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A propos du film "Debout les femmes !" de François Ruffin

Partisan Magazine N°18 - Décembre 2021

Echanges à propos du film de François Ruffin avec 5 personnes (L et T femmes prolos, P et C hommes ouvriers et M homme retraité)

Est-ce qu’il y avait du monde dans la salle quand vous avez vu le film ?
L : Pas énormément, moyenne d’âge 45/50 ans. Une nette majorité de femmes, pas beaucoup de jeunes, plutôt petite bourgeoisie.
M : Oui, pas énormément. L’impression que c’est la petite-bourgeoisie blanche qui vient s’apitoyer sur le sort des femmes prolos !

Avant de critiquer les limites du film, commençons par ses qualités. Ça fait plaisir de voir dénoncée la situation des travailleuses de base, des femmes, et de les voir se rencontrer, se réunir ?
M : C’est vrai ! J’ai été étonné par l’importance des TMS, les épaules déglinguées, le taux d’accidents du travail.
L : A aucun moment, il me semble, elles ne parlent de leurs vraies conditions de travail et des risques de TMS etc… Deux d’entre elles abordent très rapidement le sujet quand elles se retrouvent dans un jardin où elles sont 6 AVS, de mémoire. Elles n’utilisent pas le mot TMS…elles disent qu’elles sont cassées de partout, aux genoux, aux bras, à force de porter des personnes malades qui pèsent tous leurs poids etc…
M : A la finale, c’est des personnes cassées qui s’occupent de personnes cassées. Et c’est dans le public comme dans le privé, les aides-soignantes comme les auxiliaires de vie à domicile.
L : C’est des prolos qui s’occupent des prolos ! C’est ouf ça ! C’est là, la différence de classe ! Parce que le bourgeois, lui, il peut se payer h24 une aide à domicile (évoqué dans le film) ! Mais le prolo, lui ne peut pas !
M : Tout ça pour des paies de merde, souvent au-dessous de 1000 euros, avec des horaires de dingue, hachés, les week-ends…
L : C’est frappant, la phrase de Ruffin quand il est dans le couloir de son bureau à l’Assemblée Nationale et qu’il dit : "Si elles touchaient le SMIC, je serais content !" Elle est forte de conséquence cette phrase et marque son côté réformiste (parti de la FI) et loin de la situation concrète d’une aide à domicile. Parce qu’il croit que tu peux vivre avec 1000 balles par mois et te loger, te nourrir, subvenir aux besoins de tes enfants, payer tes dépenses d’essence ou tes dépenses médicales etc… ! C’est une blague !
P : Il y a le problème de la formation aussi, bien dénoncée par l’AESH (accompagnatrice d’élève en situation de handicap), précaire de l’Education nationale. Mais c’est valable pour toutes. C’est l’enfant autiste qui lui apprend le métier, et des recherches personnelles sur internet ! Bien sûr, au bout de dix ans, elle n’a toujours aucune compétence particulière…
M : Je pense que dans le projet de loi de Ruffin, il y avait les salaires, les horaires de travail, la formation, mais je me demande ce qu’il y avait sur les conditions de travail, sur la pénibilité et les accidents.

Là on n’est plus dans les qualités du film, c’est la question de ses limites !
L : Dans le film, à aucun moment Ruffin ne dénonce le patriarcat ! C’est dingue ! C’est quand même un film sur les femmes ! Quant au racisme, je voulais préciser que dans ses femmes, certaines étaient d’origines (africaines pour la plupart) et qu’à aucun moment, il ne dénonce le racisme aussi que ses femmes forcément subissent. Que leur exploitation, ça ne les (bourgeois) dérange pas, quand eux, ils en ont besoin ! Mais pour les régulariser et les aider à sortir de leurs conditions, ça ! Ça n’est pas évoqué dans le film.
P : Quand la mission parlementaire reçoit les patrons, après avoir reçu les représentantes des « métiers du lien », ces employeurs et responsables sont tous des hommes ! Ruffin aurait pu facilement trouver des interventions qui soulignent clairement le sexisme existant.
M : Mais ça n’était pas dans le questionnaire de la mission parlementaire. Ruffin est prisonnier de la situation où il s’est mis.
L : je ne suis pas d’accord avec toi. Ruffin n’est pas prisonnier de la situation. Au contraire, il est bien conscient avec qui il va taffer. Et par rapport au questionnaire, voulu pour leur projet de loi, il aurait pu y déroger s’il le voulait vraiment. Donc il est bien en accord avec ça. Sur le racisme… il dénonce la mondialisation et la concurrence entre les prolos des autres pays sans la nommer. Du coup, ça fait très chauviniste.
M : Les revendications, elles sont déjà exprimées par des associations, des collectifs de défense, des équipes syndicales. Elles sont exprimées dans des luttes. Il y a des militantes parmi les femmes qui parlent, mais leurs organisations et leurs luttes ne sont pas le sujet. Finalement, Ruffin, c’est un peu Victor Hugo et Emile Zola. Capable de faire pleurer sur le sort des pauvres, mais qu’ils ne se mettent pas à agir massivement par eux-mêmes ! Qu’ils confient leurs problèmes aux journalistes et aux députés !
L : J’ajouterais : à aucun moment, on ne leur demande ce qu’elles veulent vraiment !

A propos de députés, vous ne trouvez pas que c’est significatif, cette complicité entre un député de la France Insoumise et un député macroniste, Bruno Bonnell ?
M : Mon impression, c’est qu’il a fait une maladie diplomatique, notre patron macroniste. Pour ne pas se retrouver le cul entre deux chaises au moment du vote de la loi, en porte-à-faux avec tous ses petits camarades de la République en Marche.
P : S’il a sympathisé avec les femmes des « métiers du lien », c’est qu’il avait lui-même embauché une AVS, qui faisait des missions précaires auprès de son fils handicapé. Il l’a embauchée à plein temps, logée, nourrie : il faut être bourgeois pour faire ça !
M : Ruffin aurait pu lui faire remarquer, avec une petite séquence du genre : « J’espère qu’elle avait le droit de sortir, et que tu ne lui avais pas confisqué ses papiers ». Histoire de faire allusion à l’esclavage présent dans les beaux quartiers, et de remettre le sympathique patron à sa place.
L : Et pourquoi pas : « Au lieu de craquer au moment crucial, tu n’as qu’à démissionner carrément de ton parti pourri ! »

Finalement, ce n’est pas vraiment un film sur les femmes travailleuses, mais un film sur Ruffin et le Parlement. Un « road-movie parlementaire », comme le dit si bien la pub pour le film. L’histoire d’une mission parlementaire. C’est de l’auto-promotion. Et toute une ligne politique.
P+L : Oui, c’est clair, tout aboutit à l’Assemblée nationale. Le jeu de rôle dans l’Hémicycle à la fin ressemble à une manif, mais ce n’est pas une lutte, c’est une mascarade. Les femmes auraient dû venir au moment du vote de la loi, être au balcon avec les invités. Ruffin, s’il avait 5 minutes pour parler, aurait pu dire : « Je donne mes 5 minutes aux concernées, elles sont là ». Les femmes auraient pu mettre un peu d’ambiance en chantant « Debout les femmes, debout ! ». Elles se seraient faites sortir rapidos.
M : Et Ruffin se serait peut-être fait sanctionner, sucrer une partie de son indemnité parlementaire, mais ça aurait eu une autre gueule. Un parfum de lutte, d’initiative collective. Mais la France Insoumise est insoumise dans la soumission ! Le plus fort, c’est que le film fait la démonstration qu’une bonne loi ne peut pas passer, qu’elle est systématiquement dépouillée et rejetée. Vous allez me dire : c’est avec une majorité macroniste + la droite. Alors la conclusion, c’est : Votez à gauche ! C’est la seule conclusion possible. Ça fout d’autant plus la rage que le bulletin de vote, l’union de la gauche et le passage pacifique au socialisme ont été infusés aux travailleurs pendant des décennies et que cette politique a largement fait la démonstration de son échec, avec Mitterrand, Jospin, Hollande.

Mais Ruffin est conscient et modeste. Il avoue (dans Mediapart le 12 octobre) : « Je sais en commençant cette aventure que je ne vais pas gagner la bataille dans l’Hémicycle, mais pour moi, mon film est un point de départ plus qu’un point d’arrivée. »
M : Mais alors comme gagner la bataille et atteindre le point d’arrivée ? En votant pour un bon Hémicycle ? Ou bien en s’organisant pour la lutte, la lutte revendicative et la lutte politique, massive et totale ? Les deux sont absentes du film. Comme les organisations syndicales et associatives, et les organisations communistes révolutionnaires. Un élément est présent pourtant, on n’en a pas parlé, et il nous oriente vers un autre « point d’arrivée » : l’utilité sociale et la reconnaissance. « Vous êtes mon rayon de soleil », déclare une personne visitée. Une société basée sur l’utilité sociale et la reconnaissance, voilà un « point d’arrivée » déjà présent et complètement écrasé dans la société actuelle.

Pour conclure ?
T : Ce film, c’est une merde, et il faut le dire. Les syndicats et les luttes des femmes sont absentes. Rien sur les grèves dans le nettoyage etc. La seule lutte est parlementaire. On ne donne pas vraiment la parole aux femmes, on parle à leur place, c’est scandaleux ! Rachel et Sylvie (déléguées Ibis Batignolles), au début de leur conflit, elles ne savaient pas « parler ». A la fin, c’est elles qui faisaient les interviews à la télé. Ce film, c’est l’autopromotion de Ruffin.
C : J’ai trouvé la fin plus qu’ambigüe, parce que Ruffin dit « on va imaginer un monde où ce sont les personnes qui sont partie-prenantes qui vont faire les lois, je vais me mettre en retrait et ce ne sera plus moi qui parlerai pour elle mais elles qui auront la parole » et on finit en chantant l’hymne du Mouvement de Libération des Femmes qui prône l’auto-organisation, mais entre temps que disent-elles ? Elles répètent ce que Ruffin a mis dans sa loi et elles lui disent qu’il a bien bossé. Les délégués Ibis Batignolles sont là, c’est le seul moment du film où elles apparaissent. Pour féliciter Ruffin. Or elles ont eu une lutte longue et exemplaire pendant que Ruffin et Gilles Perret tournaient leur film. De plus pendant que Ruffin échouait à faire voter sa loi, elles sont sorties victorieuses de la lutte, alors que leur direction syndicale leur avait mis pas mal de bâtons dans les roues. Elles sont aguerries, elles ont l’habitude de répondre à des journalistes. Pourquoi Ruffin ne leur donne-t-il pas la parole plus longuement et plus tôt ? Il est jaloux de leur victoire ?
T : Les métiers du lien, au début on croit que c’est les métiers de l’aide à la personne, et puis on comprend que c’est plus vaste dans la tête de Ruffin, que ça inclut les femmes de ménage de l’Assemblée, donc les camarades d’Ibis Batignolles auraient eu toute leur place.
C : A aucun moment il n’est question de la France Insoumise, mais du début à la fin on est dans la démarche réformiste de la France Insoumise !

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