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Les fonctionnaires du capital

Pour le Parti N°38 - Juin 1981

Les syndicats, les partis, tout le chœur de la gauche réformiste, et bien des ouvriers à la suite, tiennent ce raisonnement : « il ne faut pas trop exiger d’un gouvernement de gauche, ce serait le mettre en difficultés et ramener la droite au pouvoir... Avec un gouvernement de gauche les ouvriers peuvent faire un effort plus qu’avec un gouvernement de droite, car au moins ils sont surs qu’il les fera profiter des résultats : ces gens de gauche ne défendent pas d’intérêts particuliers, ils ne sont pas des gros actionnaires, ils ne possèdent pas de capitaux. Donc vous pouvez les croire : ce n’est pas le profit qu’ils recherchent, ils ne sont que des salariés comme vous et moi, leur seul souci est l’intérêt général, représenté par l’intérêt de l’Etat ».

Est-il vrai que les capitalistes ne sont que les propriétaires privés du capital, les gros possesseurs d’actions ou autres titres juridiques de propriété ? Est-il vrai au contraire que bien des salariés peuvent être aussi des capitalistes sans posséder en propre de capitaux ? Est-il vrai que l’entreprise contrôlée par l’Etat, ou nationalisée, est, de ce seul fait, différente de l’entreprise capitaliste ? C’est tous ces problèmes, parmi d’autres, qu’il nous faut éclaircir si nous voulons armer la classe ouvrière face à un gouvernement prétendument « socialiste ».

Regardons à grands traits l’évolution du système capitaliste. Le petit producteur individuel réunit entre ses seules mains la propriété des moyens de production et l’activité de produire. Quand il se développe et embauche quelques ouvriers, il s’opère une dissociation entre les ouvriers qui produisent et le propriétaire des moyens de production, le capitaliste, qui participe de moins en moins aux tâches immédiates de la production pour se consacrer à la gestion, à l’organisation, à la direction. Et il commence à s’entourer de collaborateurs avec qui il partage ces tâches intellectuelles (financiers, ingénieurs, etc.).

Le développement de la production exige la mise en œuvre de capitaux toujours plus gigantesques. Les propriétaires de capitaux doivent se grouper en sociétés par actions, dans lesquelles ils s’associent. Elles font finalement appel à des milliers d’épargnants. Dans le même temps s’accroissent les fonctions intellectuelles nécessaires à la mise en œuvre de ces énormes capitaux (ou moyens de production). En fait, les propriétaires sont loin de pouvoir gérer seuls, ou avec une petite équipe, les immenses complexes industriels modernes.

Quiconque observe le développement du capitalisme doit remarquer qu’il entraîne :

1/ La concentration des capitaux qui organise la production en vastes complexes industriels, lesquels font travailler une masse d’ouvriers, aux tâches parcellisées et répétitives. La production nécessite l’association de ces milliers d’ouvriers. Le travail n’est plus individuel, mais social. En face de ces ouvriers se dressent « les capitalistes ». Les capitalistes sont ceux qui exercent toutes les fonctions de mise en valeur du capital. De telle sorte que ce capital double, triple, etc. grâce au travail des ouvriers.

2/ Dans ce mouvement si le travail de production est socialisé, on peut dire qu’il en va aussi de même du capital. Des milliers de propriétaires de capitaux doivent non seulement s’associer entre eux, mais encore s’associer avec des agents spécialisés aptes à gérer, diriger, organiser la production. Car le capitalisme, pour s’approprier le produit du travail ouvrier, doit évidemment les dépouiller, de toute possibilité de diriger eux-mêmes, en tant que travailleurs associés, leur travail. Plus croit le nombre d’ouvriers qu’il doit organiser, plus croît aussi le nombre des divers spécialistes nécessaires à cette tâche. Ceux-là, ces « puissances intellectuelles de la production », se dressent face aux ouvriers non pas comme possesseurs juridiques, propriétaires, du capital. Ils peuvent bien même n’en pas posséder du tout (les « managers », les PDG, les dirigeants peuvent n’avoir aucune action, ou très peu, de l’entreprise qu’ils dirigent). Mais ils se dressent face à eux comme agents du capital. Marx disait « fonctionnaires » du capital. Les ouvriers n’ont pas en face d’eux un propriétaire particulier, mais une classe toute entière qui comprend aussi bien les propriétaires des moyens de production que ceux qui organisent la valorisation du capital, son accumulation (n’oublions pas que le but du capitalisme n’est pas le profit pour le profit, mais surtout le profit pour accumuler).

3/ Au sein de la classe capitaliste, il n’y a plus unité, dans la personne d’un même individu (ou famille, ou petit groupe), entre la propriété privée des moyens de production et les fonctions de direction, organisation, développement de ces moyens de production [1]. « D’une manière générale les entreprises par actions ont tendance à séparer de plus en plus ce travail d’administration en tant que fonction avec la possession du capital » (Marx). Ce n’est pas une raison pour ne considérer comme étant du côté du capital, face au travail, que les possesseurs et non les administrateurs. Entre eux il s’agit en quelque sorte d’une division du « travail » au sein même de la classe capitaliste.

Allons plus loin, en disant que la tendance à la séparation entre les propriétaires, possesseurs d’actions et titres, et les « managers », « administrateurs du capital d’autrui » (Marx) finit par donner, de nos jours, une place essentielle aux seconds. Bien des détenteurs de capitaux, d’épargnants, n’ont strictement aucun regard, aucun contrôle ou participation active aux entreprises. Ce sont les banques et autres organismes de crédit et les dirigeants d’entreprise. Ceux-ci, tous les états-majors des grands trusts, n’ont que pas ou peu de part à la propriété directe. Nommés par les banques, ou nommés par l’Etat dans le cas d’entreprises nationalisées, ils sont les représentants du capital. Les propriétaires privés, eux, reçoivent seulement les intérêts de leur placement. Le capital prend « la forme de capital social par opposition au capital privé. C’est là la négation du capital en tant que propriété privée à l’intérieur des limites du mode de production capitaliste lui- même » (Marx). Dans le développement de la société capitaliste, le travail privé s’efface devant le travail social, et aussi le capital privé devant le capital social.

Premières conclusions à tirer de cette brève analyse :

1/ Le prolétariat a en face de lui non pas un patron-propriétaire, ni même « 200 familles », mais une classe entière composée des propriétaires des moyens de production et, surtout, de tous ceux qui assurent un rôle dirigeant dans l’exercice de la fonction capitaliste (qui est de tirer le maximum de travail non payé des ouvriers pour accumuler, accroître le capital). C’est toute cette classe que le prolétariat doit combattre. Ce qu’il doit abolir ce n’est pas seulement la propriété privée des moyens de production. Mais bien plus ce rapport social qui oppose des producteurs immédiats dépouillés de la maîtrise sur leur travail à des « puissances intellectuelles de la production » qui ont accaparé la maîtrise, la possession réelle, directe, de ces moyens de production [2]. Oui, briser le capitalisme c’est briser un rapport social entre une classe qui produit et une autre qui s’approprie les richesses produites ; une classe qui utilise les machines, une autre qui les dirige ; une classe qui exécute, une autre qui organise ; une classe dépouillée de son savoir-faire, de la science, de la culture, une autre qui s’est appropriée toutes les choses intellectuelles.

2/ La complexité de la gestion de la production, à partir du moment où les producteurs directs en sont dépossédés, multiplie le nombre nécessaire des agents du capital (ou encore de ce qu’on appelle aussi « l’intelligentsia » ou technocrates, etc.). A vrai dire la direction des grands monopoles impérialistes nécessite l’organisation de « quartiers généraux » très centralisés, et même l’intervention directe du quartier général suprême du capital : l’Etat, qui, seul, concentre entre ses mains les moyens de gérer le capital national en un tout coordonné. Les fils de la bourgeoisie aujourd’hui ne sont pas tant rentiers que polytechniciens, énarques et diplômés divers. Qu’ils soient hauts fonctionnaires de l’Etat ou dirigeants de trusts, ils font le même travail, assurent la même fonction, et reçoivent les mêmes privilèges qui découlent de leur place dans la production. Le capitalisme monopoliste d’Etat aujourd’hui c’est à la fois la tendance à la concentration des trusts et de l’Etat en un seul complexe économico-politique, et l’accroissement des fonctions de gestion du capital. Au sein de la classe capitaliste, « les administrateurs du capital d’autrui » sont moins soucieux de cet autrui, du capitaliste privé que de l’intérêt du capitalisme dans son ensemble [3]. C’est en ce sens que les capitalistes privés sont remplacés par « l’intelligentsia » (les hommes peuvent être les mêmes, mais leur « fonction » évolue). La nationalisation, le rôle croissant de l’Etat dans l’économie va de pair avec cette évolution de la classe capitaliste. Ce ne sont là qu’une sorte d’aboutissement, de constat, de la forme sociale que prend le capital. Comme l’avait déjà dit Engels, cela « ne supprime pas la qualité de capital des forces productives… (l’Etat devient) capitaliste collectif en fait... le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble » (souligné par nous).

3/ La nationalisation provoque simplement l’illusion de la disparition du capitalisme par effacement de la propriété privée. Illusion, car un changement du titre juridique de la propriété ne peut pas changer le rapport capitaliste. Car reste entière la classe des fonctionnaires du capital qui, au nom de leur « compétence technique », dirigent, organisent, s’approprient la production. Illusions due au fait que ces gens se présentent comme n’étant pas propriétaires, et œuvrant en conséquence non pour des intérêts particuliers, mais pour le bien commun. Illusion qui repose enfin sur l’apparence que l’Etat représente le bien commun.

Nos capitalistes sont des salariés. A les en croire des « travailleurs » comme les autres ! Ils ne touchent pas de profits indus. S’ils ont de hauts salaires, voyez-vous, c’est tout simplement dû à leur compétence. En fait la compétence n’est là que pour justifier la place diri¬geante dans la production. C’est de cette place qu’ils tirent leurs revenus, et ceux-ci, ce sont les ouvriers qui les produisent. Il y a toujours séparation entre production et appropriation : il y a toujours deux classes. On ne peut supprimer les inégalités de revenu, comme le promettent les réformistes, sans supprimer ce qui donne naissance à ces inégalités : la place différente de chacun dans la production.

Maintenant nous comprenons mieux tout le fond du programme réformiste du PS : renforcer le capitalisme par l’intervention croissante de l’Etat.

1/ Cela ne va pas fondamentalement contre le développement « normal » du capitalisme. Cela correspond aux intérêts de la bourgeoisie salariée moyenne (cadres, fonctionnaires supérieurs, « intelligentsia ») qui reproche aux capitalistes privés d’être trop gloutons et gestionnaires incompétents, soucieux seulement de remplir leurs poches. Notre intelligentsia se dit que, puisqu’elle gère déjà elle-même le capital, pourquoi rendre des comptes et des « jetons de présence » à des propriétaires aussi inutiles que des bourdons après le vol nuptial.

2/ Nos dirigeants réformistes, tous énarques, polytechniciens, avocats, professeurs, etc. se voient fort bien diriger seuls les affaires du capital. Sans apparaître comme capitalistes, mais comme serviteurs zélés de l’Etat, salariés du bien public, gérants dévoués des affaires de tous et non pas des intérêts privés.

3/ De cette position apparemment au service de l’intérêt général, ils sont bien placés pour tenter de réaliser l’unité de la société. La petite bourgeoisie est sensible à leur langage du « changement sans risque », opposé aux gros propriétaires aussi bien qu’aux « collectivistes », faisant chatoyer à ses yeux les perspectives alléchantes d’une société du « juste milieu », où le pouvoir irait aux hommes compétents, que bien des petits bourgeois pensent être également.

Une partie du prolétariat se laisse aussi illusionner par le langage socialiste [4] et l’apparence de gauche d’hommes qui ne sont pas directement issus des grandes familles capitalistes. Personne, excepté le personnel du PCF, ne peut mieux que ces hommes mystifier le prolétariat, exiger de lui qu’il participe à « l’effort commun » de redressement, en assurant que, contrairement aux patrons privés, eux ne touchent pas de dividende et sauront donc répartir équitablement les résultats qu’apporteront, un jour, cet effort.

Certains capitalistes pourront, individuellement, être mécontents de se voir dessaisis d’une partie du pouvoir par l’intelligentsia. Mais le capitalisme lui-même, le rapport social entre une classe exploitante et une classe exploitée s’en trouvera momentanément renforcé parce que camouflé.

En fait le programme socialiste peut seulement modifier quelque peu le rapport de forces entre les propriétaires privés et les fonctionnaires du capital au sein de la classe bourgeoise. De toute façon, les uns et les autres s’entendront, car aucune fraction n’a la force de supprimer l’autre.

Les contradictions entre prolétariat et bourgeoisie resteront fondamentalement les mêmes. Mais les conditions du combat du prolétariat pour réunir entre des mains uniques production et appropriation de la production, travail manuel et intellectuel, exécution et décision, seront meilleures.

D’un côté, nous l’avons vu, la tendance à la nationalisation, à l’effacement relatif des capitalistes privés et de leurs représentants politiques directs et officiels, jouera un rôle mystificateur, trompera un temps le prolétariat. Mais ce n’est là qu’un aspect des choses.

Car d’un autre côté la plus grande partie de la classe ouvrière ne se trouve pas face à un propriétaire privé capitaliste. Mais face plutôt à l’ensemble de la classe capitaliste, « fonctionnaires » du capital compris. Le fait est que le relatif éloignement de la scène des propriétaires privés peut produire l’illusion de la progressive disparition du capitalisme lui-même. Mais bien plus encore il crée les conditions d’une compréhension meilleure de la réalité profonde du capitalisme : le rapport d’exploitation et de dépossession de la classe ouvrière apparaît vraiment comme ce qu’il faut combattre, au-delà de la forme juridique de la propriété privée qui n’est qu’un aspect partiel et transitoire du rapport ouvrier-patron.

Engels, voyant la séparation toujours plus grande des propriétaires privés et des agents du capital s’exclamait : « La bourgeoisie s’avère comme une classe superflue ; toutes ses fonctions sociales sont maintenant remplies par des employés rémunérés » (Anti-Dühring). Ici, il avait lui-même l’illusion de la disparition de la bourgeoisie, au lieu de voir sa transformation, son évolution. C’est sur cette même illusion que s’appuient tous les dirigeants révisionnistes d’URSS ou de la Chine d’aujourd’hui pour prétendre le capitalisme extirpé de leurs pays, alors qu’ils sont eux-mêmes une nouvelle classe bourgeoise au pouvoir. Par contre la Révolution Culturelle dirigée par Mao a combattu vigoureusement contre cette illusion, désignant la bourgeoisie, y compris sous le socialisme, par sa place dans les rapports de production, et non pas seulement par la propriété.

Il est très important que les conditions soient meilleures pour que les buts fondamentaux du communisme puissent apparaître plus clairement au prolétariat. Si le capitalisme abolit lui-même la propriété privée des moyens de production, en partie ou en tout, cela dégage la route de la révolution : le prolétariat peut s’attaquer plus facilement au rapport social dans son essence.

De plus le fait que se développe le rôle économique direct de l’Etat est aussi favorable à la compréhension que le combat de classe passe par la destruction de l’Etat. A travers l’Etat centralisé le capitalisme apparaît mieux comme une force unifiée, organisée, un « tout » qu’il faut tout entier remplacer par autre chose.

Et enfin le fait que ce soit les réformistes qui dirigent cet Etat, facilite aussi, comme nous l’avons déjà expliqué, notre combat politique pour arracher la classe ouvrière à leur influence.

Dans la situation actuelle nous devons donc nous appuyer sur ces aspects favorables pour mieux faire ressortir les buts de la révolution prolétarienne : l’abolition des rapports sociaux de production capitalistes fondés sur la division du travail propre à ce mode de production. Et c’est en les faisant ressortir, en montrant que le capitalisme est fondamentalement un rapport social particulier entre les hommes et non pas seulement une forme de propriété, que nous pourrons aider le prolétariat à bien comprendre que les réformistes sont aussi des capitalistes et qu’il faut les combattre comme tels, qu’il n’y a aucun crédit particulier à leur accorder, aucune justice sociale future à en attendre.

[1Dans tout cet article nous ne parlons que de la tendance principale du capitalisme. Il ne s’agit pas évidemment de dire qu’il n’existe plus de petits capitalistes, ni qu’il y a une séparation complète entre propriétaires et dirigeants au sein des grosses entreprises.

[2Ici nous n’étudions pas la question de savoir où passe la limite au sein des ITC (Ingénieurs, techniciens, cadres) entre ceux qui sont tout à fait du côté du capital, ceux qui sont intermédiaires et ceux qui penchent du côté du travail. Pas plus qu’un petit épargnant n’est automatiquement un capitaliste, tous les ITC ne sont pas non plus des capitalistes. Voir notre brochure sur l’analyse de classe.

[3Insistons qu’il s’agit d’une tendance. Il existe toujours la concurrence entre capitaux, les propriétaires privés ne sont pas complètement éliminés et composent avec eux, bref il y a de multiples contradictions au sein de la classe capitaliste et non unité pure, ni même un capitalisme d’Etat tel qu’il existe, par exemple, en URSS.

[4Sur ce phénomène des bases du réformisme dans la classe ouvrière, voir notre revue La Cause du Communisme N°1, 2 et 3.

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