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Les libertaires : notre courant libertaire refuse la notion du parti dirigeant
Partisan Magazine N°22 - Décembre 2023
L’affirmation du titre ci-dessus est extraite du magazine Courant Alternatif (n° 323, octobre 2022), « mensuel anarchiste communiste » publié par l’OCL, organisation communiste libertaire.
Les termes de libertaire et anarchiste sont juxtaposés, quasiment synonymes on le voit. Anarchisme est plus ancien, libertaire s’est répandu suite aux « lois scélérates » de 1893-1894 interdisant l’anarchisme en France, et le second terme, libertaire, a gardé un accent plus acceptable. Pour la liberté est une expression positive ; contre tout pouvoir (an, sans, et archos, chef) est négatif ! Là où l’affaire se complique, c’est quand la liberté n’est pas seulement individuelle mais à construire collectivement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains anarchistes vont jusqu’à se dire communistes. Comme l’OCL.
Avant de les féliciter de se réclamer du communisme, ou avant de les critiquer pour leur anarchisme, il faut les connaître. Prenons donc la peine de lire attentivement une page de Courant Alternatif, la dernière partie d’une « Synthèse du débat des Rencontres libertaires du Quercy 2022 ».
Encadré
Notre courant politique refuse la notion du parti dirigeant qui serait la conscience éclairée des masses. Cependant il ne faudrait pas que le refus d’avant-gardisme dans un mouvement conduise à considérer que les révolutionnaires ne font pas partie du mouvement. Parce que par définition, enfin c’est notre base, quand on participe à un mouvement c’est qu’on est concerné par ce mouvement. Nous sommes des gens qui partagent les objectifs du mouvement, et nous n’y sommes pas par opportunisme politique. A partir du moment où je suis dans un mouvement et que je partage les objectifs et la lutte, je m’autorise à y faire de la politique. C’est à dire à développer des discussions qui concernent :
• le fait que le mouvement continue à exister, qu’il ne se dilue pas. Les révolutionnaires sont des défenseurs du mouvement et pas ses liquidateurs potentiels si les intérêts divergent.
• les révolutionnaires ont des propositions pour que ce mouvement gagne sur les objectifs qu’il s’est fixé au départ, et les soumettent au débat comme axes tactiques et stratégiques.
• les révolutionnaires contribuent à politiser et polariser le mouvement, pour passer d’un prolétariat qui n’existe pas encore à « un prolétariat pour lui-même », qui existe pour soi.
• Ce sont trois axes stratégiques que les révolutionnaires doivent avoir dans un mouvement, c’est faire de la politique, donc c’est parler, débattre, agir dans la lutte. Et quand il y a des enjeux qui se posent, avec des assemblées générales, est-ce qu’il faut faire une pétition, une manif etc. On a des idées et des propositions et on parle en fonction des idées politiques qu’on a, et on les défend. Ce n’est pas être avant-gardiste et s’emparer des bureaux ou autres postes de pouvoirs ! Mais il ne faut pas être en retrait, jamais ! Ou alors il ne faut pas être dans le mouvement, car il ne faut pas être hors sol. Le gauchisme va dans un mouvement par stratégie politique. Nous on est dans un mouvement parce qu’on est concerné.L’enjeu ce n’est pas prendre le pouvoir, mais ainsi que pouvait l’affirmer Bakounine (même si ça se discute), il faut des structures de révolutionnaires décidés, qui sont en lien entre eux, et qui sont en capacité dans les mouvements de peser dans le sens révolutionnaire. Certains peuvent craindre que ce soit de l’avant-gardisme, mais non.
Car qu’est-ce qui se passe quand les gens se mettent en lutte ? Dans les mouvements qui commencent à bouger un peu, les gens ne sont plus des individus, ils arrivent en groupe, tout le monde fait ça. Et nous parce qu’on est révolutionnaires on devrait pas faire ça : se concerter et continuer a exister comme groupe ? Et bien non.Se concerter ça ne veut pas dire prendre le pouvoir et diriger le mouvement, ça veut dire échanger pour comprendre le mouvement, mais comme tout le monde le fait ! Quand on va faire une manif, avec des copains ou des collègues, quand on revient qu’est-ce qu’on fait ? On débriefe, on voit ce qui a marché ou pas. Et nous pourquoi on ne le ferait pas ? Parce qu’on est révolutionnaires ? Et bien non, il faut se mettre au moins au minimum à la hauteur de ce que tout le monde fait. C’est à dire comprendre le mouvement et dire ce qu’on veut y faire ensemble. Notre but c’est pas de prendre le pouvoir, mais de soutenir des initiatives et aussi pourquoi pas de porter des initiatives.
Le tissu de contradictions dans lequel s’enferment les libertaires saute aux yeux. Ils ne veulent pas diriger le mouvement mais veulent porter des initiatives. Ils ne veulent pas de l’avant-gardisme mais veulent politiser et polariser, peser dans le sens révolutionnaire. Ils refusent la notion de parti mais prônent des structures de révolutionnaires décidés en lien entre eux.
On pourrait se dire : peu importe les mots si on a la chose. Si le mot parti vous fait peur, disons « structures de révolutionnaires en lien entre eux ». Si vous refusez le mot d’avant-garde, parlons de groupe qui polarise et politise. C’est plus long à dire, mais surtout implicitement plus flou. Car que devient la notion de dirigeant communiste qui s’oppose à dirigeant réformiste ?
« Le courant anarchiste et libertaire refuse le principe des dirigeants, considérés par définition comme des bureaucrates. Un tel refus aboutit en réalité à l’existence de dirigeants de fait, non élus, dont le contrôle est bien plus difficile » (Plate-forme de VP, cahier 4, n° 727).
Les rapports à l’intérieur de l’organisation entre les dirigeants et les militants, de même que les rapports entre l’organisation politique et les travailleurs, sont complètement faussées. Les « structures » sont… déstructurées.
Et au-delà des contradictions qui sautent aux yeux, il est des contradictions plus difficiles à percevoir, celles qui n’apparaissent pas.
Il faut faire en sorte « que le mouvement continue à exister, qu’il ne se dilue pas si les intérêts divergent, qu’il gagne sur les objectifs qu’il s’est fixés au départ » : le mouvement et ses objectifs semblent être la référence absolue.
Pourtant il arrive que « les intérêts divergent ». En réalité il n’arrive pas parfois mais il existe toujours des « contradictions au sein du peuple ». Et si ces contradictions ne sont pas prises en considération au départ, il faut en « parler, débattre, porter des initiatives ». Exemples. Une lutte contre une proposition d’aménagement du temps de travail peut carrément escamoter les contraintes et les revendications spécifiques des femmes (vieille expérience de VP dans une boite majoritairement d’ouvrières). Un mouvement comme les Gilets Jaunes peut « au départ » se réclamer de la Révolution française, se poser en mouvement de citoyens français qui ont des droits, et exclure, au moins en paroles, les travailleurs immigrés. Un mouvement pour l’emploi peut défendre une usine polluante en s’opposant aux luttes anti-pollution du voisinage. Si du sexisme, du racisme, de l’anti-écologisme sont présents dans les objectifs de départ, le rôle de l’avant-garde est de se battre pour l’unité de la classe, sans respecter tous les objectifs de départ.
Il y a plus grave. Il y a le cas où les intérêts qui divergent n’exigent pas de se battre pour l’unité, mais de se battre pour la division. Un exemple connu est celui d’un mouvement des routiers. S’agit-il de petits patrons en lutte contre l’augmentation des charges ? A côté des charges fiscales ou autres – dont la taxe sur les produits pétroliers -, se tiennent… les charges salariales ! Ou s’agit-il au contraire de routiers salariés ? Et la petite-bourgeoisie n’est pas présente que sur les routes. Elle est dans les boites, et surtout, à la tête des syndicats.
« Le gauchisme va dans un mouvement par stratégie politique ». Si c’est par stratégie politique révolutionnaire, ça ressemble beaucoup à ce que font les libertaires. Mais le problème principal n’est pas le « gauchisme » (pour parler comme le PCF des années 1968). Le problème principal, c’est le droitisme, le réformisme, l’opportunisme, le rôle de classe intermédiaire et négociatrice entre prolétariat et bourgeoisie, d’encadrement bourgeois parmi les ouvriers, de petits profiteurs et de petits patrons de syndicats, des « lieutenants ouvriers du capital » comme disait Lénine. Il faut les déloger de leur rôle dirigeant, les vaincre politiquement, et cette lutte ne sera pas totalement gagnée tant que la bourgeoisie sera au pouvoir.
Les libertaires cultivent les mouvements, mais laissent la direction politique aux réformistes et le pouvoir à la bourgeoisie !
Soyons justes, leur position a une sorte de légitimité historique après la débâcle du mouvement communiste au XXe siècle, après le communisme de caserne soviétique, après la submersion des premières révolutions prolétariennes en Europe par la vague mondiale de révolution nationales-démocratiques en Afrique et en Asie, aboutissant finalement toutes au capitalisme.
Malheureusement, leurs conclusions sont négatives. Ils théorisent la désorganisation du mouvement ouvrier.
Encadré
Ne pas prendre le pouvoir grâce à l’action d’un parti dirigeant résonne comme un désaveu de la lutte politique de Lénine en septembre-octobre 1917. Ce n’est pas là un petit exemple. Que défendait alors Lénine ?
« Ayant obtenu la majorité aux Soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, les bolcheviks peuvent et doivent prendre en mains le pouvoir. Ils le peuvent, car la majorité agissante des éléments révolutionnaires du peuple des deux capitales suffit pour entraîner les masses, pour vaincre la résistance de l’adversaire, pour l’anéantir pour conquérir le pouvoir et le conserver. Car, en proposant sur-le-champ une paix démocratique, en donnant aussitôt la terre aux paysans, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques foulées aux pieds et anéanties par Kérenski, les bolcheviks formeront un gouvernement que personne ne renversera. La majorité du peuple est pour nous. » (Lénine, Lettre au comité central, aux comités [bolcheviks] de Pétrograd et de Moscou, 12-14 septembre 2017).
C’est la démocratie, dit Lénine ! L’insurrection, la prise du pouvoir « illégale » par un parti révolutionnaire, le non-respect de la démocratie bourgeoise en place, c’est ce qu’il y a de plus conforme à la démocratie réelle, de plus respectueux de la volonté et des intérêts de la majorité du peuple. La dictature du prolétariat est mille fois plus démocratique que la démocratie bourgeoise qui n’est que l’habillage de la dictature d’une minorité privilégiée, profiteuse, criminelle, et hypocrite.