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La lutte entre les deux voies au sein du Parti bolchevik - 1917 à 1923

Article de Partisan N°130 - Mai 1998

Ce texte est issu d’un d’article de Partisan n°130 (Mai 1998) à l’occasion des 80 ans de la Révolution bolchevique.
En lien en bas de l’article les deux articles sur la Révolution bolchevique, dont cette article n’est qu’une annexe.

Le n°125 de Partisan annonçait l’historique des courants et tendances politiques au sein du parti bolchevik. En voici un rapide panorama.

 

Le parti bolchevik n’est pas "le parti de Lénine". Pour faire triompher ses conceptions, celui-ci a dû mener des luttes extrêmement âpres avant et après Octobre. Il faut insister sur ce point, car l’ampleur des discussions et des désaccords, ainsi que la mise en minorité de Lénine à plusieurs reprises révèlent le vrai visage de ce parti. Contrairement aux affirmations des "historiens officiels", le parti bolchevik est le premier parti communiste a pousser si loin la pratique spontanée de la lutte idéologique et politique. Jusque vers 1921-1922, la démocratie prolétarienne s’y exprime pleinement selon le principe implicite "unité-critique-unité" ; les méthodes de lutte, formulées ensuite par Mao, sont caractérisées par le refus de la « lutte à outrance » et des « attaques sans merci ». Mais après le XIème Congrès de mars-avril 1922 (le dernier avec Lénine), la lutte idéologique et politique au sein du parti bolchevik cesse peu à peu d’exister.
Dans les années 1923-1924, il n’existe plus d’opposition constituée au régime soviétique, les opposants sont réprimés, la plupart ont émigré ou ont adhéré au parti bolchevik devenu "parti unique". Le centralisme démocratique dépérit peu à peu au sein du PC(b)R et, après la mort de Lénine, il n’est plus guère possible à une opposition politique ouverte de se faire entendre : les droits de la minorité ne sont plus préservés.

Les oppositions entre février 1917 et mars 1918

Entre février et octobre 1917, deux lignes s’affrontent : une ligne de "soutien conditionnel" au gouvernement provisoire (Kamenev), avec sa variante (Staline) de « pression pour l’ouverture de pourparlers de paix » (c’est en fait le point de vue menchevik consistant à "pousser la bourgeoisie dans le dos"), et celle de Lénine : « Tout le pouvoir aux Soviets. Aucun soutien au gouvernement provisoire ». Plus profondément, c’est la nature même de la révolution russe qui est en cause. En avril 1917, Lénine affirme que la révolution bourgeoise est terminée, tandis que le programme politique de la majorité du parti prétend mener à terme la révolution démocratique bourgeoise avant de passer à l’étape prolétarienne.
Ces divergences de fond (avec Zinoviev et Kamenev en particulier) se manifestent à la mi-septembre 1917 à propos du déclenchement de l’insurrection. La direction bolchevique tergiverse plus d’un mois (du 12 septembre au 22 octobre) avant de lancer le mot d’ordre d’ « insurrection immédiate » et Lénine va jusqu’à présenter sa démission du C.C. pour « faire de la propagande dans les rangs du parti ».
De même les pourparlers de paix menés avec l’impérialisme allemand à Brest-Litovsk (5 janvier 1918) déclenchent une grave crise politique au sein du parti bolchevik. La position de Lénine, "signature sans condition d’un traité de paix", reste minoritaire. C’est l’offensive victorieuse de l’armée allemande qui contraint le C.C. à accepter la signature du traité de Brest-Litovsk le 3 mars 1918. Mais le parti bolchevik est très divisé : l’autorité du C.C. n’est plus reconnue par le bureau du parti de la région de Moscou et, le lendemain, le comité de parti de Petrograd fait paraître le premier numéro de Kommunist, organe quotidien du groupe des "communistes de gauche" qui s’engage vers la scission.

Les courants de gauche (1918-1920)

De 1918 à 1920 divers courants dans le parti - entre autres, le groupe des "communistes de gauche" (Smirnov) et du "centralisme démocratique" (Smirnov, Ossinsky, Sapronov, en 1919-1920) - mettent en cause la politique de développement du capitalisme d’État prônée par Lénine. Les n°1 et 2 de Kommunist (4 et 5 mars 1918) critiquent les concessions faites à une fraction de la bourgeoisie (économistes, techniciens et experts, ingénieurs, administrateurs, etc.) dans les entreprises d’État et les organes du Conseil supérieur de l’économie nationale, ainsi que l’application du système de Taylor (primes, salaire aux pièces, prolongation de la journée de travail, cadences, etc.). Ces groupes dénoncent la centralisation bureaucratique », le règne des commissaires, la perte d’influence des Soviets et des comités d’usines et l’abandon, en pratique de l’État-commune s’administrant à la base, etc. Ils revendiquent un plus grand nombre d’ouvriers au C.C. (en 1923, Lénine fait une proposition analogue) et plus d’initiative et de pouvoir pour les travailleurs dans les organes d’État soviétiques. C’est à Moscou, Petrograd, et dans l’Oural, dans la classe ouvrière concentrée des grands centres industriels, que se regroupent leurs principaux appuis,
Ces courants de gauche sont mis en minorité lors des congrès successifs du P.C.(b)R. (VlIème Congrès de mars 1918, VIIIème Congrès de mars 1919, IXème Congrès de mars-avril 1920), puis disparaissent.
À partir de la fin de 1920, émerge une opposition de gauche plus puissante qui prolonge et développe les thèses des courants antérieurs : le groupe de l’"Opposition ouvrière".

La « militarisation » durant le « communisme de guerre » (1919-1921)

Le "communisme de guerre" diminue l’ampleur et l’acuité des luttes politiques ; l’essentiel des efforts est concentré sur le front militaire, dans la guerre civile. C’est au IXème Congrès du parti (mars-avril 1920) qu’éclate une crise politique importante qui couvait depuis 1919. Elle s’approfondit jusqu’au Xème Congrès (mars 1921). Cette crise oppose Lénine à Boukharine et Trotsky. En mars 1920, Trotsky théorise le principe de la e militarisation du travail ». Il nie aussi le caractère provisoire et "circonstanciel" des mesures du "communisme de guerre". Pour Trotsky et Radek, la militarisation de la société par la « militarisation du travail » et l’étatisation des syndicats » permet de marcher rapidement au communisme. Boukharine rejoint ces thèses : il justifie la coercition (« la contrainte ») du parti à l’égard des masses ouvrières en l’identifiant à i’ « autodiscipline ». Pour eux, la dictature du prolétariat peut, dans certaines circonstances, prendre la forme d’une dictature militaire prolétarienne ». Ils s’opposent ainsi de front à Lénine et à la majorité du CC., dont « l’Opposition ouvrière ».

 

Au cours des mois précédant le Xème Congrès, de novembre 1920 à mars 1921, on assiste à une immense bataille politique. Les divergences au sein du C.C. ont atteint une telle ampleur qu’en décembre 1920, un large débat public est ouvert, auquel participe toute la direction du parti : aussi bien Lénine, Trotsky et Boukharine que Zinoviev, Staline ou Chliapnikov. Tout le mois de janvier 1921, la Pravda publie presque chaque jour un article sur les problèmes de la militarisation du travail et de l’étatisation des syndicats. La thèse qui identifie l’État soviétique à un "État ouvrier" est démontée par Lénine. Ces divergences touchent au fond même des problèmes de l’exercice de la dictature du prolétariat. Mais, peu à peu, les arguments de Lénine (soutenu par Zinoviev et Staline, et appuyé par l’ "Opposition ouvrière") et l’évolution même de la situation font perdre du terrain au groupe de droite représenté par 8 membres du C.C. (Trotsky, Boukharine, Andreev, Dzerjinsky, Krestinsky, Préobrajensky, Rakovsky et Sérebriakov).

 

Ce Xème Congrès est le dernier congrès du parti à être ainsi précédé d’un large débat ouvert. En décembre 1920, il existe sept "plateformes" politiques distinctes, mais à l’ouverture du congrès (mars 1921), seule-ment deux tendances organisées s’opposent encore aux positions défendues par Lénine. Les trois motions en présence sont : le texte de 1’ "Opposition ouvrière", la « motion du groupe des huit" (les partisans de Trotsky et Boukharine) et la "motion des dix", correspondant aux positions de Lénine (Staline, Trotsky, Zinoviev, Kamenev). Le Xème Congrès met un terme au débat entre la majorité du C.C. et les deux courants d’opposition. Il ne donne que 18 voix à la motion de « l’Opposition ouvrière » et 50 à celle du « groupe des huit », contre 336 voix à la motion du « groupe des dix ».

« l’Opposition ouvrière », la NEP (1920-1921)

Tandis que Trotsky est partisan d’une accentuation extrême de la centralisation et de la militarisation, « l’Opposition ouvrière » dénonce les pratiques autoritaires dans le parti et les appareils de l’État, ainsi que la montée des éléments bourgeois. Pour le groupe, il est nécessaire de confier la gestion de l’industrie aux organisations syndicales (d’où l’appellation de « syndicalisme d’État »). L’Opposition demande aussi que les comités d’usines jouent un large rôle et réclame une politique des salaires beaucoup plus égalitaires. Le groupe se heurte aussi à la direction du parti sur la question du capitalisme d’État et de la NEP.
Lénine considère ses conceptions comme "anarchisantes" ou anarcho-syndicalistes, niant en particulier le rôle dirigeant du parti. Pourtant, les thèses du groupe reflètent une réaction « saine » contre l’autoritarisme, le militarisme et la bureaucratie développés durant le "communisme de guerre" - même si le fond politique de ses conceptions (commun à presque toutes les oppositions au sein du parti) reste en partie économiste et anarcho-syndicaliste. À la veille du Xème Congrès, en mars 1921, « l’Opposition ouvrière » possède des points d’appui apparemment solides dans les grands centres industriels (Moscou, Petrograd, bassin du Donetz, etc.). Mais elle est très minoritaire dans le parti bolchevik et sa représentation au Xème Congrès est faible. Au cours du Congrès, l’attaque contre ses positions est d’autant plus vive que l’opposition de droite a été largement critiquée les mois précédents. Le groupe de « l’Opposition ouvrière » y subit une sévère défaite : elle est très nettement mise en minorité (18 voix sur 404, moins de 4,5%).

 

De tous les débats politiques qui se sont déroulés au sein du parti bolchevik entre 1917 et 1921, le plus significatif et le plus important est sans aucun doute celui du Xème Congrès. La portée des thèses du groupe de l’Opposition est en effet considérable dans la mesure où elles soulèvent une série de problèmes théoriques et pratiques de fond que le parti n’a jamais résolus. Elles renouent aussi avec les analyses de Lénine dans L’État et la Révolution et ses Thèses d’avril. C’est également la dernière vraie lutte politique d’ampleur dans le parti. Une des causes du rejet par Lénine de 1’ "Opposition ouvrière" est sans aucun doute liée à l’insurrection de Kronstadt, qui fait rage pendant les débats du congrès. C’est le problème de l’unité du parti bolchevik qui est alors en cause et, pour Lénine, l’unité est essentielle, vitale, elle conditionne toute forme de débat et passe avant la justesse de certaines critiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’il attaque alors la motion du groupe :un « viol de l’unité » du parti en pleine insurrection contre-révolutionnaire. Sur le fond malgré tout, le désaccord entre la majorité du parti et l’ "Opposition ouvrière" garde alors un caractère limité.

La « tendance de droite », la « contre-révolution » bureaucratique

Il s’agit là d’une "tendance" persistante au sein du parti bolchevik. Elle n’est pas constituée en courant oppositionnel politiquement bien repéré car, à l’inverse de toute opposition politique digne de ce nom (organisée ou non, mais déclarée), son existence est précisément non déclarée : elle procède camouflée, sans jamais aller "à contre-courant". Cette tendance d’essence bureaucratique constitue un processus avec des hauts et des bas, mais en développement constant. Sa phase "apparente" de 1917 à 1923 se manifeste comme une tendance opportuniste de droite. Son principal représentant politique est Staline qui en cristallise les thèmes idéologiques sans en être a priori systématiquement l’instigateur. Staline ne fait en réalité qu’exprimer de façon plus ou moins systématique les vues des couches dirigeantes du parti et de l’État.

 

C’est à travers quelques conflits caractéristiques comme le problème des nationalités, la question du monopole du commerce extérieur (fin 1921-fia 1922) ou le centralisme administratif ; que se dévoile l’idéologie profondément bureaucratique, nationaliste et impérialiste de cette tendance non déclarée de la "contre-révolution bourgeoise".
Le problème des nationalités (janvier 1918, octobre 1922) est particulièrement révélateur. Dès 1918, les rapports entre la Russie soviétique et les Républiques indépendantes non russes font apparaître une ligne exprimant, selon Lénine, le "chauvinisme grand russe". Cette déviation - jamais affirmée par un programme, mais par une pratique et une idéologie -s’oppose à l’autodétermination des nations (Piatakov, Boukharine, Préobrajensky, Staline, etc.). Elle s’accentue au VIIIème Congrès (mars 1919), puis de plus en plus nettement après 1921. Le problème national prend encore une acuité particulière à t’été 1922, lorsque Staline décrète la suppression des Républiques indépendantes (Ukraine, Biélorussie, Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie) au profit d’une "Union" assurant l’hégémonie grand-russe. En octobre 1922, Lénine « déclare la guerre, à la vie, à la mort au chauvinisme grand-russien ». La question géorgienne en particulier (Staline, Ordjonikidzé), fait ainsi éclater le conflit entre les principes de l’internationalisme et les combines droitières, nationalistes bourgeoises qui triomphent avant même la mort de Lénine.

 

La "tendance de droite" s’enracine dans les appareils administratifs du parti et de l’État, dans les pratiques et les rapports politiques bourgeois qui s’y reproduisent. La contre-révolution bourgeoise utilise ses positions dans les appareils administratifs pour faire prévaloir ses intérêts de classe et ses orientations, en pesant sur la direction du parti. À partir de 1921, Cette "opposition"obtient plusieurs fois le soutien de la majorité du B.P. et du C.C. L’activité politique de Lénine cessant totalement après mars 1923, elle devient définitivement majoritaire après 1924. La jonction se réalise alors avec la couche sociale naissante créée par le développement et la gestion du capitalisme d’État et des organes de l’appareil d’État ; le lien organique s’effectue par le biais des appareils dirigeants du parti, des Soviets et de l’État. La nouvelle bourgeoisie soviétique "reconnaît" ses propres dirigeants au sommet du parti et de l’État et les appuie cette tendance fusionne désormais avec la bureaucratie dirigeante et la nouvelle classe au pouvoir.

 

Jean Labeil

 

Les autres documents de ce dossier :

 

La révolution bolchevique - 1ère partie : De janvier 1905 à mars 1921

 

La révolution bolchevique - 2ème partie : De mars 1921 à fin 1923

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