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Mai 68, le séisme et la faille
Partisan N°131 - juin 1998
Dans la lutte des classes, certains mois comptent pour des années. Tout grand mouvement politique de masse accélère ainsi l’histoire : les contradictions explosent, les rapports sociaux éclatent en pleine lumière. Le prolétariat se dresse devant la bourgeoisie, classe révolutionnaire et classes possédantes face à face ; le nouveau naît sous l’ancien, le révolutionnaire pointe au-dessus d’un ordre social révolu. Pour le meilleur et pour le pire, mai-juin 68 en France fut une de ces ruptures privilégiées. La bourgeoisie en a rapidement tiré des leçons. Trente [quarante...] ans après, quels enseignements le mouvement ouvrier peut-il déduire de la plus grande grève de son histoire ?
En attendant la déferlante médiatique du Mondial 98 [des JO de Pekin...], Mai 68 n’en finit pas d’être commémoré jusqu’au ras-le-bol. Pas moyen d’y échapper. C’est un artifice vieux comme le mouvement ouvrier que d’ensevelir la mémoire révolutionnaire sous des tombereaux de discours nostalgiques. Dans la tourmente, on calomnie, on discrédite, on injurie, on frappe, puis on se répand en trémolos révolutionnaristes l’orage passé — les grévistes "irrationnels" et "corporatistes" de 1995 en ont fait aussi l’expérience. L’opportunisme encense les grands soulèvements et les grèves de masse... à condition qu’ils ne débordent pas les manuels d’histoire.
1960-1968 — L’essor de la contestation mondiale
La forte poussée de fièvre politique des années 1965-68 n’a rien d’étroitement franco-français.
Elle s’inscrit dans le contexte général d’une aggravation sensible de la crise mondiale de l’impérialisme aux plans économique, politique et idéologique : une série de facteurs convergents ont créés de nouveaux rapports de force entre la révolution et la contre-révolution, entre les peuples dominés et l’impérialisme.
Le mouvement mondial de contestation des années 60 a été façonné en profondeur par l’anti-impérialisme. Né de la décolonisation (Indochine, Algérie, Cuba, etc.), il s’est enraciné dans les luttes de libération (Viêt-Nam) et la jeunesse y a tenu le premier rôle, aux Etats-Unis, en Italie ou en France, au Japon ou en Chine populaire. La Révolution culturelle chinoise a influencé aussi considérablement une jeunesse remplie d’espoirs, avide de réponses politiques nouvelles rompant avec l’idéologie dominante et le révisionnisme.
La mobilisation contre la guerre du Viêt-Nam fut le point de rencontre de l’immense majorité des mouvements d’extrême gauche dans le monde. Aux États-Unis, elle succédait aux mouvements pour les droits civiques et le désarmement du début de la décennie. En Europe, le mouvement pour la victoire du FNL faisait tache d’huile dès 1966 en Allemagne, en Espagne, en France et en Italie. Rapidement, il s’opposait de front aux appareils des PC réformistes. En Italie, l’agitation politique étudiante et ouvrière commencée dès février 1967 s’étirait en un "mai rampant" jusqu’au début des années 80. C’est au Japon que le mouvement de protestation prenait le tour le plus radical. Le sentiment anti-US y est puissant depuis Hiroshima et Nagasaki, la Chine est proche, le Viêt-Nam aussi : le Japon se trouvait engagé de fait dans la « sale guerre » menées par les États-Unis à partir de ses bases militaires. Partie en 1965 de l’université de Tokyo, l’agitation se radicalisait en plusieurs foyers de contestation violente à la fin de 1967. Dirigé par l’extrême gauche maoïste et trotskyste de la Zengakuren, le mouvement étudiant se complétait d’un front de jeunes ouvrier(e)s luttant dans ou hors des syndicats. Après les batailles rangées d’octobre 1967 et les manifestations de janvier 1968 devant la base de Sasebo pour empêcher l’escale du porte-avions Enterprise, l’université se constituait en camp retranché durant près d’un an. Ces "années de braise" japonaises rougeoyèrent jusqu’en 1970.
1967-1968 — L’essor de la contestation étudiante et ouvrière en France
Personne ne pouvait "prévoir" le déclenchement du mouvement de mai-juin 68 en France, encore moins sa radicalité ou son ampleur. Mais l’explosion politique de 68 n’éclata pas comme "un coup de tonnerre dans un ciel serein". Bien sûr, en février, de fins politiques constataient avec regret que « la France s’ennuyait » (Pierre Viansson-Ponté, Le Monde). La vision béate d’une France stable et égalitaire, puissance mondiale gavée d’une croissance économique rapide et peuplée de citoyens prospères relève du mythe bien entretenu. La prospérité française des "trente glorieuses" (1945-75) est le fruit d’un des plus grands chambardements économiques connus par le pays dans une période aussi brève. A la reconstruction de l’après-guerre succédait une phase de développement effréné qui créait de multiples et intolérables tensions sociales. En 1968, la société française est une des plus profondément inégalitaires d’Europe. Elle manifeste une indifférence brutale envers les millions de "soutiers" et de laissés-pour-compte de "l’opulence" : prolétariat immigré, ouvrières, jeunes travailleurs, OS, manœuvres et apprentis, travailleurs retraités, ouvrier(e)s agricoles, paysan(ne)s en voie de faillite, etc.
Trois facteurs marquent l’essor de la contestation étudiante et lycéenne. D’abord, le développement d’une extrême gauche formée de petits groupes trotskystes et maoïstes, qui dirige les Comités Viêt-Nam depuis 1965-66 sur la hase d’un soutien au FNL. Ses militants sont très actifs et bien implantés en milieu étudiant. La plupart sont passés par les JCF ou l’Union des Etudiants Communistes, sortie exsangue de deux purges successives en 1966 (la JCR – trotskiste -, puis l’UJCML – marxiste-léniniste). Ils y ont parfois acquis quelques rudiments de marxisme, mais surtout, un réflexe de rejet du PCF. et, pour certains, un début de remise en cause théorique du révisionnisme. Ensuite, l’existence d’un malaise assez large et diffus de rejet des valeurs traditionnelles ; et pour les plus conscients, le refus plus ou moins ferme d’une situation de privilégiés, de l’appartenance à une élite de futurs "chiens de garde". Cette révolte avant tout anti-autoritaire et libertaire contre une société bien-pensante et archi-conservatrice constitue le fondement idéologique, le ressort principal du mouvement étudiant de mai 68. Enfin, l’enseignement supérieur reste réservé aux enfants d’intellectuels aisés. La "démocratisation" mène à une impasse : plus des 2/3 des étudiants sortent de l’université sans diplôme. Le ministère choisit alors la sélection, ce qui se traduit par une véritable détresse économique pour les plus défavorisés. On peut parler sans sourire de « misère en milieu étudiant » et, même si cette "misère" est toute relative, c’est inédit ! Ces "chômeurs licenciés" forment le gros des bataillons de manifestants du mois de mai, l’aile marchante d’une petite bourgeoisie démocratique déboussolée, radicalisée par une précarité inconnue.
Le "miracle économique" s’essouffle en 1966-67. Le chômage double presque entre 1967 et 1968 et les grèves renaissent en 1967 avec un parfum soixante-huitard : contre les cadences et les 4x8, pour la "parité" des salaires, les pauses et les congés, pour la défense de l’emploi, l’extension des droits syndicaux, contre le caporalisme et la maîtrise, etc. Un mois d’arrêts de travail chez Dassault à Bordeaux en janvier 1967, en février un conflit de 14 000 grévistes aux usines Rhodia (Besançon puis Lyon) et un autre chez Berliet à Lyon, occupation du carreau des mines par 15 000 mineurs lorrains pendant tout le mois d’avril et 2 mois de grève aux chantiers navals de Saint-Nazaire. A l’automne 67, débordant la CGT, les débrayages et les affrontements avec les CRS se multiplient : 8 000 ouvrier(e)s au Mans et à Mulhouse, 500 ouvrier(e)s de la Rhodia à Lyon, etc. L’année 1968 commence avec une grève très dure à la Saviem de Caen, où 1 000 des 4 800 employés ont moins de 25 ans et, malgré un CAP, sont souvent OS ou manœuvres. Au matin du 23 janvier, 3 000 grévistes occupent l’usine et le 26, c’est une émeute qui oppose 7 000 manifestants à la police au centre de Caen. Bilan : 200 blessés et 5 jeunes condamnés à des peines de prison ferme. Le 30 janvier, Caen compte 15 000 grévistes solidaires. Tout l’Ouest bouge en ce début 68, les grèves dures font tache d’huile, les occupations se multiplient : Fougères, Quimper, Redon, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Boulogne, Cherbourg, etc. Les formes de lutte se radicalisent, comme en 1947 ou en 1953, et les appareils syndicaux se trouvent pris à contre-pied par de jeunes ouvriers très combatifs. Bref, un avant-goût de mai...
Mai 68 le déclenchement étudiant
Du 3 au 10 mai, le mouvement s’enclenche par l’enchaînement d’une série de circonstances :
1° ralliement, sur la base d’un réflexe démocratique, de la masse de l’intelligentsia derrière une forte minorité d’étudiants contestant "l’université bourgeoise", voire la société bourgeoise.
2° fautes tactiques répétées du gouvernement.
3° formation d’un courant de sympathie à l’échelle nationale envers le "mouvement étudiant".
4° engagement spontané et immédiat d’une minorité de jeunes ouvrier(e)s inorganisé(e)s qui se fondent dans les groupes d’extrême gauche.
Jusqu’à la fin du mois d’avril 68, la guérilla qui opposait l’extrême droite aux groupes étudiants d’extrême gauche n’intéressait qu’une poignée de militants.
Avec l’investissement de la Sorbonne par la police le 3 mai, l’affrontement change brutalement de nature. Le gouvernement décide en effet de "briser" les groupuscules gauchistes. Mais, par sa démesure, la répression déclenchait une réaction de scandale, puis une protestation de plus en plus large et active. L’erreur politique est double : sous-estimation de l’ampleur du mouvement, dénoncé comme le « complot d’une poignée de gauchistes », puis le « monôme d’étudiants désœuvrés » ; surestimation persistante de la répression policière et refus de toute médiation avec l’UNEF et le SNESup. Plus grande était la masse qui rejoignait le mouvement et plus les brutalités policières prenaient un caractère odieux aux yeux de l’opinion. A l’issue d’une semaine d’épreuves de force engendrées par la spirale manifestation-répression-manifestation, la grande masse des étudiants, des professeurs et des lycéens étaient ainsi amenée à défier le pouvoir gaulliste dans tout le pays. Bien plus, la révolte étudiante bénéficiait désormais de la sympathie ouverte de la majorité de la population. A partir du 8 mai, des militants ouvriers et paysans, chaque jour plus nombreux, se solidarisent avec la rébellion qui prend de plus en plus les allures d’une formidable émeute populaire s’amplifiant sans cesse et directement dirigée contre le gouvernement et de Gaulle lui-même. Pour la classe ouvrière, les barricades du 3 au 10 mai "représentent" la révolution, elles évoquent un symbole que beaucoup de jeunes ouvrier(e)s prennent pour un signal. De nombreux étudiants sont blessés ou arrêtés, mais cette semaine là, c’est déjà le prolétariat qui paye la note la plus salée. Le 6 mai par exemple, sur 17 jeunes passant au tribunal, 5 seulement sont étudiants ; les 12 autres sont de jeunes ouvriers ou chômeurs. « Classe laborieuse, classe dangereuse », le juge des flagrants délits ne s’y trompe pas : les 5 brebis égarées prennent du sursis, tandis que les 12 délinquants écopent de mois fermes !
Jusqu’au 11 mai, le PCF. et la CGT se sont trouvés pris de cours, comme le gouvernement. N’ayant aucune prise sur le mouvement, ils le condamnent fermement pour enrayer toute contagion vers la classe ouvrière. La CGT restant de très loin la puissance syndicale dominante, la CFDT tente le jeu plus subtil du noyautage idéologique. Face à la chasse aux sorcières régnant dans la CGT, de nombreux ouvrier(e)s d’idées révolutionnaires s’y réfugient, la dynamisant un peu malgré elle. La CFDT. élargit aussi son influence chez les travailleurs récemment prolétarisés des campagnes et chez certains ouvrier(e)s immigré(e)s.
Le 11 mai, Pompidou est acculé à la reculade ou à l’intervention armée. Mais, malgré la réouverture de la Sorbonne, il est déjà trop tard pour éviter la plus profonde crise sociale et politique depuis la guerre.
Après le déclenchement étudiant, le pouvoir gaulliste est acculé à la reculade ou à l’intervention armée. Pompidou choisit évidemment la « solution raisonnable ». Mais, devant ce recul, la classe ouvrière voit une brèche et prend le relais, spontanément et massivement, à partir du 13 mai. Mai-juin 1968 est l’histoire d’une lutte de classes rude et parfois sanglante contre le révisionnisme ; une faille irrémédiable commence à se creuser et à s’élargir lentement entre la classe ouvrière et celui-ci.
Mai-juin 68 — La classe ouvrière ébranle le carcan réformiste
Pour tous, la journée du 13 mai revêt une signification politique : « 10 ans, ça suffit ! » Les manifestations sont imposantes : de 800 000 à 1 million de personnes à Paris, 50 000 à Toulouse et Marseille, 40 000 à Lyon, 20 000 au Mans et à Nantes, etc. Dès le 14, le mouvement change de nature. La grève générale débute modestement à l’usine Claas de Woippy en Lorraine, dont les 500 métallos votent la grève illimitée. Même scénario chez Sud-Aviation, à Bouguenais près de Nantes, sur l’initiative de militants trotskystes du PCI qui dirigeaient la section FO : grève illimitée avec occupation et séquestration du directeur. Dans la soirée du 15, c’est le tour de Renault-Cléon, où 300 jeunes ouvriers séquestrent le directeur et une dizaine de cadres, puis de Kléber-Colombes. Le 16, le drapeau rouge flotte sur toutes les usines Renault : Flins, Sandouville, Le Mans et enfin Billancourt ; 45 000 autres grévistes occupent une cinquantaine d’usines. Billancourt en grève, c’est le signal. Le 17 mai, la barre des 200 000 grévistes est franchie. En 24h, sans consignes fédérales, on passe de 300 000 à 2 millions de grévistes. La grève politique de masse se développe à une vitesse formidable : 4 millions le 20 mai, 6,5 millions le 21, 8 millions le 22... pour culminer à 10 millions de grévistes autour du 28 mai. En moins d’une semaine, la France est paralysée. Les 2/3 des salariés sont en grève illimitée, les occupations d’usines et les séquestrations de cadres se comptent par milliers.
Une partie de la classe ouvrière pense refaire 36, revendications matérielles, Front populaire et élections à la clé. En revanche, une minorité active d’ouvrier(e)s, souvent jeunes, luttent sur des positions politiques plus dures, mettant concrètement en cause le capitalisme et s’opposant franchement au réformiste. Révolution et socialisme ne sont pas des mots tabous, bien au contraire. Pas question de lâcher pour un plat de lentilles, pressions syndicales ou pas ! Les ouvriers étrangers, dans leur masse, participent à la lutte un peu en retrait, mais une minorité y prend une part très active et même dirigeante dans certaines usines (Citroën). Un grand flou politique règne, alimenté par la surestimation du mouvement étudiant. Pour une large minorité de la classe ouvrière, la grève de 68 exprime un espoir nouveau et un peu fou : changer tous les aspects de la vie, se battre pour une "autre société", s’organiser à la base, à partir d’A.G. démocratiques, dans les usines et les quartiers, tenter de réaliser "l’autogestion", le "contrôle ouvrier", découvrir la violence révolutionnaire, rencontrer, discuter et parfois lutter avec "les gauchistes", etc. Bref, refuser de se laisser écraser, par les patrons, par les petits chefs ou par les bonzes syndicaux et les bureaucrates réformistes. Les formes d’organisation de la grève sont variées et renouent avec les meilleures traditions du mouvement ouvrier en lutte : comité d’occupation (et parfois, séquestration de cadres), comité central de grève d’une localité (Nord, Normandie, Ouest, Reims, Narbonne, Nantes), émission d’"assignats" (bons monétaires syndicaux ou municipaux), "conseil d’autogestion", "commissions ouvrières" et même "contrôle ouvrier" avec reprise de la production (Lip, CSF). Une fraction importante du prolétariat se heurte ainsi de front aux organisations réformistes et la faille commence à se révéler ici et là avec les appareils de la CGT et du PCF.
Juin 68 — La résistance prolétarienne
Si l’essor politique du mouvement s’était réalisé sous le signe de l’alliance ouvriers-étudiants, son reflux est dominé par l’alliance politique entre gaullistes et PCF. La bourgeoisie, d’abord hésitante, reprenait l’initiative et faisait bloc, soudée derrière son front de classe naturel, traditionnel dans les coups durs depuis la guerre : l’État gaulliste allié au PCF. Cette alliance est dans la nature des rapports de classes en France établis depuis la Résistance. Le PCF incarne en effet le parti de l’aristocratie ouvrière, le parti des intérêts nationalistes de l’impérialisme français dans la classe ouvrière. En juin 68, il représente pour la bourgeoisie la seule carte politique efficace jouable envers les couches populaires.
Réciproquement, l’intérêt du réformisme consiste à casser à tout prix la grève politique de masse et lui opposer le mirage d’élections générales. De fait, la reprise a été décidée par le bureau politique du PCF en vue des élections... puis fut entérinée par la CGT, dont la direction s’est d’abord opposée à une reprise imposée d’en haut ; Séguy (du moins l’a-t-il prétendu en 1980) ayant tenté sans succès de convaincre ’ Marchais que « c’était trop tôt ». La contre-offensive bourgeoise s’effectue ainsi avec la collaboration active du PCF selon trois axes complémentaires : les "accords de Grenelle" et la reprise du travail d’abord, le mirage électoraliste des législatives ensuite, la répression du mouvement gréviste enfin. S’il est vrai que Grenelle ne constitue pas un "accord" en bonne et due forme (aucune signature syndicale), la transaction du 27 mai représente bien pourtant une sorte de protocole de fin de conflit, "un constat de conclusions" (Séguy), marquant une promesse de fin de grève assortie « d’avantages non négligeables » selon la CGT : l’augmentation de 35% du SMIC ! Tous les ouvriers de l’époque se souviennent que les "accords de Grenelle" furent en fait à l’origine de l’appel à la reprise dans tout le pays, alors que le mouvement est encore en pleine vigueur. La CGT joue le morcellement (négociations branche par branche) et la division (« les autres ont repris » et, simultanément, on fait courir la rumeur d’une reprise définitive des premiers !), et traque les « provocateurs jusqu’au-boutistes » (voir le film La reprise aux usines Wonder).
Le discours de de Gaulle du 30 mai suivi de la manifestation du "parti de la trouille" marquent certes le début de la décrue politique de la grève de masse.
Mais la reprise s’étale sur plus d’un mois et la classe ouvrière résiste sans illusions, jusqu’à la mi-juillet par endroits. Le 27 mai au matin, 10 000 à 15 000 ouvriers de Billancourt votent la poursuite de la grève illimitée avec occupation et sifflent copieusement Séguy venu leur présenter les termes des "accords de Grenelle". Renault ne reprend que le 17 juin, Citroën le 24. Berliet-Vénissieux le 28, les gares de Strasbourg et Mulhouse sont réoccupées le 4, les ouvriers de Peugeot refusent le vote pour la reprise et de très nombreuses entreprises votent la poursuite de la grève.
Le poignard réformiste planté dans le dos, la classe ouvrière rend les armes pied à pied, région par région, usine par usine, atelier par atelier, avec un courage formidable. La faille politique ouverte en plein séisme se creuse durant tout ce mois de juin entre une frange importante du prolétariat, décidé à tenir le plus longtemps possible, coûte que coûte, souvent avec violence, et tous les syndicats et partis enfoncés jusqu’au coup dans le jeu politicien de la liquidation de la grève par tous les moyens.
« Soyons réalistes, demandons l’impossible »
"L’impossible" ? Caractéristique est le fait que l’appareil répressif d’État soit resté intact en mai-juin 68. L’armée est consignée depuis le début mai et la contestation reste marginale : pas de mouvement d’ampleur, aucune mutinerie. Même chose dans la police, où la grogne s’exprime sur des positions réactionnaires. Des pans secondaires des organes de l’État sont touchés par la grève : ouvriers des arsenaux, employés des ministères et préfectures, ORTF, etc. C’est d’ailleurs sur l’ORTF que le pouvoir gaulliste concentre ses forces en envoyant la troupe lors de sa contre-offensive. Ce faisant, la bourgeoisie prouve bien qu’elle comprend mille fois mieux que les "révolutionnaires" l’importance cruciale des appareils d’État. À l’apogée du mouvement, aucun parti, aucune organisation n’est en mesure de poser la question du pouvoir, la question de l’État, pas même d’esquisser une propagande révolutionnaire vers le prolétariat.
À cet égard, l’extrême gauche est passée totalement à côté de la plaque. Des anarchistes (peu présents dans les usines) aux marxistes-léninistes (encore dominés par le révisionnisme) en passant par les trotskystes (aile marchante de la petite bourgeoisie démocratique radicalisée), les "gauchistes" sont restés "hors sujet". On disserte sur le « pouvoir ouvrier dans l’usine », le « contrôle ouvrier » (JCR) ou le « pouvoir populaire révolutionnaire » (PCMLF). On invoque le « Front populaire », un « gouvernement populaire » (UJCML). On décline la trilogie « pouvoir ouvrier, pouvoir paysan, pouvoir étudiant » sur tous les modes (PSU-CFDT, PCMLF). Bref, le mythe anarcho-syndicaliste de la grève générale autogestionnaire est ressuscité : « Notre force tient au fait qu’en nous croisant les bras, nous interdisons toute vie économique et sociale dans le pays. » (A. Briand, cité par M. Labi, dirigeant de FO.) Aucune organisation n’ébauche un semblant de lutte contre l’appareil d’État, alors même que la classe ouvrière, à Caen, Redon, Saint-Nazaire, Flins, Le Mans, Sochaux, etc. est acculée en juin à des émeutes sanglantes déclenchées par la contre-offensive réactionnaire et l’État gaulliste (12 morts, dont 5 au cours de batailles rangées, et 1 800 blessés graves).
Sans parti révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire
La France se trouvait-elle, du 24 mai au 6 juin, dans une "situation révolutionnaire" ? Malgré la diversité des conditions, on peut répondre par la négative. Ce n’est que très ponctuellement et localement que les institutions de la Ve République cessèrent de fonctionner (à Nantes ou dans certains quartiers de Besançon, par exemple). Si le pays est paralysé par la grève générale, l’Etat n’eut pas recours à l’article 16 de la Constitution (à rebours de 1958). Quant au simulacre de « vacance du pouvoir » suivi d’une « rection de l’État » auquel se livre de Gaulle le 29 mai à Baden-Baden, il ne trompa que ceux qui le voulaient bien.
« Le pouvoir est à prendre », mais en fait de prise du pouvoir, aucune organisation, ni aucun parti politique ne mit jamais la question du pouvoir d’État sur la table. L’absence d’un parti ouvrier révolutionnaire, d’un parti communiste s’est cruellement fait sentir en juin 68. Dans les luttes ouvrières, la critique de masse du PCF et du révisionnisme a été amorcée par une minorité active de jeunes ouvrier(e)s français et immigrés. Mais, spontanément, cette rébellion ne pouvait aller aux racines. Sans parti, le prolétariat n’était pas en mesure de profiter du séisme créé par la grève politique de niasse pour démasquer radicalement le révisionnisme et élargir la faille à peine ouverte avec les appareils de la CGT et du PCF. Les révolutionnaires de 68 se sont avérés impuissants à cristalliser leurs acquis dans la classe ouvrière, à diriger la lutte politique et développer la conscience révolutionnaire ouvrière pour faire avancer la construction d’un parti révolutionnaire d’avant-garde.
Trente ans après, il serait ridicule de nous affirmer les "vrais" héritiers de 68. Mais Voie prolétarienne, si petite soit-elle, demeure la seule organisation issue du courant marxiste-léniniste et du mouvement de mai-juin 68 qui travaille dans les faits à la tâche principale de construire un parti communiste. En cela déjà, VP se distingue de tous les courants se réclamant de la révolution, dont le principal souci est de "pousser au cul" le mouvement en espérant que la conscience révolutionnaire en sortira spontanément.
Jean Labeil