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La radicalité petite-bourgeoise dans le mouvement social

Partisan n°130 - Mai 1998

Depuis une dizaine d’années, ce qu’on n’ose plus appeler la lutte des classes mais "le mouvement social" renaît après les années de reflux du mitterrandisme. La classe ouvrière industrielle a été durement touchée par les plans de restructurations successifs et est encore en retrait. Mais la lutte des classes réapparaît dans d’autres secteurs autour des chômeurs, des sans-papiers, des mal-logés ou de la Fonction Publique.
De nouvelles organisations surgissent et s’imposent, en constituant une sorte de nébuleuse autour de ce fameux "mouvement social" : AC !, Ras l’Front, le DAL, la CADAC, et jusqu’aux syndicats SUD s’intègrent dans ce courant. Après l’autogestion du PSU et de la CFDT dans les années 68, après les coordinations des années 80, ce sont de nouveaux modes d’association qui se développent, en partageant un certain nombre de positions de fond. Il faut y regarder de plus près pour comprendre d’où elles sortent et où elles vont, et surtout ce que cherchent les dirigeants reconnus ou occultes de ces diverses organisations.

Tous ensemble pour un capitalisme plus équitable !

L’idée première portée par ce courant, c’est celle du "partage". Partage du travail, des logements, des revenus, des richesses en général. L’idée de départ est simple : les inégalités et injustices du capital s’accroissent, deviennent de plus en plus voyantes et scandaleuses. Les SDF sont dans la rue, les chômeurs et RMIstes crient leur misère dans le manifestations. En face, capitalistes et boursiers nous annoncent profits sur profits, au gré des restructurations.
Le scandale est flagrant, la réaction évidente : il faut mieux partager les richesses. Qui pourrait trouver à y redire ?
Mais cela reste bien superficiel, du domaine du rêve utopique d’une égalité supposée dans une société dont on oublie (ou on cache...) qu’elle est fondée sur l’inégalité : la propriété privée, l’exploitation, le profit.
Oui, il faut une meilleure répartition des richesses, un partage plus juste : mais il faut en donner les conditions. Il faut changer les règles du jeu, s’attaquer au socle de cette société : la production fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Avez-vous remarquée que l’exploitation est le plus souvent absente des préoccupations même de ce courant ? Même la précarité et la flexibilité sont plus considérés comme des constituants de "l’exclusion" que de l’exploitation !

 

Ce courant est donc amené à définir la nature du "partage", dont sont "exclus" les plus défavorisés, les "sans". Ont voit ici apparaître le vocabulaire à la mode par les temps qui courent... Les Etats Généraux du mouvement social de novembre 1996 sont allés le plus loin dans cette logique : la liste est longue des "droits fondamentaux" ainsi revendiqués : droit à la politique, à l’emploi, au revenu, au logement, à la santé, à l’éducation, à la culture, à l’information etc... C’est vouloir mener le combat contre le capitalisme morceau par morceau, en oubliant (ou en cachant...) que les bourgeois, eux, raisonnent globalement à partir de règles économiques et sociales générales, qui s’appliquent (presque contre leur volonté propre) en fonction de l’état du marché et de la concurrence. Le capital ne se découpe morceau par morceau, il se détruit ! Et pour le remplacer, il faut commencer par changer les règles, c’est à dire avoir le pouvoir politique. Ce courant veut "tout, sauf le pouvoir". Nous disons que nous voulons d’abord le pouvoir pour avoir tout !

 

Car en fait, le pouvoir et la politique d’Etat n’intéresse pas ce courant. Ou plutôt, ils l’intéressent d’une manière un peu spéciale, en forme de pression critique sur la social-démocratie. Au fond, ce courant défend l’Etat de toutes ses forces : qu’il s’agisse du Service Public, sans s’interroger sur son caractère de classe, de l’appel à l’interdiction du FN, pour reconnaître les associations de chômeurs, pour s’intégrer au jeu de la négociation institutionnelle. En bref, de manière très systématique, l’Etat est considéré comme assez neutre, tout au plus faut-il faire pression pour qu’il soit un peu plus juste et moins inégalitaire. Il ne s’agit pas de détruire cet Etat, ce quartier général des bourgeois pour organiser au mieux l’exploitation des travailleurs, il s’agit de l’aménager et de le renforcer !

 

C’est à partir de là qu’il faut apprécier le mot d’ordre issu de Novembre/Décembre 1995 "Tous ensemble !". En fait, il vient de bien plus loin, en réaction aux affrontements syndicaux de l’après-68. Mais ce tout ensemble n’est pas celui d’une révolution, de la remise en cause générale de la société. C’est le tous ensemble des luttes partielles, de l’accumulation des droits pris un par un, le tous ensemble pour un meilleure partage. Ce n’est pas "Tous ensemble contre le capital", c’est tous ensemble pour obtenir quelques droits supplémentaires, c’est le rassemblement des mécontentements que l’on voit évoluer au fil des échéances politiciennes ou intérêts particuliers. C’est le "tous ensemble pour un capitalisme moins injuste", le rêve petit-bourgeois de l’égalité sans la révolution.

Consensus et individualisme

Au delà du projet d’un capitalisme mieux partagé, ce courant s’est construit sur des formes bien particulières, qui ne tombent pas du ciel... Et l’on peut dire (mais on y reviendra) que la LCR n’y est pas pour rien.

 

Il y a d’abord dans ces organisations la recherche systématique du consensus dans le débat. Il y a au départ (lors de la constitution de SUD-PTT, il y a dix ans), le souci juste de construire quelque chose de nouveau, de privilégier l’unité sur la polémique et l’esprit sectaire. Les militants en avaient assez de ces polémiques interminables dans les syndicats qui ne menaient qu’à la paralysie sans jamais permettre d’avancer sur le fond. Par ailleurs, l’effondrement du pseudo-socialisme à l’Est provoquait, sans réflexion véritable, un rejet parallèle de tout ce qui touchait au centralisme, même véritablement démocratique.
Consensus donc, rejet de la polémique, les débats de fond escamotés lorsque les contradictions sont trop vives (comme dans Ras l’Front autour de la nature du FN ou des alliances avec le PS), la recherche d’une unité réduite au minimum, qui préserve bien entendu les positions les plus réformistes et les plus proches de la social-démocratie. On en arrive parfois à des conséquences caricaturales, comme dans le Groupe des 10 (regroupement syndical autour des divers SUD) ou la recherche du consensus aboutit en fait à donner un droit de veto à chacun ! D’où une unité réduite évidemment au minimum commun...

 

Cette recherche du consensus a une deuxième conséquence, qui est l’incapacité à prendre des décisions, le refus du vote contradictoire. Bien sûr, il y a la crainte de la bureaucratie, du monolithisme, des débats verrouillés du style de la C.G.T. des belles années. Mais on aboutit à ce que les débats qui ont lieu (quand ils ne sont pas escamotés) ne sont jamais sanctionnés, jamais tranchés et reviennent sans arrêt sur la table. C’est la paralysie par démocratisme ! Ainsi le débat récurrent dans AC ! sur la réduction du temps de travail n’a jamais aboutit, malgré des mois (des années...) de discussion intense.
On notera qu’une telle pratique facilite toutes les manoeuvres bureaucratiques de nouveau style, en empêchant les prises de positions trop radicale au nom de la préservation de ce fameux consensus... Enfin, il faut remarquer qu’au niveau syndical cette tendance est moins marquée, les Congrès des divers SUD étant parfois marqués par des votes contradictoires.

 

Enfin, cette conception des débats se double d’une vision très fédéraliste de l’organisation. Le rejet du centralisme va très loin, chaque structure locale est jalouse de son indépendance, défend son particularisme et refuse de se sentir engagée sur des positions centralisées. On comprend le souci de départ : refuser les bureaucraties, garder un contrôle sur son activité. Mais il faut dire avec fermeté que cette conception est incapable de construire un combat véritablement anticapitaliste.
La centralisation n’est vue que comme un échange d’informations, comme la confrontation d’expériences, pas du tout comme le lieu de l’élaboration d’une unité de classe, qui mène le combat d’un même pas contre l’ennemi.
Le particulier l’emporte sur le général, l’individu sur le collectif. C’est l’échec assuré, au nom d’une conception anarcho-syndicaliste finalement très proche de celle des libertaires.
Là encore, notons que cette conception présenté comme "super-démocratique" à la base préserve sans problèmes les positions d’une direction nationale avouée ou occulte qui gère pour son propre compte les relations qui déborde le cadre local, autrement dit toutes les questions politiques importantes. C’est le cas à AC !, à Ras l’Front, jusqu’à la CNT !

 

Finalement ces conceptions du débat, des votes, de la centralisation préservent très bien ces cercles dirigeants en évitant leur contestation. Ces experts en associations et en politiques qui veulent avoir accès aux fauteuils de la négociation, qui veulent être reconnus à l’instar des "experts" qu’ils ne cessent de mettre en avant pour valoriser le mouvement social qu’ils prétendent représenter. Ainsi, les Bourdieu, Mgr Gaillot, Jacquard, Higelin et autres servent en fait de faire-valoir aux dirigeants des associations à la recherche d’une reconnaissance. Voilà qui tombe tout à fait à propos pour les dirigeants de la LCR à la recherche de leur introduction dans la "gauche plurielle"...

Résumons

Avant de tirer quelques conclusions, soyons très clairs : nous ne voulons pas assimiler les militants de ces divers associations et mouvements à leurs dirigeants. Au contraire même, nous voulons montrer où on veut les entraîner sournoisement, nous voulons mettre à nu le fond des orientations d’une fraction des militants à la tête de ce courant, particulièrement représenté par la LCR. Nous savons que dans AC !, parmi les militants qui soutiennent les sans-papiers, dans les syndicats SUD ou ailleurs, nombreux sont ceux qui veulent véritablement défendre les exploités, rompre sans détour avec la social-démocratie.
Nous savons que les contradictions sont fortes, et nous avons le souhait de les éclairer.
Alors essayons de faire le point sur ce courant occulte, finalement bien représenté par la LCR aujourd’hui.

 

D’abord, nous contestons cette vision du monde où la transformation sociale serait simplement une question de droits, de meilleure répartition des richesses. C’est bien autre chose que nous voulons !
Ensuite, nous voyons que ce courant nie tout à fait le caractère de classe de la société : l’exploitation, le profit, la concurrence, le marché, le capital ont disparus, il ne s’agit plus que de droits, de répartition, de réformes. La lutte des classes est devenue mouvement social, ce n’est pas un hasard.
Enfin, nous n’en pouvons plus de cet individualisme petit-bourgeois, où l’on est incapable de prendre des décisions, de partir à l’assaut, où l’on concilie en permanence, où l’on privilégie le rôle des experts sur celui des masses des ouvriers, des chômeurs, des sans-papiers, bref des exploités en général.

 

Que cherche-t-on ? A faire pression sur Jospin ? Pourquoi ne pas combattre les lois Pasqua-Chevènement ? Pourquoi ne pas combattre la loi sur les 35 heures et prétendre la réformer ? Et nous pourrions ainsi continuer longtemps...
Ce courant masqué, n’existe en fait qu’en mouche du coche du PS et du gouvernement. Ce qu’il cherche ? C’est réformer le capitalisme sans le bouleverser. Ce qu’il représente ? La petite-bourgeoisie salariée, attaquée par la crise, qui voit avec effroi sa situation se détériorer et craint de se retrouver au rang des ouvriers. Cette petite-bourgeoisie intellectuelle, liée à l’appareil d’Etat, qui se présente aujourd’hui en experts du mouvement social, en gestionnaires avisés, raisonnables et équitables d’une société qui, selon eux, ne tourne pas rond.
Au fond, ce qu’ils veulent, c’est préserver leur situation, utiliser la force de la colère à leur service, obtenir des réformes pour eux. Les ouvriers, les exploités ? Oubliés... mais soyons certains que lorsqu’ils entreront à leur tour dans le combat, nos experts seront là pour les conseiller et détourner leur combat.

 

Aujourd’hui, la révolte se développe dans des secteurs nouveaux et c’est une bonne chose. Ce qu’il faut c’est orienter ces combats, démocratiques ou partiels, vers l’ennemi véritable : le capitalisme, monstre à plusieurs visages mais un seul corps.

Que voulons-nous ?

L’expérience de ces mouvements n’aura pas été inutile. Nous sommes aujourd’hui bien mieux capables de savoir ce dont nous avons besoin et dans quel sens nous devons nous battre en leur sein comme partout ailleurs (syndicats par exemple).

 

Nous affirmons le caractère de classe de la société, basée sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Nous affirmons qu’une meilleure répartition ne peut être obtenue que par le changement des règles de production et d’échange. Nous voulons en finir avec l’exploitation, le profit, nous voulons contester jusqu’à l’utilité de la production elle-même. Nous voulons partager les richesses, mais avant, nous voulons décider quelles richesses produire, et comment les produire. En bref, nous voulons le pouvoir, tout le pouvoir.
Ce que nous voulons, c’est une révolution, pas une misérable négociation de quelques miettes ici ou là pour calmer la colère et obtenir la paix sociale nécessaire à de nouvelles attaques.

 

Nous affirmons que les bouleversements auxquels nous travaillons ne se feront que collectivement car l’individu ne peut agir sur l’histoire qu’ainsi. Nous voulons des débats démocratiques, mais polémiques, où chacun affirme dans la clarté ce qu’il défend et pourquoi. Nous voulons des votes, des décisions prises et respectées, des dirigeants élus sur une base claire et auxquels on demande des comptes, nous voulons pouvoir agir par nous-mêmes. Bref, nous voulons des organisations de combat, centralisées au service d’un projet collectif, contrôlées en permanence par tous. Entre exploités, quand le débat est démocratique, nous respectons les décisions prises par la majorité car c’est la seule manière d’avancer : l’individu ne peut aboutir que dans un projet collectif. Et seuls les petits-bourgeois, finalement pas si malheureux que cela, peuvent se contenter de l’utopie anarchisante et surtout impuissante.

 

La lutte des classes s’est aujourd’hui déplacée sur le terrain du "mouvement social". Nous y participons, sans réticence, car c’est une des facettes du combat anti-capitaliste, du combat révolutionnaire. Mais sachons y développer notre conception de l’avenir !

 

A.Desaimes

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