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Le travail dans la santé détruit

Interview d’une militante prolétaire du secteur de la santé

Depuis toujours, la santé a été un enjeu de classe, avec des différences importantes. D’un côté, une médecine de « réparation » de la force de travail pour les prolétaires. De l’autre, une médecine de qualité pour la bourgeoisie et les fractions supérieures de la petite-bourgeoisie. Mais avec la crise du capital, on est rentré dans une nouvelle phase qui est celle de l’intensification de l’exploitation et de la recherche d’une rentabilité toujours plus élevée.

La santé, c’est un des services publics les plus attaqués de ces dernières années. Une restructuration capitaliste avec fermetures de sites, sous-traitance de pans entiers de la santé aux requins de la finance, avec précarité du personnel, avec pénibilité et souffrance au travail comme jamais, on l’a vu avec les multiples suicides dans les hôpitaux. Nous rappelons que ces suicides, ces burn-out n’ont rien à voir avec des fragilités individuelles, mais on à voir avec ce système barbare : c’est le système capitaliste qu’il faut suicider !

A côté du développement massif des hôpitaux privés (Générale de Santé, Elsan, Medipôle…), du poids toujours aussi important des groupes pharmaceutiques (scandales sanitaires ou financiers à la clé…), la restructuration et la rentabilisation de l’hôpital public est un des axes majeurs du développement du capitalisme dans le domaine de la santé. Un secteur tout à fait « profitable », avec des débouchés garantis et permanents (il y aura toujours des naissances, des malades et des anciens à soigner…) !

Qui en font les frais ?
* Les patients, bien sûr, pour qui les inégalités de soins, de connaissance de ce qu’il faut faire. Avec la multiplication des fermetures de services un peu partout, il devient impossible de se faire soigner correctement, il y a peu de médecins dans les quartiers populaires par exemple ou dans les zones rurales prolétaires.
* Les personnels : celles et ceux qui n’en peuvent plus de polyvalence et de stress, de course contre le temps, sans même avoir le temps d’aller aux toilettes, d’horaires de folie jamais récupérés, d’impossibilité de prendre ses congés.

De nombreuses mobilisations existent pour résister et rappeler les intérêts fondamentaux des patient.e.s et des personnels. Pour en finir avec l’isolement, pour construire le collectif de résistance, pour en finir avec la logique d’une société barbare, pour qui la santé des patients comme des soignants n’est qu’un enjeu de profit.
Une grande majorité des prolétaires dans la santé, sont des femmes. La question féministe est donc essentiel pour comprendre les liens entre travail salarié et travail domestique : comment les femmes sont touchées par ces conditions d’exploitation et de précarité . Quel est l’impact sur leur vie de famille ? Comment le poids de leur charge familiale impacte en retour leurs résistances à l’organisation capitaliste du travail ?

Nous avons interviewé une militante de VP, travailleuse de la santé qui dresse un état des lieux des conditions de travail dans un grand CHU ; des obstacles comme des possibilités à l’organisation et à la solidarité entre les travailleur.se.s de la santé.

Bonjour Louisa, peux-tu te présenter ?

Je suis aide-soignante et auxiliaire de puériculture depuis 9 ans, j’ai 32 ans. Depuis 3 ans je travaille dans un gros CHU, au service maternité en salle d’accouchement. Je m’occupe des mamans, des bébés, je recharge le matériel, je nettoie les salles de césarienne ...

Je suis enfin stagiaire, c’est à dire que d’ici un an je pourrais devenir fonctionnaire. Il me faudra 4 ans de précarité pour avoir un CDI. En général, il faut en moyenne 4 ans pour réussir à devenir fonctionnaire.

Du coup, 4 ans de précarité, ça implique quoi dans le quotidien ?

La précarité c’est un peu avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête en permanence car tu es en première ligne s’il y a des suppressions de poste. Tu es tributaire des besoins du service. Comme tu es précaire, surtout quand tu viens d’arriver, on attend de toi que tu travailles à fond, que tu sois docile et que tu te plies en quatre pour arranger le planning. Au début, tu as le planning le plus pourri, tu attends toujours de savoir si ton CDD va être renouvelé, tu es le bouche-trou et c’est toi qui a les moins bonnes vacances, évidemment. Et puis tu commences à avoir ta place, d’autres arrivent qui sont les dernières arrivées et ta condition s’améliore. Mais tout le long que tu es en CDD, même si ça fait longtemps, tu sais que tu es toujours à la merci de te faire virer, donc pas question de se syndiquer, de faire grève ou de faire trop de vagues. Petite cerise sur le gâteau : quand tu es en CDD, tu ne touches pas la prime (c’est à peu près un mois de salaire en plus versé en deux fois), pourtant tu fais exactement le même travail que tes collègues titulaires. C’est une petite économie pour l’hôpital mais une grande injustice pour nous !

Quel rapport ça crée entre les fixes et précaires ?

Face à la précarité il y a deux choix : soit être solidaires avec les plus précaires soit être écrasantes. Il y a des collègues qui estiment qu’elles aussi elles en ont bavé à leurs débuts et que du coup c’est normal que celles d’après galèrent aussi. Bien souvent, quand elles ont commencé, elles ont eu des conditions moins dures que les nouvelles, mais ça elles préfèrent l’oublier.

Il y a aussi le choix de la solidarité : on sait ce que c’est de débarquer et on sait aussi que notre travail et dur, donc on fait en sorte que celles qui arrivent ne soient pas maltraitées comme on a pu l’être. C’est un choix politique aussi pour moi, la différence de statut ne doit pas nous diviser face à la hiérarchie et on doit partir des besoins de celles pour qui le travail est le plus pénible et les conditions de travail sont les plus dures.

La précarité, ça impacte toute la vie de tes collègues ?

Etre précaire ça implique que tu fais beaucoup de sacrifices car tu veux toujours être renouvelée. Donc, des collègues viennent au travail en étant malades ou alors que leurs enfants sont malades car si tu arrêtes trop, c’est mal vu. Des collègues qui ont des maladies graves continuent à travailler, car une maladie longue durée c’est ciao. Et depuis que je travaille à la maternité, j’ai quand-même compté 6 collègues qui n’ont pas été renouvelées parce qu’elles étaient enceintes ! On le leur a dit comme ça, même si c’est illégal. On leur a promis de les reprendre à la fin de leur congés maternité, ça été le cas seulement pour deux d’entre elles. Dans mon service ou ailleurs, des collègues ont déjà fait le choix d’avorter par peur de perdre leur travail. Donc, être précaire ça a des impacts sur tous les aspects de ta vie de femme, même les plus intimes et ça c’est intolérable.

La pénibilité au quotidien, elle vient d’où ?

La pénibilité elle est due au fait qu’on fait un travail physique (charges lourdes, ménage...). C’est aussi un travail intense en émotions et en stress : il y a des décès, des urgences vitales, des patientes qui souffrent et hurlent de douleur... On subit une division sociale du travail presque militaire et nous les aides-soignantes on est en bas de l’échelle, on n’est pas respectées, c’est une violence supplémentaire. Mon service n’échappe pas à la logique générale de l’hôpital : augmentation de l’activité, baisse des effectifs et réorganisations permanentes qui n’apportent aucune solution. Enfin, pour couronner le tout, on travaille en horaires décalées, les WE et les nuits.

Comment le travail de nuit impacte votre santé ?

Le travail de nuit ça dérègle toute la vie : le sommeil, l’alimentation, le moral, la vie sociale. Avec mes collègues, quand on « part en nuit » c’est comme partir en mission, on se souhaite bon courage, on sait que ça va être dur et qu’on va déprimer à mort. Au final, je suis certaine que si on ne nous obligeait pas, si on pouvait travailler de jour dans des conditions correctes, si en travaillant de jour, on avait assez de temps pour s’occuper de ses enfants et d’argent pour vivre correctement, plus personne ne serait d’accord pour travailler de nuit.

Pourtant, vous êtes bien obligées de travailler de nuit ?

Dans la santé le travail de nuit est nécessaire. Ailleurs : dans l’hôtellerie, le nettoyage, la restauration, dans les usines... il n’y a aucune justification. Travailler de nuit, c’est perdre sa vie en travaillant : il faut être clair et le rappeler.

En 2001, une loi est passée autorisant le travail de nuit pour les femmes au nom de l’égalité. En réalité les femmes travaillaient déjà de nuit. Et en réalité, l’égalité entre hommes et femmes au travail, les bourgeois n’en ont rien à faire quand il s’agit d’égalité des salaires, de temps partiels imposés, de métiers sous-payés car dévalorisés...

A VP, nous sommes pour l’interdiction du travail de nuit. Dans les secteurs où on ne peut pas supprimer le travail de nuit, on doit organiser et partager le travail autrement pour que “répondre aux besoins de la société” ne rime pas avec “détruire la santé de certains”. Il serait possible de travailler tous, moins et autrement dans ce secteur : limiter le nombre de nuits par travailleuse, d’avoir plus de récupération après et avant la nuit, de trouver un fonctionnement qui ne détruit pas le rythme biologique ni la santé.

Vu ce que tu décris, il est impossible d’avoir un rythme de vie régulier ?

Notre rythme biologique est complètement déglingué. En une semaine on peut commencer très tôt, finir très tard, travailler de nuit. Ça crée des problèmes de sommeil, d’humeur, des problèmes hormonaux ou même de transit pour certaines. Il y a la pénibilité au quotidien mais aussi que toute notre vie est structurée par le travail.

Notre vie sociale, notre vie familiale dépend du planning et en fait c’est nos cadres qui gèrent notre vie, c’est un véritable moyen de pression et certaines en abusent. On est tributaires du planning et du bon vouloir de notre encadrement quand on a besoin de s’organiser différemment, c’est infantilisant. C’est encore plus compliqué pour les mères de familles, qui doivent en plus gérer les contraintes familiales.

Ton temps libre, tu le passes à quoi ?

Honnêtement, le travail envahit mon corps mais aussi ma tête. Comme notre travail est intense physiquement et aussi en émotions, des fois quand on a fini, on reste dans un état de stress qui ne redescend pas, je fais aussi des cauchemars sur mon travail régulièrement. Il y a aussi plein de jours de repos ou tu ne fais que te reposer. En fait tu es dans la vraie logique capitaliste : mon temps libre me sert juste à reproduire ma force de travail. Je n’ai pas de vie famille mais je vois la galère de mes collègues qui ont des enfants : leur vie est une discipline permanente.
Avec nos horaires décalés on est en décalé avec la famille, les amis... du coup c’est un effort de maintenir une vie sociale alors que c’est ça dont tu as besoin pour sortit de l’engrenage métro-boulot dodo. Le militantisme m’aide aussi à sortir la tête de l’eau. Le fait de comprendre la société dans laquelle on est, permet de reprendre le pouvoir sur ma vie, pouvoir que la division du travail me vole au travail.

Quel est à ton avis la solution pour organiser la résistance ?

Syndicalement, Il y a un certain nombre de revendications immédiates qu’il faut imposer pour les travailleuses de la santé : titularisation des précaires et intégration des sous-traitants, accès à toutes les nationalités à la fonction hospitalière, embauche massive, fin des 12h, réduction du temps de travail, planning à l’année. Ça c’est la base !

Il existe une solidarité réelle entre collègues, même si le fatalisme est bien présent aussi. Des résistances existent partout, il faut les orienter pour mettre nos intérêts en premier lieu. C’est la seule solution réaliste : les petites réformes par ci par là ne changeront pas notre quotidien fait d’exploitation, de mal de dos, de bas salaires et de la gestion de nos familles …

Tu penses donc que les résistances syndicales sont importantes mais pas suffisantes pour transformer le travail ?

Si on veut en finir avec la précarité et le chômage, en finir avec la pénibilité et la souffrance, c’est au fondement même du travail qu’il faut s’attaquer. Le cœur de notre exploitation, c’est la division du travail capitaliste : la division manuel et intellectuel, mais aussi hommes-femmes et raciale du travail. Il faut s’attaquer à cela, ce n’est pas normal. C’est toute la société qu’il faut transformer. Pour une société débarrassée de toute forme d’exploitation et d’oppression, pour travailler tous, moins et autrement, c’est une révolution qu’il nous faut.

Enfin, je travaille en maternité et je vois chaque jour comment cette société traite les femmes, particulièrement les prolétaires, les précaires et surtout les femmes non-blanches. Au-delà de nos conditions de travail à nous, nous devons nous battre contre les violences obstétricales sexistes, contre le mépris de classe et contre le racisme qui fait que tout le monde n’a pas le droit aux même soins, à la même écoute et la même prise en charge. Dans le secteur de la santé, on est confronté à combien cette société est inhumaine et injuste, jusque dans l’intimité, jusque dans la vie privée des gens. Ça me renforce dans l’idée que ce système capitaliste, nous devons le détruire jusqu’au bout, le combattre pour construire une société ou la santé sera au service des besoins du prolétariat.

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