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Quand la marchandise n’existait pas
Partisan N°207 - Novembre 2006
Aujourd’hui, c’est bien connu, tout a un prix. Autrement dit, tout est devenu marchandise dans notre « société de consommation ». On doit payer pour tout, pour les différents objets dont on a besoin, pour de multiples « services ». Si on ne doit pas encore payer pour l’air qu’on respire [1], on paye cependant pour l’eau qu’on boit. Money, monnaie, argent, euro, dollar... sont le fluide vital qui nous est presque autant nécessaire que notre propre sang. Et pourtant il n’en a pas toujours été ainsi : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment nous en sortirons-nous ?
À cette époque, rien n’avait donc de prix, ni sous forme monétaire, ni sous forme d’équivalence entre différents produits. Cela ne veut pas dire que rien n’avait de valeur. On entend par là que les produits fabriqués avaient évidem- ment un intérêt, une utilité, pour les hommes : le vêtement permet de se protéger, l’outil de fabriquer, etc. Cette valeur, nous l’appelons la valeur d’usage. Même si on le voulait, elle ne pourrait pas se mesurer en quantité d’or ou d’argent, c’est une valeur qualitative et non quantitative.
L’apparition du troc. Alors l’organisation humaine continua de se développer. Dans certaines régions, les tribus eurent des contacts fréquents les unes avec les autres et découvrirent que chacune ne fabriquait pas les mêmes produits finis (à cause de techniques différentes, de ressources naturelles différentes...). C’est alors qu’apparurent les échanges de produits. Au départ, tant que ces échanges étaient occasionnels, chaque intervenant dans le troc ne mesurait l’intérêt de son échange que par rapport à l’intérêt du produit que l’autre lui proposait, c’est-à-dire par rapport à sa valeur d’usage. Ce n’était alors pas à proprement parler un troc marchand.
Mais parallèlement, des tas de transformations sociales apparurent. Les contacts fréquents entre tribus donnèrent aussi lieu à une diffusion des techniques, des cultures, partagées par des groupes de plus en plus nombreux de tribus : ce fut l’apparition de véritables civilisations de tribus [2]. En même temps, les techniques développées par chaque groupe humain se perfectionnaient et se spécialisaient, l’agriculture apparaissait, la traction animale, la roue, les alliages métalliques étaient découverts... Ainsi les échanges ne furent plus occasionnels mais devinrent réguliers, sur des aires géographiques très étendues.
Troc marchand et marchandise.
Même en l’absence d’outil monétaire, le troc devint alors rapidement un troc marchand, et les produits de fabrication échangés devinrent des marchandises. De façon souvent inconsciente, ce ne fut plus en fonction de la valeur d’usage que les marchandises s’échangèrent, mais en fonction de la quantité d’efforts fournis pour les produire.
On pourrait en effet s’étonner sur le fait suivant : pourquoi n’échangeait-on pas un chariot à bœufs contre un pain ? Pourquoi un tel échange ne pouvait-il pas être « sérieux » ? Qu’y a-t-il de comparable, de commun, entre un chariot et un pain pour pouvoir déterminer une quantité d’échange ? Ces deux produits n’ont pourtant rien en commun dans leur composition ! La seule chose qui pouvait être comparée, même si c’était de façon inconsciente, c’était que ces deux produits étaient tous les deux des produits du travail humain. Comme la fabrication d’un chariot nécessitait beaucoup plus d’heures de travail que celle d’un pain, il était évident pour les « troqueurs » qu’un chariot « valait » beaucoup plus qu’un seul pain. Cette valeur-là, qui est une valeur quantitative, est complète- ment différente de la valeur d’usage, qui on l’a vu est qualitative : c’est ce qu’on appelle la valeur d’échange.
Derrière la marchandise : un rapport social.
Il faut alors revenir sur le contexte social qui accompagne l’apparition de la marchandise. Si l’échange marchand et la marchandise apparaissent alors, c’est que d’une part, il y a eu spécialisation des productions et donc des hommes, division sociale du travail : chacun ne fait pas le même travail, et a besoin de marchandises qui sont le produit du travail des autres. D’autre part, c’est que la répartition collective des produits du travail de chacun a disparu, contrairement à ce qu’il se passait à l’époque du « communisme primitif », avec l’apparition de la propriété privée. En réalité, cette disparition de la répartition collective ne s’est pas faite d’un coup pour toute la production humaine. Seulement certains pans de la production ont au départ échappé à la répartition collective : il s’agit notamment de l’excédent de production de la tribu qui était destiné à l’échange avec l’extérieur. Les producteurs spéciali- sés, privés, faisaient « bénéfice » de ces échanges avec l’extérieur, et en échangeait ensuite les produits en interne, avec les autres membres de la tribu. Et bientôt apparut alors l’Etat...
En attendant, il faut bien comprendre que la marchandise n’existe donc qu’à travers un rapport social. La production humaine n’est alors plus destinée à immédiatement satisfaire un besoin, mais à être échangée, vendue, sur un marché : elle se transforme en marchandises qui sont le support de rapports de propriété, de division sociale du tra- vail, etc. Les producteurs ne coopèrent plus de façon collective pour satisfaire les besoins de la communauté humaine, mais sont devenus des producteurs indépendants, propriétaires, rapidement en concurrence les uns avec les autres.
Marc Roux
À suivre. Dans le prochain épisode : —La monnaie et l’Etat —La loi de la valeur : valeur et travail —Derrière la marchandise : l’exploitation —Prix et valeur : quelles différences ?