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Et l’Etat créa l’argent...
Partisan N°208 - Décembre 2006
Aujourd’hui, on le sait, tout a un prix. Autrement dit, tout est devenu marchandise dans notre « société de consommation ». On doit payer pour tout, pour les différents objets dont on a besoin, pour de multiples « services ».
Si on ne doit pas encore payer pour l’air qu’on respire [1], on paye cependant pour l’eau qu’on boit. Money, monnaie, argent, euro, dollar... sont le fluide vital qui nous est presque autant nécessaire que notre propre sang.
Et pourtant il n’en a pas toujours été ainsi : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment nous en sortirons- nous ?
Partout où la bourgeoisie a conquis le pouvoir... elle ne laisse subsister d’autres liens, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant »... Elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange. Karl Marx et Friedrich Engels
L’apparition de l’Etat antique. Dans le précédent numéro de Partisan, nous avons vu comment est apparu le troc marchand dans l’histoire de l’humanité. La spécialisation et de la division sociale du travail qui en sont à l’origine ne s’en sont pas arrêtés là. Avec le perfectionnement de l’agriculture, et notamment l’invention de l’irrigation artificielle, les groupes humains se sont de plus en plus sédentarisés. Leur organisation sociale en tribus relativement séparées les unes des autres a évolué, et dans certains endroits du globe, des villes de plus en plus importantes se sont formées.
La division sociale du travail dans ces villes était encore plus poussée qu’ailleurs, et la séparation des hommes en différentes classes sociales est apparue. Ces villes étaient en fait de véritables cités-États, elles étaient le centre de pouvoir d’une classe dominante, dont l’influence s’étendait sur la région entourant la ville. Le mouvement continua jusqu’à regrouper plusieurs cités, dont l’une d’elle faisait office de capitale. Ce fut le cas notamment en Mésopotamie (vers 4700 J.-C.), en Egypte (vers 3500 J.-C.) et en Chine (vers 2100 J.—C.). Ces sociétés très étendues pour l’époque ne pouvaient se maintenir que par un Etat qui jouait non seulement un rôle idéologique fort (reli- gieux) mais surtout un rôle économique crucial [2]. Dans la division sociale du travail, c’est l’Etat qui centralisait le produit du travail et qui assurait l’essentiel de la redistribution des richesses. Cela laissait peu de place à l’échange marchand. Seul le surplus des producteurs individuels qu’ils n’avaient pas du céder à l’Etat pouvait être échangé par le troc. De même le surplus de l’Etat pouvait être échangé avec d’autres régions plus ou moins éloignées.
L’invention de la monnaie. Pour gérer la production et sa répartition, les sociétés durent se doter d’une administration étatique capable d’en tenir une comptabilité. Ce n’est pas un hasard si c’est au cours de ce processus que les premiers nombres et l’écriture furent inventés [3]. L’essentiel de la production n’était pas encore des marchandises commercées, mais il fallait tout de même en mesurer la valeur pour la répartir — de manière inégalitaire — entre les différentes couches de la population. C’est ainsi que parmi toute la production humaine, certains produits se dégagèrent comme étant de bonnes unités de mesure. Selon les cas, ces produits particuliers purent être : le grain, le bétail (le mot latin pecus a donné le mot français pécuniaire), le sel (d’où les mots salaire et solde), etc. C’est ce que Marx a appelé « l’équivalent général » : une marchandise dont tout le monde a besoin, facilement transportable, concentrant en peu d’espace beaucoup de valeur (c’est-à-dire beaucoup de travail humain), à l’abri de l’usure du temps, etc. Ainsi tout le monde pouvait se référer à cette marchandise « standard » pour mesurer la quantité de valeur de chaque produit du travail humain. Il est à noter que les premières marchandises faisant office de monnaie avaient parfois des avantages mais pouvaient être aussi peu pratiques : le grain mal conservé peut pourrir, le bétail mourir, le sel se dissoudre... Dans un premier temps, dans les Etats antiques, ce n’était pas un problème car en réalité, ces produits n’étaient pas destinés à être réellement échangés et versés. Ils servaient juste de référence, de manière abstraite, pour la comptabilité. Il semble même qu’en Egypte, certains scribes ont comptabilisé la valeur des marchandises en... journées de travail : comme nous l’avons déjà expliqué dans l’article précédent, la valeur des marchandises est en effet proportionnelle à la quantité de travail qu’il a fallu pour les produire.
Les monnaies métalliques.
Mais bientôt, les sociétés adoptèrent des marchandises plus pratiques pour faire office de monnaie : le métal (fer, cuivre, argent, or...). Le métal avait le gros avantage de concentrer énormément de valeur dans peu de volume, d’être quasi indestructible, d’être très facilement divisible... Au départ, il n’existait pas de pièces de monnaie (et encore moins de monnaie papier, qui n’apparut que très tardivement). Le métal monétaire se présentait sous forme de lingots, de fils, de feuilles ou de rouleaux qui se découpaient au poids. En Mésopotamie, des lingots étaient poinçonnés d’un sceau étatique pour certifier de leur valeur. Mais c’est en Lydie (l’actuel sud-est de la Turquie) qu’un nouvel Etat créa les premières monnaies frappées, très proches de celles que nous connaissons, vers 700 av. JC : un des rois lydiens s’appelait Crésus, et la rivière de laquelle l’or était tiré s’appelait le Pactole ! Ces pièces étaient en un alliage d’or et d’argent appelé l’électrum.
Ce fut alors que le sceau apposé sur la monnaie, lui donnant une valeur donnée, devint plus important que la richesse métallique de la pièce elle-même. L’Etat ne s’en priva pas pour diminuer rapidement la proportion d’or dans ses pièces, de manière à accumuler artificiellement de la richesse : on assistait déjà à la première dévaluation de l’Histoire, et à ses conséquences pour la population dépossédée.
Marc Roux