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Lire et regarder

Partisan Magazine N°13 - Mai 2019

La comédie humaine du travail

Danièle Linhart. Editions ERES, 2015, 19 €.

Le sous-titre, De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, indique l’objet de l’étude : la ou les politiques actuelles en matière de « ressources humaines ».
« Le management moderne semble aux antipodes » du taylorisme, résume la 4e de couverture. « Il clame sa volonté de reconnaître la dimension humaine des salariés, mise sur leur subjectivité, leur personnalité et tend à « psychologiser » les rapports de travail. Pourtant Danièle Linhart soutient que la logique est la même : ...la domination et le contrôle exercés par les dirigeants. »
Dans la première partie, on côtoie des cadres supérieurs, des DRH, des experts (les plus éminents étant des officiers de l’armée !), au sein de séminaires ou au cours d’enquêtes au titre du CNRS. La deuxième partie démontre combien Taylor et Ford étaient modernes et actuels. La troisième décrit les politiques managériales à l’oeuvre aujourd’hui, les dégâts causés chez les travailleurs, et les possibilités de résistance quotidienne.
L’auteur rappelle la nécessité pour le patronat de tenir compte du mouvement de mai-juin 1968 ; le piège que furent les lois Auroux de 1982 ; quelle est la première cause de la souffrance au travail : « l’effacement des collectifs de travailleurs ». Elle nous fait rencontrer les ouvriers d’usines, des jeunes ingénieurs, les employés de Mac Do, une agente de crèche, des travailleuses de Pôle Emploi, ceux d’un hôpital... Partout la même politique, la même déstabilisation et le même désarroi.
« Les syndicats sont souvent piégés par cette logique qui substitue l’humain au professionnel » (page 146). Surtout si leur parti politique proclame « L’humain d’abord », pourrait-on ajouter ! Un espoir tout de même : « Le juridique semble actuellement l’instance la mieux armée pour attaquer ce modèle managérial » (ibid.).
On peut regretter l’absence de différenciation systématique entre catégories de travailleurs. Pourtant, des méthodes telles que celles, énumérées page 109, destinées à diviser (horaires variables, augmentations individuelles, polyvalence, entretiens annuels) sont passées des bureaux aux ateliers, et non l’inverse. On peut regretter aussi la légèreté de l’évocation du contexte (mondialisation, chômage massif) qui a succédé à celui des Trente Glorieuses et qui n’est pas sans lien avec la dégradation du rapport des forces. Seul l’impact de l’informatisation est mentionné à l’occasion de telle ou telle situation. Mais peut-être ne serait-ce plus alors de la sociologie ?
Quelle est donc la logique de cette nouvelle politique patronale qui progresse depuis les années 1980 ? Lisez Danièle Linhart !

Boulots de merde ! Du cireur au trader

Enquête sur l’utilité et la nuisance sociale des métiers
Julien Brygo, Olivier Cyran - Editions La Découverte

Pas un jour sans que vous entendiez quelqu’un soupirer : je fais un boulot de merde. Pas un jour peut-être sans que vous le pensiez vous-même. Ces boulots-là sont partout, dans nos emplois abrutissants ou dépourvus de sens, dans notre servitude et notre isolement, dans nos fiches de paie squelettiques et nos fins de mois embourbées. Ils se propagent à l’ensemble du monde du travail, nourris par la dégradation des métiers socialement utiles comme par la survalorisation des professions parasitaires ou néfastes. Comment définir le boulot de merde à l’heure de la prolifération des contrats précaires, des tâches serviles au service des plus riches et des techniques managériales d’essorage de la main-d’œuvre ? Pourquoi l’expression paraît-elle appropriée pour désigner la corvée de l’agent de nettoyage ou du livreur de naans au fromage, mais pas celle du conseiller fiscal ou du haut fonctionnaire attelé au démantèlement du code du travail ? Pour tenter de répondre à ces questions, deux journalistes eux-mêmes précaires ont mené l’enquête pendant plusieurs années. Du cireur de chaussures au gestionnaire de patrimoine, du distributeur de prospectus au « personal shopper » qui accompagne des clientes dans leurs emplettes de luxe, de l’infirmière asphyxiée par le « Lean management » au journaliste boursier qui récite les cours du CAC 40, les rencontres et les situations qu’ils rapportent de leur exploration dessinent un territoire ravagé, en proie à une violence sociale féroce, qui paraît s’enfoncer chaque jour un peu plus dans sa propre absurdité. Jusqu’à quand ? (publié dans « Et voilà » de Solidaires)

Travailleurs détachés, travailleurs surexploités

A lire : Le quotidien intenable des routiers, nouveaux forçats de l’industrie automobile européenne (sur le site Bastamag : https://basta.media/Le-quotidien-intenable-des-routiers-nouveaux-forcats-de-l-industrie-automobile) issu d’une enquête du collectif de journalistes Investigate Europe.
A visionner : Cash Investigation. Salariés à prix cassés : le grand scandale

Il y a plus de 500.000 travailleurs détachés en France, surtout des prolétaires. Employés par des sociétés d’un autre pays de l’Union européenne pour un travail réalisé majoritairement ou en totalité en France, ils doivent en théorie bénéficier des mêmes conditions de travail et de salaire. Ce n’est quasiment jamais le cas.
La situation des routiers est particulièrement frappante. Majoritairement polonais, roumains, ils gagnent en moyenne 608 euros bruts par mois contre 2478 pour un français. Et c’est encore moins pour un turc ou un biélorusse. Ils peuvent parcourir plus de 2000 km par jour, vivent dans des conditions de chiens. Les donneurs d’ordre comme Renault, PSA, les sociétés de transports comme Géodis (groupe SNCF) sont les grands gagnants. C’est une façon de tirer les salaires et les conditions de travail vers le bas, pour accompagner la restructuration dans le secteur des transports. Car avec une division internationale du travail poussée à l’extrême, il faut de plus en plus de camions sur les routes pour acheminer les pièces entre les usines, ou livrer le client final. D’où l’importance de s’assurer une main d’œuvre sous-payée, parce qu’elle est là à toutes les étapes de la création de la valeur.
Avec l’accord des bourgeoisies des pays de l’Est qui y trouvent leur compte, ce système a de l’avenir. Côté français, le sujet est instrumentalisé par la gauche réformiste et chauvine pour diviser les ouvriers. On se souvient des relents racistes contre les « plombiers polonais » en 2005. Une façon de jouer sur les peurs des artisans et des petits patrons, de construire la figure du travailleur étranger qui vient nous piquer notre boulot. Alors que le système adopté en 2006 par la « Directive Services » de la Commission européenne concerne surtout la main-d’œuvre des multinationales du bâtiment, des transports, de la construction navale. Le travail détaché est indissociable de la sous-traitance.
Embauchés, intérimaires, travailleurs détachés, nous sommes tous dans la galère. Mais pour avancer vers l’unité de notre classe, ceux qui ont plus doivent faire un pas vers ceux qui ont moins, comme ce délégué CGT de Renault Flins qui milite pour les conditions de travail des routiers qui livrent son usine.

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