les chaînes d’infos continus (BFM-TV, C-News), ils et elles sont accompagné.e.s d’expert.e.s autoproclamé.e.s, spécialistes de tout et du reste, sortes de grands prêtres de l’économie de marché qui se font passer pour « neutres », « objectifs », « scientifiques » et sont presque unanimes à vouloir baisser les salaires, précariser les salarié.e.s et les condamner quand ils et elles se révoltent (« violence inadmissible »). Evidemment, tous les journalistes ne communient pas dans le même mépris de classe, mais c’est fortement conseillé pour faire carrière dans ce milieu, ou les fortes têtes restent le plus souvent pigistes surexploités.
Les réseaux sociaux, une alternative ?
A partir de 1995, l’usage d’internet s’est répandu dans l’Etat français. L’apparition des réseaux sociaux et de l’internet 2.0 dix ans plus tard a été l’occasion pour beaucoup de rêver d’un monde égalitaire ou n’importe quelle personne munie d’un smartphone pouvait devenir un média à part entière, capable de rivaliser avec n’importe quel patron de télévision. Ce rêve se nourrissait d’une défiance croissante à l’égard des médias traditionnels, défiance qui n’était pas sans fondement. Et en un sens, c’est grâce aux réseaux sociaux et à leurs millions de contributeurs anonymes que la question des violences policières est devenu un sujet de société à part entière, documenté par de nombreuses images, au delà des quartiers populaires, des groupes racisés et des milieux militants qui sont directement confrontés.
Il est aussi absurde pour un.e révolutionnaire d’être contre les réseaux sociaux que d’être contre l’imprimerie, sous prétexte que nos ennemis l’utilisent pour diffuser leurs idées. Il est également absurde de faire des réseaux sociaux la cause du développement des idées réactionnaires et fascistes dans la société. Ces idées se développent parce que le capitalisme en a besoin.
Pourtant, il faut aussi critiquer l’utopie libertarienne, qui veut qu’une information dérégulée serait obligatoirement une information libre, plus proche de la vérité. De la même façon que les grosses radios capitalistes ont mangé les petites radios libre, la (relative) liberté des réseaux sociaux se révèle souvent être le paravent de la loi du plus fort. Facebook en est la meilleure illustration : 95% de ce qui s’y partage est fabriqué par des marchands de contenus, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau (trouble !) aux marchands de journaux du XIXème : des margoulins sans scrupules près à vendre n’importe quels bobards pour quelques clics de plus.
Les nouveaux manipulateurs
Evidemment les Etats impérialistes et capitalistes se mettent de la partie. L’exemple de la Russie est connu, avec ses fameuses usines à troll et ses médias désormais interdits par l’Etat français, Russia Today et Sputnik…Le gouvernement français a même fait du complot médiatique russe une excuse commode pour expliquer le mouvement des gilets jaunes, comme si la misère ne suffisait pas à expliquer la révolte. Il n’en demeure pas moins que c’est tentant pour tous ceux qui refusent les médias bourgeois de partager de la « contre-information » toute prête et parfaitement merchandisée. C’est la Sharp Strategy (stratégie pointue élaborée par l’Etat russe : exacerber les contradictions de ces adversaires impérialistes. Russia Today interviewe ainsi longuement des gilets jaunes, des syndicalistes ou des écologistes français qui seraient au goulag s’ils vivaient en Russie. Et d’autres puissances jouent le même jeu hypocrite du billard à trois bandes. Le média qatari AJ+ fait la part belle aux militants antiracistes français, alors que le Qatar surexploite ses travailleurs et travailleuses immigré.e.s d’Asie et d’Afrique souvent jusqu’à la mort (leurs concurrents saoudiens de Kawa versant quand à eux des larmes de crocodiles sur la liberté d’expression et les droits des femmes au Qatar ou à Gaza).
L’algorithme aidant, l’internaute révolté qui cherchait à s’émanciper des manipulations des médias traditionnels, se laisse peu à peu enfermer dans une bulle par d’autres manipulateurs, et celui qui ne croyait à rien se met à tout croire : que l’ensemble des informations télévisée sont fabriquées de toute pièce par des puissances machiavélique qui façonnerait la réalité comme dans les romans de Georges Orwell, que Macron a perdu les élections et bourré les urnes, que Poutine n’a jamais déclaré la guerre à l’Ukraine et qu’il y est accueilli en libérateur, que personne ne meure du COVID et que c’est uniquement le vaccin qui tue, que la victoire du peuple est pour demain et que la révolution est pour à portée de clic, etc.
L’autre écueil à éviter pour les révolutionnaires, c’est de tomber dans le scepticisme post-moderne à la mode : ne plus croire à rien, croire que la vérité n’existe pas ou qu’elle est inconnaissable, qu’il n’y a que des « narratifs » (le narratif russe, le narratif chinois, celui de Macron…). La vérité existe, elle est notre arme, elle seule nous permet de comprendre le monde et de le transformer.
La recherche de la vérité est un combat
Beaucoup d’ « anticapitalistes » confondent la vérité avec la Pravda (vérité en russe), l’organe central du parti unique de l’ex-URSS, ils sont nostalgiques du CNR et de la presse « issue de la résistance », soutenue par l’Etat. Ils et elles font une confiance aveugle dans les médias du « service public », c’est-à-dire de l’Etat français (France 2, France 3, France 24, Arte, LCP ou Radio France). Pas nous. La révolution culturelle chinoise (1966-1976) est pour nous une source d’inspiration : elle a vu les masses populaires s’emparer des imprimeries et des journaux du parti. Une révolution « socialiste » qui refuse le débat permanent au sein des masses et qui impose la censure est une révolution moribonde ou déjà morte.
Mais c’est bien compliqué et nombre de militants (politiques, syndicalistes, associatifs) s’interrogent : comment savoir ce qui est vrai et ce qui est faux ? Comment faire le tri dans l’accumulation des informations, détecter les fakenews et les complots ?
Quelques pistes de réflexion et d’aide, appuyés sur notre propre pratique militante :
• Peut-on faire confiance en la presse militante ? Non, pas plus qu’en la presse bourgeoise. On voit très bien deux tendances. D’un côté la croyance aveugle et la doctrine (jusqu’aux fakenews donc) – typiquement les pro-impérialistes poutiniens, archéo-staliniens qui essayent de nous intoxiquer, de la même manière que les bourgeois, impérialistes et fasciste. Une conception idéaliste et métaphysique de la connaissance. De l’autre la rigueur politique et idéologique et l’esprit critique, une conception matérialiste et dialectique de la connaissance : lisez Partisan Magazine et notre site Internet !
• Comment s’y retrouver donc ? Quatre critères.
De quel point de vue une information est donnée ? Chercher quelle est la source et ce qu’elle défend, déjà être au clair. Et donc, au départ, quel point de vue idéologique et politique on a sur cette orientation. Ce qui n’empêche pas bien sûr de s’informer de manière contradictoire, mais avec le recul nécessaire : on peut lire Les Echos pour avoir des informations économiques, tout en n’oubliant pas que c’est le journal du MEDEF.
Est-ce que l’information relayée est contradictoire et dialectique ou unilatérale ? Oui, il faut s’informer aussi auprès de sources avec lesquelles on n’est pas forcément d’accord, mais si elles sont assez honnêtes pour présenter des points de vue contradictoires et non manipulateurs.
Y a-t-il un point de vue de classe ou pas, un point de vue internationaliste, dans l’information qui est relayée ? Ou s’agit-il d’une information « générale » qui ouvre la boîte au nationalisme et au populisme. Cela a été typique sur la COVID ou la vaccination, cela l’est aujourd’hui sur la guerre en Ukraine.
Au final, c’est l’affrontement entre deux visions du monde. Une vision matérialiste, historique et dialectique, scientifique. Ou une vision idéaliste, métaphysique, qui revient à l’empirisme et à la pensée magique. Il n’y a pas de tolérance hypocrite à avoir, le débat sur la vérité, sur le processus de la connaissance est un débat contradictoire. Toutes les « idées » ne se valent pas, la vérité n’est pas relative et existe bel et bien même si parfois on a du mal à y accéder, et c’est le matérialisme scientifique qui permet de s’en approcher peu à peu.
La pensée scientifique révolutionnaire est toujours supérieure à la propagande réactionnaire et fasciste et seule la polémique politique permet de faire progresser les idées justes et reculer les idées fausses. Il ne faut donc pas abandonner le terrain aux complotistes, même si le débat contre la « pensée magique » est souvent ingrat…
Si la revendication du doute est légitime (voir les Gilets Jaunes), elle doit toujours être liée à une vision scientifique et matérialiste du monde. Le passage au communisme est un processus conscient, la liberté d’information est la condition de la conscience, mais il s’agit de libérer l’information tout à la fois de l’Etat et des capitalistes.