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Quand les canuts prirent le pouvoir

Partisan N°204 - Juillet 2006

Les canuts étaient pour la plupart des maîtres-ouvriers travaillant dans le textile et la soierie dans la ville de Lyon au 18e et au 19e siècles. Ils travaillaient en compagnonnage et en famille, pendant plus de quinze heures par jour. Ce n’était pas des salariés, mais d’importants négociants — les « soyeux » — leur passaient commande, leur fournissaient la matière première et les payaient à un certain «  tarif  » (qui constituait leur salaire). De fait, les « soyeux » étaient donc leurs patrons et leur donnaient des ordres. Au nord de Lyon, cependant, il y avait aussi de véritables usines (ou manufactures), dont la plus importante embauchait déjà 600 ouvriers. Le textile était en effet la principale industrie de France en 1831 (Schneider date de cette époque !), et Lyon était la deuxième ville de France avec 180 000 habitants.

En 1831, le capitalisme français naissant connaît une grave crise économique. Les canuts n’ont plus assez de travail, et les négociants baissent les tarifs. La classe dominante est une adepte du libéralisme et se prononce contre l’instauration d’un « tarif minimal » (l’ancêtre du SMIC !). Même les mutuelles mises en place par les canuts (ancêtre des coopératives et des syndicats), qui avaient pour but de les rémunérer dans les périodes de baisse de la demande, n’arrivent plus à faire face.

Mais le peuple ne se laisse pas faire et a déjà une grande tradition de lutte. À Lyon, d’importantes révoltes populaires ont eu lieu dans un passé récent, telle « la grande rebeyne » et « le grand tric des imprimeurs ». En 1744 et en 1786, deux grands mouvements de canuts ont déjà lutté pour le tarif. Il y a eu bien sûr aussi la Révolution Française de 1789, et, tout proche, l’insurrection des ouvriers typographes et étudiants de Paris en juillet 1830, appelée les Trois Glorieuses, qui a renversé la monarchie dictatoriale de Charles X, vite remplacée par le monarchie « libérale » de Louis-Philippe, dominée par la bourgeoisie d’affaires. Dans cette ambiance mouvementée, des intellectuels tels Saint-Simon et Fourier dénoncent l’oppression des riches, l’injustice sociale, les méfaits de la concurrence... et font naître les premières « utopies » sociales, ancêtres du communisme.

L’INSURRECTION DE NOVEMBRE 1831.

De janvier à octobre 1831, l’insurrection à venir s’annonce par de nombreux rassemblements pour du travail et du pain. Mais les tarifs continuent de baisser. C’est alors qu’en octobre, 8000 canuts se ras- semblent pour élire des « commissaires » chargés de revendiquer un tarif minimum auprès du Préfet de Lyon. On peut lire dans la déclaration de cette assemblée : « Le moment est venu où, cédant à l’impérieuse nécessité, la classe ouvrière doit et veut chercher un terme à sa misère ». Suite à une nouvelle manifestation, le Préfet finit par accepter l’instauration d’un tarif minimum, mais les capitalistes « soyeux » refusent de l’appliquer et en appellent au gouvernement qui désavoue le Préfet !

C’est ainsi qu’en novembre, l’insurrection générale du peuple lyonnais se déclare. Une énorme manifestation déferle dans la ville le 21 novembre, et la Garde nationale de la Croix-Rousse (la GNCR) ne s’y oppose pas malgré les consignes. Mais celle de Lyon (la GNL), elle, tire sur la foule. Les ouvriers reculent et courent s’emparer des armes de la GNCR. Des barricades surgissent, dont une est surmontée par le légendaire drapeau noir sur lequel est inscrit : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ».

Une véritable panique gagne alors la bourgeoisie de Lyon. Le Préfet se range vite du côté de la répression, mais est pris en otage par les canuts avec le général de la GNL !

Le 22 novembre, les ouvriers de Lyon font la jonction avec ceux des autres villes alentours : de Vienne jusqu’à Saint-Etienne, le peuple se soulève. À Lyon, le Préfet et le général promettent un cessez- le-feu, et les canuts acceptent de les libérer... Du vent ! Car les troupes reprennent aussitôt l’assaut de la Croix-Rousse, bastion de la révolte. Mais elles sont repous- sées par les canuts armés, qui tirent des barricades et des fenêtres. Les troupes sont débordées par les multiples foyers d’insurrection qui apparaissent. Les ouvriers de Saint-Just prennent le contrôle du télégraphe, coupant ainsi la communication entre Lyon et le gouvernement. Les ouvriers d’autres professions se soulèvent à leur tour, des bâtiments militaires sont incendiés. L’hôtel de la monnaie est occupé, mais aucun argent n’est pris ( il s’y trouve pourtant 1 500 000 Fenor). Au soir du 22, l’Hôtel de Ville est encerclé, la bourgeoisie et son armée sont en déroute.

LA PRISE DU POUVOIR

Dans la nuit, le Préfet et le général fuient alors pour un fort militaire voisin. Le 23 novembre, les canuts s’emparent donc de l’Hôtel de Ville laissé vide. Ils proclament un état major provisoire, qui devient de fait un gouvernement insurrectionnel. Ils publient à cette occa- sion une déclaration dont voici le début et la fin : « Lyonnais, Des magistrats perfides ont perdu de fait leurs droits à la confiance publique ; une barrière de cadavres s’élève entre eux et nous, tout arrangement devient donc impossible. Lyon, glorieusement émancipé par ses braves enfants [...] Tous les bons citoyens s’empresseront de rétablir la confiance en ouvrant les magasins. L’arc-en-ciel de la vraie liberté brille depuis ce matin sur notre ville. Que son éclat ne soit pas obscurci. Vive la vraie liberté ! ». Une police ouvrière est aussitôt mise en place pour monter la garde devant les caisses des banquiers : les canuts craignent qu’on les prenne pour de simples voleurs ! Quasiment aucun pillage n’aura lieu. D’intenses débats politiques ont alors lieu à l’Hôtel de Ville, dont le principal axe partage ceux qui veulent rester fidèles aux institutions ( ancêtres des réformistes ! ) et ceux qui veulent changer de régime (ancêtres des révolutionnaires !).

Le 24 novembre, l’état major provisoire est transformé en un « Conseil des 16 » (seize délégués des canuts) qui décide finalement de négocier avec le Préfet et les anciennes institutions  : un tarif minimum est imposé. Mais pendant ce temps-là, la peur a gagné la bourgeoisie parisienne. Louis-Philippe envoie des renforts.

La répression sera féroce. Alors que le 24, il y eut plus de morts du côté militaire que du côté civil, la tendance s’inverse plusieurs jours plus tard ( début décembre ) lorsque les 30 000 soldats envoyés par Louis-Philippe entrent dans Lyon. 600 insurgés trouveront la mort et 10 000 seront expulsés de la ville. La classe monarchiste-capitaliste reprend le pouvoir, annule immédiatement le tarif minimum et limoge le Préfet discrédité. Dans les mois et années qui suivront, elle fera bâtir de nouveaux forts militaires tout autour de la ville pour mieux contrôler ce genre de révolte intérieure. Et ça lui sera utile, puisqu’en 1834, une nouvelle insurrection des canuts aura lieu, presque aussi importante que la première.

LES LEÇONS DE L’HISTOIRE.

La révolte des canuts a de nombreux points communs avec l’expérience de la Commune de Paris, mieux connue. Cette insurrection spontanée a été loin, très loin, jusque dans la mise en place d’un pouvoir des travailleurs eux-mêmes, même si ce n’est qu’à un niveau régional et non au niveau de tout un pays. Les raisons de son échec sont évidemment multiples. Notons en particulier « l’innocence », ou plutôt les illusions, de ces canuts qui ne voulaient pas être pris pour des brigands et ne se sont ainsi pas emparés des réserves bancaires, qui ont libéré leurs otages sur de maigres promesses, qui ont accepté de composer avec les institutions de l’Etat monarchiste-capitaliste... Tant d’illusions en effet sur la véritable nature de cet Etat qui est avant tout l’Etat de la classe dominante et non celui du peuple. Notons aussi le manque de projet révolutionnaire, organisé et pensé à l’avance : la spontanéité du mouvement était en fait une de ses limites.

À Voie Prolétarienne, notre projet est aussi d’instaurer un jour, par un mouvement révolutionnaire, un véritable gouvernement des travailleurs. Mais pour cela, il faudra être le plus nombreux possible à s’être débarrassé des illusions qui existent encore aujourd’hui sur l’Etat capitaliste, et à s’être regroupés en une force organisée porteuse d’un projet, d’un programme solides qui permettra aux tra- vailleurs de ne pas se faire déposséder du pouvoir par les capitalistes. Cette force, c’est ce que nous appelons le Parti révolutionnaire des travailleurs.
Marc Roux

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