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Afrique : si la France est tout ou en partie le PROBLÈME, la Russie de Poutine en sera-t-elle la SOLUTION ?

Partisan Magazine N°21 - Juin 2023

Compte tenu de l’actualité - deuxième sommet Russie/Afrique à Saint-Pétersbourg, coup d’Etat au Niger le 27/07/2023 qui conforte cette analyse, nous mettons en ligne l’article paru dans le dernier numéro Partisan Magazine.
Il s’agit de la version complète, la version papier étant légèrement plus courte.

La version papier du magazine à télécharger au format pdf ci-contre. Il s’agit d’une version légèrement raccourcie pour la publication.


La version intégrale de l’article

En 2018, le groupe Wagner lié à la Russie et des conseillers militaires russes supplantent l’armée française en Centrafrique, jusqu’à présent chasse gardée de l’État français. Officiellement, l’objectif de l’opération Sangaris lancée en 2013, 7ème Intervention de la France en RCA, était de mettre fin à une guerre entre fractions rivales qui déchirent le pays.

En 2022, c’est au tour de la junte militaire au pouvoir au Mali de demander le départ des troupes françaises stationnées depuis plus d’une décennie dans ce pays d’abord dans le cadre de l’opération « Serval », ensuite dans le celui de l’opération « Barkhane ». Parallèlement, la coopération militaire avec la Russie et le groupe Wagner s’est renforcée.

En janvier 2023, dans un contexte de rumeurs de rapprochements avec la Russie et le groupe Wagner, le gouvernement du Burkina-Faso dénonce l’accord de 2018 avec la France régissant la présence dans le pays de 400 membres de forces spéciales de l’opération « Sabre ».

Quels sont les traits communs entre ces trois pays (Centrafrique, Mali, Burkina) ?

-  Ils sont tous les trois d’anciennes colonies françaises indépendantes depuis 1960 ;
-  Ils sont toujours membres de la zone monétaire Franc CFA sous l’égide de la France ;
-  Ils ont toujours le français comme langue officielle ;
-  Ils sont tous des pays enclavés sans débouchés sur la mer ;
-  Ils ont été depuis l’indépendance le théâtre de rebellions ou de nombreux coups d’État dont plusieurs téléguidés ou exécutés directement par la France (par exemple le remplacement de Jean Bedel Bokassa par David Dacko en Centrafrique, ou l’assassinat de Thomas Sankara au Burkina) ;
-  Ils abritent dans leurs sous-sols des gisements d’or et/ou de diamant, et pour le Mali d’énormes réserves potentielles d’hydrocarbures surtout dans le Nord. Cet aspect a son importance, car Wagner est souvent accusé de faire payer ses prestations par les ressources naturelles du pays.
-  Le soutien populaire aux retraits de l’armée française doublé d’un appel à la Russie dans différentes manifestations.

Dehors Macron et la France, Bienvenue Poutine & la Russie en Afrique ?

La situation géostratégique du continent est bien plus complexe que les manifestations de jeunes africains contre la présence française semblent l’affirmer. Car ce qui joue se actuellement en Afrique implique, outre la France et la Russie, plusieurs acteurs tels que la Turquie, la Chine, les USA, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Union Européenne (UE) etc. Et la compétition entre ces différents acteurs ne se limite pas au terrain militaro-stratégique ou géopolitique, elle embrasse des dimensions culturelle, informationnelle, économique, etc. Par exemple, au niveau économique, la Russie pourrait être qualifiée de « nain » par rapport aux USA, à la Chine, à l’UE, etc. Par ailleurs aussi, le groupe Wagner, comme faux nez de la Russie, ne sévit pas qu’en Afrique francophone, il a été ou est présent au Mozambique et au Soudan.

Les raisons des avancées de la Russie

Qu’il y ait un rejet de la France et de l’Occident en général dans la conscience et dans l’imaginaire des peuples africains ne fait aucun doute. Il n’y a qu’à convoquer le passé et/ou le passif de la traite esclavagiste, de la colonisation, de multiples interventions militaires ou de coups d’État ou d’assassinats de dirigeants africains « non conformes » aux intérêts des pays occidentaux de Lumumba en 1960 à Kadhafi en 2011 en passant par Sankara en 1987.

Face à ce lourd passif de l’Occident, le groupe Wagner met en avant sans nuances et sans aucune réserve le soutien traditionnel de l’ex-URSS à la lutte des peuples africains contre le colonialisme et l’apartheid. Or il s’agit d’une présentation idyllique à nuancer.

Certes l’ex-URSS a reconnu les mouvements de libération d’Afrique (y compris ceux armés), les a soutenus au sein de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) contrairement à l’Occident, mais le principal soutien de ex-URSS est allé à des régimes comme celui de Nasser en Égypte, acteurs d’un prétendu « développement non capitaliste ». Un des crédos de l’ex-URSS n’a jamais été l’internationalisme prolétarien et le soutien inconditionnel à la révolution mondiale, mais la coexistence pacifique avec le camp impérialiste occidental. Ainsi le régime marxiste de Samora Machel et base-arrière de mouvements de libération d’Afrique du Sud et de Namibie au Mozambique fut contraint de signer un accord de non-agression avec le régime raciste sud-africain, faute d’un soutien international.

En général, le groupe Wagner utilise d’une manière efficace le filon « anticolonialiste » et « anti-néocolonialiste » pour toucher une corde sensible des populations africaines, en particulier de sa jeunesse. Avec peu de moyens par rapport aux télévisions ou radios avec leurs antennes FM dans les grandes villes africaines de la France, des USA, etc., le groupe Wagner avec son armée d’internautes a réussi à simuler de nombreux comptes Facebook et Twitter qui ont touché la jeunesse africaine branchée sur les réseaux sociaux. Dans ce travail de propagande-communication-désinformation, le groupe Wagner s’appuie aussi sur les vidéos, les textes, les audios de la télévision russe Russia Today (RT) et sur l’agence de presse multimédia Sputnik. Le groupe Wagner use de tous les artifices de la manipulation : informations non vérifiables, mensonges, informations hors contexte, sources non fiables, informations vraies mais instrumentalisées. L’armée française et le groupe Wagner s’accusent mutuellement des mêmes crimes dans tous les pays où ils sont présents : massacres des populations civiles, viol des femmes au Mali comme en Centrafrique.

Ainsi à travers ses différents canaux, le groupe Wagner ne s’est pas privé d’insister sur la discrimination dont ont été victimes les Noir-e-s et les Arabes durant l’exil des populations pour fuir l’Ukraine à la suite de l’invasion russe, mais aussi dans l’accueil de ces mêmes populations dans les pays européens. Le tsunami de sanctions adoptées par « le monde libre, civilisé et démocratique » contre la Russie à une vitesse météorique à la suite de son agression contre l’Ukraine illustre le « deux poids-deux mesures » qui a réduit à néant le peu de crédit qui restait à la France, entre autres, au niveau de la plupart des peuples des pays dominés, en particulier africains. Ce « deux poids-deux mesures », considéré comme l’essence de normes internationales définies par l’Occident, est vécu comme une humiliation par les pays du « Tiers-Monde », africains en particulier mais aussi par la Russie depuis l’effondrement de l’ex-URSS. C’est une aubaine pour la Russie et Wagner de jouer sur des cordes sensibles partagées.

Dans la même veine, le groupe Wagner pointe les interventions de l’Occident en Afghanistan, en Irak, en Libye. Interventions présentées non seulement comme violation de la souveraineté de ces États, mais comme incubateurs d’organisations jihadistes : Al-Qaïda en Afghanistan, État Islamique en Irak, leurs filiales au Sahel en Afrique à la suite de l’intervention franco-britannique soutenue par les USA en Libye en 2011 pour renverser le régime de Kadhafi. A ce propos, le statut de pompier-pyromane de l’Occident dans le combat contre les groupes djihadistes imputé à la France fait mouche dans l’opinion publique en Afrique de l’Ouest.

Cependant, la Russie et des acolytes de Wagner ferment les yeux sur la compassion à géométrie variable dont ils sont complices avec l’Occident, comme le sort du peuple palestinien ou la tragédie du peuple kurde car la Russie est plus ou moins alliée de leurs bourreaux que sont Israël, l’Iran, la Syrie, la Turquie, etc.

Deux poids, deux mesures

Ce double-standard ou « deux poids-deux mesures » de l’Occident en particulier de la France existe au niveau régional ou sous-régional. L’opinion africaine est choquée et scandalisée par le traitement contradictoire réservé d’une part aux coups d’État au Mali, au Burkina-Faso, en Guinée, et d’autre part au coup d’État de facto monarchique au Tchad où Mahamat Déby a remplacé son père le maréchal Idriss Déby après sa mort, en violation de la constitution selon laquelle la transition devait être assurée par le président du parlement tchadien en attendant l’organisation de nouvelles élections présidentielles. Une pluie de condamnations, de sanctions s’abat sur les trois autres juntes militaires de la part de la « communauté internationale » [France, Union Européenne (UE), Union Africaine (UA), la Communauté Économique des États de l’Afrique l’Ouest (CEDEAO [1]), etc.] et tolère ou adoube même sans gêne ce changement inconstitutionnel au Tchad.

Il ne s’agit pas seulement de l’Afrique francophone. La place de la France en Afrique est contestée aussi en Afrique du Sud, un pays anglophone éloigné de l’ex-chasse gardée française, où se sont déroulées récemment des manifestations contre la présence française en Afrique. Cette tendance s’inscrit dans le sillage d’un mouvement dans toute l’Afrique d’une réaffirmation néo-panafricaniste et d’une volonté de renaissance africaine, surtout au niveau de la jeunesse. Avec son arrogance et sa politique du fait accompli, la France s’est aussi mise à dos une grande partie de l’opinion anglophone africaine en usurpant le projet de monnaie unique ECO porté par les 15 Etats d’Afrique de l’Ouest pour un ravalement de façade de la Zone Franc CFA de plus en plus contestée. Avec la complicité du président ivoirien Alassane Ouattara, le président français Emmanuel Macron s’est emparé de l’ECO pour rafistoler un Franc CFA politiquement discrédité.

Une autre raison de la posture avantageuse de la Russie et de Wagner est tout simplement l’échec de la lutte contre les groupes jihadistes. Malgré la présence depuis plus d’une décennie de milliers de soldats français (Barkhane), européens (Takuba), des casques bleus de l’ONU (MINUSMA) avec des équipements variés et sophistiqués, l’influence jihadiste grandit avec son lot croissant de massacres, de violences, de déplacements des populations civiles. Pire au Mali, la France est soupçonnée de collusion avec le Mouvement National de Libération de Azawad (MNLA) qui revendique l’indépendance de l’Azawad c’est-à-dire la moitié Nord du Mali habité essentiellement par des Touaregs. Car après le succès de l’opération Serval lancée en 2013 par la France contre la déferlante jihadiste vers la capitale Bamako, l’armée française s’est arrêtée devant la zone tenue par le MNLA et a empêché l’armée malienne d’y pénétrer.

Au-delà du Mali, il y a une cause commune à l’échec contre les mouvements jihadistes du fait de leur insertion dans les aspirations des populations locales. L’absence d’État au sens de services publics ou contraire sa présence comme bourreau des populations civiles ont constitué le terreau de l’enracinement des groupes jihadistes dans ces « no man’s land ». Beaucoup de jeunes de ces régions rejoignent les mouvements jihadistes pour survivre à travers différents trafics, rackets ou différentes rançons ou bien pour venger leur entourage victime d’exactions ou de crimes de l’armée officielle censée les protéger.
DANS LE SAHEL OUEST-AFRICAIN, LA GUERRE ANTI-JIHADISTE N’EST PLUS UNE GUERRE « IMPORTÉE » AVEC DES ACTEURS ÉTRANGERS JIHADISTES, MAIS ESSENTIELLEMENT UNE GUERRE AVEC UN ENRACINEMENT LOCAL.

Il faudrait aussi souligner que l’intervention de la Russie dans la guerre civile en Syrie a rehaussé sa cote au niveau des populations africaines, entre autres. Cette intervention russe a changé le cours de la guerre en remettant en selle le régime sanguinaire d’Assad dont l’acte de décès était annoncé par l’Occident, même si pour y arriver, l’armée russe a dû raser Alep comme elle a rasé Grozny, la capitale de la Tchétchénie. Durant le « printemps arabe » en Syrie, les pays occidentaux ont soutenu des forces jihadistes comme Al Nostra contre le régime en place. Alors qu’ailleurs, ce même Occident a soutenu tous les régimes arabes au pouvoir, y compris au Bahreïn où l’intervention de l’Arabie Saoudite pour y écraser les manifestations n’a pas été condamnée par la « communauté internationale ». Pour les peuples des pays dominés, le succès de l’intervention russe est considéré comme une juste « correction » ou une « revanche » vis-à-vis de l’Occident pour son intervention en Irak en violation du droit international ainsi que pour son intervention en Libye en outrepassant le mandat de l’ONU jusqu’à renverser le régime de Kadhafi, etc.

Une dernière raison de l’a priori favorable à la Russie et Wagner en Afrique, c’est la modestie, la faible envergure des relations et la place de la Russie dans les pays concernés tant sur le plan historique que politique ou économique. Au niveau des opinions africaines, la Russie ne fait pas encore pour le moment l’objet d’un procès pour hégémonie, condescendance, paternalisme, morgue ou arrogance. Des pays occidentaux comme la France ou les USA sont grillés, voire carbonisés avec le passif de la traite esclavagiste, de la colonisation ou du néo-colonialisme, connu pour la France sous le vocable de « Françafrique » caractérisant les rapports incestueux entre la France et la plupart de ses ex-colonies africaines. Quant à la Chine, au vu de son imposante présence économique dans certains pays africains, elle tend de plus en plus à être accusée d’hégémonie, d’arrogance et de mépris envers les populations locales à cause de la collusion entre les élites locales corrompues et les capitalistes chinois. Ainsi en Zambie, il règne un sentiment antichinois parmi la population à cause de la main mise du capitalisme chinois sur l’économie du pays, en particulier sur le cuivre. Il y a ainsi un risque d’aggravation en racisme anti-asiatique dans ce pays. Au Sénégal et en Algérie, les commerçants nationaux en butte à des concurrents chinois essaient de rameuter le reste de la population pour les expulser. Au Kenya, lors des élections présidentielles en 2022, William Ruto avait promis d’expulser les Chinois occupant un emploi qui pourrait l’être par un kenyan. Et il a été élu ! Ce sentiment antichinois est aussi bien alimenté par les vidéos dans les réseaux sociaux d’agression ou de racisme d’étudiants ou travailleurs africains en Chine que par les stéréotypes véhiculés par l’industrie du cinéma chinois sur les africains.

Passer du cavalier français au cavalier russe OU BIEN ne plus être une monture ?

C’est l’interrogation plus ou moins sincère des intellectuels occidentaux interpellant les africains lambda sur le mode : « Hey, vous avez voir maintenant avec la Russie, avec la Chine ! ». Faut-il répondre à cette interpellation par le silence ou le mépris, par un haussement d’épaules ou un sourire narquois ? Voilà des siècles que les peuples africains ont fait l’amère expérience de ce dont est capable le coq français !

En fin de compte, rappelons deux proverbes issus de la sagesse de peuples eux-mêmes victimes de ce passif :
-  « Quand on n’a pas le derrière propre, on ne doit pas se moquer du singe qui monte sur l’arbre » ;
-  « Ce n’est pas le porc qui doit donner des leçons de propreté ou d’hygiène en général parmi les animaux de l’arrière-cour ».

Plus sérieusement, il faut bien analyser cette tendance à changer de parapluie d’allégeance de l’Occident au profit de la Russie. Car les conséquences seront probablement dramatiques en termes de désillusions et susceptibles de semer le découragement ou l’apathie.

Historiquement, l’Afrique a été colonisée par plusieurs puissances coloniales européennes : France, Angleterre, Portugal, Allemagne, Belgique, Portugal et Espagne. De toutes les relations des pays africains avec leurs anciennes puissances coloniales, seule la relation avec la France a la particularité d’un maintien d’un cordon ombilical à tel point qu’on parle de « Françafrique », alors qu’on ne parle ni « Angleterrafrique », ni de « Portugalafrique », ni de « Espagnafrique » etc. Peut-être, la comparaison serait plus pertinente avec la seule Angleterre qui était la vraie concurrente de la France en termes de nombre et de zone de possessions coloniales. La « Françafrique » n’est que la continuation d’une colonisation assimilationniste à nulle autre pareille avec une insistance sur la « mission civilisatrice » comme mobile principal du colonialisme.
La France est la seule ancienne puissance coloniale à garder en Afrique jusqu’à présent une zone d’influence à la fois économique avec ses multinationales (Orange, Bouygues, Eiffage, TotalEnergies, Danone, EDF, Engie, Limagrin, LMVH, Lactalis, Auchan, CMA CGM etc.), monétaire avec 14 pays membre d’une zone monétaire Franc CFA sous la tutelle du Trésor français, culturelle avec le français comme langue officielle ou langue d’enseignement dans les pays de l’Afrique dite francophone. Sans compter les bases ou forces militaires françaises toujours présentes dans différents pays africains : Niger, Tchad, Côte d’Ivoire, Sénégal, Gabon, Djibouti.

A contrario, l’approche britannique a été plus prosaïque en cachant moins les motivations mercantiles de l’entreprise coloniale. Dans cette optique, l’Angleterre a été jusqu’à promouvoir des « self-governments » ou « gouvernements autonomes » durant la période coloniale pour s’occuper, elle, de l’essentiel, à savoir les affaires !

Il va de soi qu’un formatage des cerveaux durant des siècles par un endoctrinement assimilationniste français a marqué durablement les élites ou présumées telles de l’Afrique francophone. Cela engendre un mimétisme dans le discours ou dans les institutions qui perdurent jusqu’à présent. Par exemple, prenons seulement le nom de certaines institutions au Sénégal, les perroquets de la bureaucratie-technocratie ont copié ou repris ou répété tels quels des noms d’organismes ou entités françaises : Cour des Comptes, ORSEC (ORganisation des SECours), GIGN (groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale), etc. Avec un niveau aussi borné d’inspiration ou de créativité, nul besoin de cerceau, une moelle épinière serait suffisante. Une grande partie de la « classe politique » est contaminée par cette aliénation mimétique. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’émancipation vis-à-vis d’un maître ne puisse être envisagée que dans la perspective se mettre sous la tutelle d’un autre. On en a marre de l’impérialisme français, au lieu de s’engager dans une voie d’indépendance, de réelle souveraineté, mettons-nous sous pavillon russe pour voir ! Peut-être, ce ne sera pas pire !

Politiquement, la Russie tire parti d’un contexte de développement, mais de dépolitisation de mouvements sociaux contre la France et l’Occident en général, contre la domination impérialiste en collusion avec des régimes en général civils vomis par les populations. Ce sont des mouvements spontanés sans conscience claire des buts et sans compréhension des moyens d’y parvenir. En leur sein, il y a une grande mobilisation d’une jeunesse radicalisée à qui il manque la mémoire de toutes les luttes populaires, ouvrières, anti-impérialistes menées jusqu’à un passé récent. Cette mémoire devait être portée ou transmise par une gauche très affaiblie ou inexistante.

La faillite de la « gauche » africaine

Dans cette gauche, il y avait des forces importantes plus que critiques ou réservées envers l’ex-URSS. Ainsi des organisations trotskystes, maoïstes, anarchistes, situationnistes considéraient l’ex-URSS comme un pays capitaliste à l’intérieur et un pays impérialiste à l’extérieur utilisant le vernis socialiste ou communiste pour berner les peuples. Tandis que des organisations d’alors de la bourgeoisie nationale sans hostilité ou alliée à l’ex-URSS adoptaient une certaine distance vis-à-vis d’elle qui pourrait être assimilée à un « non-alignement ». Maintenant, toutes ces digues ont sauté.

Bien avant l’irruption de la Russie et de Wagner en Afrique de l’Ouest, la gauche ou ce qui en restait a fait la preuve de son inconséquence et de son inconsistance en soutenant l’intervention militaire de l’armée française à travers « l’opération Serval » en 2013 au Mali contre les jihadistes qui fonçaient vers la capitale malienne. D’ailleurs à la suite du succès de cette intervention, le président français François Hollande a reçu un accueil à Bamako, la capitale malienne, qu’il considère comme « le plus beau jour de sa vie ». Quant à la gauche ou peut-être plus correctement la « gauche » en Afrique de l’Ouest qui a soutenu l’intervention pour défendre « l’intégrité territoriale » du Mali », elle a considéré que les régimes actuels africains bureaucratiques et compradores liés à l’impérialisme (en particulier français) constituent un moindre mal par un rapport à un régime jihadiste. D’où pour cette pseudo-gauche, la justification d’une « union sacrée » avec les présumés ennemis seulement uniquement capables de bâtir une « armée » servant à réprimer « son propre peuple » et à faire des défilés comme une armée d’opérettes. Par la suite, devant l’enlisement, l’échec de l’intervention militaire française et son rejet croissant par les populations, cette soi-disant gauche n’a pas esquissé le moindre début de commencement d’autocritique sur son soutien antérieur de facto à l’armée française et au régime au pouvoir au Mali en 2013.

Après cette soumission de facto à l’impérialisme français, rien d’étonnant à ce que cette prétendue gauche s’aligne sur un nouveau parrain potentiel qui se présente : la Russie. En agissant ainsi, cette « gauche » donne une caution à la récupération par les juntes militaires au Mali et au Burkina Faso d’un sentiment patriotique, anti-impérialiste en invoquant la mémoire de Thomas Sankara, icône de la jeunesse africaine révoltée et dirigeant de la révolution au Burkina assassiné en 1987 par un coup d’État soutenu par l’impérialisme français et ses alliés dans la sous-région (Côte d’Ivoire, Togo, Sénégal, etc.). Or les directions des juntes militaires n’ont rien à voir avec Thomas Sankara ni dans leurs trajectoires politiques, ni dans leurs idéaux. Thomas Sankara fut très tôt politisé durant sa formation militaire en tant qu’élève-officier et se lia dans la clandestinité avec des organisations d’extrême-gauche et avec le mouvement populaire. A contrario, ces juntes militaires ont profité de mouvements populaires contre des régimes civils légalement élus et discrédités pour « ramasser » le pouvoir. Le sentiment national qu’elles brandissent et qu’elles flattent n’est qu’un écran de fumée pour berner les populations et les forces politiques sincères. Leur préoccupation principale est la sauvegarde d’un pouvoir confisqué de soulèvements populaires avec les privilèges y relatifs. Pour ce faire, l’appel à la Russie et à Wagner leur sert d’assurance-vie.

Différentes péripéties et les actes posés par ces juntes tendent à conforter cette thèse tant au Mali qu’au Burkina :
-  Au Mali au premier coup d’État de la junte en 2020, le pouvoir fut confié à une fraction non issue (voire même opposée) au soulèvement populaire, mais en mesure de préserver les intérêts de la junte qui ne voulait pas exercer directement le pouvoir à cause des pressions et des sanctions de la « communauté internationale » : l’ONU, l’UA, l’UE, mais surtout de la part de la CEDEAO qui a imposé durant un certain temps un blocus au Mali. Ce pouvoir a montré sa vraie nature pro-impérialiste et antipopulaire en harcelant et en traquant la gauche, en particulier le parti Solidarité Africaine pour l’Indépendance et la Démocratie (SADI) et son dirigeant Oumar Mariko. C’est quand le pouvoir commença à s’éloigner de la junte pour se normaliser et tendre vers un régime civil qui pourrait les emprisonner, comme ce fut le cas pour les officiers ayant renversé le régime civil d’Amadou Toumani Touré en 2012, que la junte effectua un second coup d’État en 2021 pour exercer directement le pouvoir. Intervinrent dès ce moment la rhétorique nationaliste-patriotique ainsi que le rapprochement avec la Russie et le groupe Wagner.
-  Au Burkina Faso, c’est presque le même scénario qu’au Mali. Deux coups d’État dans un court laps de temps, le premier pour renverser un régime civil légalement élu, le second contre le chef militaire de la junte par une autre fraction de l’armée. Durant le premier coup d’État, la junte fut préoccupée surtout par l’enrichissement de son chef et son entourage ainsi qu’une « réconciliation nationale » réhabilitant l’ex-président Blaise Compaoré, ex-compagnon d’armes de Thomas Sankara et condamné par un tribunal burkinabé comme cerveau et commanditaire de son assassinat. Ce régime permit ainsi à Blaise Compaoré de fouler le sol burkinabé sans être arrêté et retourner en Côte d’Ivoire où il vit en exil. Face à l’aggravation de la situation sécuritaire et l’exaspération des populations victimes des violences jihadistes, les divergences au sein de l’armée se traduisent par un second coup d’État. Le nouveau régime de la junte adopta aussitôt une phraséologie sankhariste dans une tentative d’instrumentalisation de son immense prestige au niveau des populations africaines, voire au-delà.

Maintenant, si une gauche avec ou sans guillemets est capable d’entériner une telle imposture patriotique ou anti-impérialiste, qu’attendre d’une jeunesse africaine révoltée mais dépourvue d’une boussole idéologique consistante et de la mémoire des luttes antérieures des forces révolutionnaires pour un autre type de société ? Malgré son énergie, son dévouement, l’engagement de cette jeunesse est condamné à une voie de garage faute d’une solide assise idéologique, d’une maturité politique et d’organisations pour la regrouper. Ces jeunesses n’ont connu que la seule tutelle française ou occidentale sur leur pays, si bien que dans les contradictions entre les pays occidentaux et d’autres puissances (émergentes ou ré-émergentes), le réflexe est d’appliquer caricaturalement le faux proverbe : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Il s’agit d’un anti-Occident, d’un anti-USA, d’un anti-France primaires qui entraine un alignement derrière ou un soutien automatique à l’Iran, à la Chine, à la Russie, à Cuba, à la Corée du Nord, au Venezuela, etc. Et pourquoi pas tant qu’on y est une allégeance au régime des Talibans en Afghanistan au vu de leurs contradictions avec l’Occident ? Et c’est comme s’il y avait une différence qualitative entre les impérialistes occidentaux et les autres puissances concurrentes alors qu’elles divergent non pas sur la question du califat, mais uniquement sur celle de savoir qui devrait calife à la place de l’autre.

Sans le rouleau compresseur actuel du glissement réactionnaire des sociétés sur toute la planète (y compris en Afrique), l’alliance de la Russie poutinienne avec tout ce que l’Occident et au-delà comptent comme extrême droite raciste, xénophobe, islamophobe devrait susciter une attitude critique ou au moins des interrogations quant à un ralliement au pavillon russe au sein des peuples d’Afrique. Le caractère conservateur, voir réactionnaire du régime poutinien ne pose pas de problème à la gauche ou ce qui en reste, ni non plus à une jeunesse pleine de ressentiments. La gauche a mis sous le boisseau non seulement toute référence athéiste, mais aussi toute affirmation ferme d’une laïcité. Et elle s’est couchée devant les forces obscurantistes qui mettent en avant la question identitaire au détriment de la question sociale, forces qui se recrutent aussi bien dans la communauté musulmane par le biais du salafisme que dans la communauté chrétienne à travers les églises pentecôtistes ou évangélistes. L’homophobie, l’antisémitisme font partie entre autres du mantra qu’ils partagent tous avec le régime poutinien. Cette convergence compenserait pour ces courants réactionnaires en Afrique l’alliance du régime poutinien avec une extrême droite négrophobe, xénophobe, islamophobe, etc. Cela explique le paradoxe apparent de négro-africains voulant pactiser avec un régime poutinien allié à une droite extrême raciste, xénophobe, entre autres, envers la diaspora négro-africaine installée en Europe, aux USA, etc.

Enfin, une analyse des performances de l’armée russe dans son invasion de l’Ukraine devrait calmer une exaltation de ses capacités au vu de ses victoires en Tchétchénie, Géorgie, en Syrie parfois dans une lutte à distance contre l’Occident. La guerre en Ukraine a fait voler en éclats le mythe d’une armée russe superpuissante très bien entraînée, très bien organisée, très bien équipée. Ses nombreux déboires s’expliquent entre autres par l’amateurisme, l’indiscipline, le sous-équipement, la vétusté du matériel, le piètre niveau en termes de renseignement et de brouillage électronique, etc. En effet, au sein de l’armée russe des problèmes attribuables à ceux d’une armée d’un pays dit sous-développé y ont été constatés : pénurie de chaussures, déficit de rations alimentaires ou présence de rations alimentaires avariées, défaut d’équipement de base comme les gilets pare-balles, etc. Ce qui accréditerait la thèse d’une Russie comme « pauvre [2] » puissance nucléaire-spatiale membre du Conseil du Sécurité de l’ONU. En fait, la Russie est présumée disposée d’armes redoutables qui ne peuvent être utilisées qu’en dernier ressort. Pour la bonne et simple raison que la Russie n’a aucune chance de remporter une guerre conventionnelle contre l’OTAN. Abstraction faite des aspects politique et éthique, une logique élémentaire commanderait de quitter un parapluie militaire pour s’abriter sous un autre parapluie au moins aussi performant, ce qui n’est pas le cas de la Russie. Or l’interventionnisme militaire de la Russie poutinienne très médiatisé crée un miroir grossissant sur sa place dans le monde. Mais contre les idées reçues ou en vogue, sur le plan militaire, c’est la Chine qui a désormais noué des accords avec quarante-cinq pays africains et la Russie seulement dix-neuf depuis 2014.

Perspectives

Les différents protagonistes africains vont continuer à dérouler leur agenda :
-  soit pour pousser leurs avantages pour ce qui est de la Russie et ou du groupe Wagner ;
-  soit pour sauver leurs peaux, si on se réfère aux régimes ayant fait appel à eux ;
-  soit pour défendre leurs positions, pour ce qui est de la France ;
-  soit pour trouver une autre planche de salut ou bien s’engager dans la difficile voie d’une réelle émancipation en comptant d’abord sur ses propres forces, s’agissant des peuples africains en général.

La Russie et Wagner ont le vent en poupe. Il n’y a aucune raison qu’ils changent les méthodes qui leur ont fait gagner des positions. Avec à la clé, l’éjection de l’armée française de trois pays jusqu’à récemment faisant partie de la zone d’influence de la France : Centrafrique, Mali et Burkina-Faso. Tout porte à croire que le groupe Wagner et la Russie vont accroitre leur présence militaire. Néanmoins, l’expérience a montré que le groupe Wagner n’a nulle part amélioré la situation sécuritaire. A supposer qu’il puisse le faire, il ne ferait pas car son intérêt pour rester indispensable est l’existence d’un certain niveau minimal d’insécurité et d’instabilité. Il en sera très probablement ainsi au Mali et au Burkina-Faso. Son fiasco le plus éclatant a eu lieu au Mozambique où Wagner a quitté le pays en 2019 après avoir subi d’énormes pertes face une rébellion jihadiste dans le Nord du pays abritant d’importants gisements gaziers.

Quant au régime au pouvoir en Centrafrique et aux juntes militaires burkinabée et malienne, pris en tenaille entre l’impossibilité de satisfaire les aspirations légitimes de leurs populations et la dégradation de leurs relations avec les pays occidentaux, leur survie en tant que co-prédateurs de « leurs » peuples est tributaire des prestations militaires du duo Russie-Wagner.

Concernant l’impérialisme français, il tient à préserver ce qu’il peut de ce qui était jusqu’en présent sa chasse gardée. Il s’y prend avec toujours une morgue, une condescendance, un paternalisme qui ne peuvent qu’amplifier la lame de fond de la haine et de la révolte contre la domination néocoloniale française séculaire au sein des peuples africains, surtout au niveau de la jeunesse. Dans un contexte de dénonciation d’un réel néocolonialisme entre autres instrumentalisée par l’ours polaire russe, comment interpréter autrement la sentence du ministre français des armées Sébastien Lecornu selon laquelle l’Afrique ferait « partie de notre profondeur stratégique » (le Journal du Dimanche du 19/11/2022). De même qu’on hésite entre l’indignation ou la rigolade quand le président français Emanuel Macron ose (dans le Figaro du 27/07/2022) dénoncer la Russie comme l’« une des dernières puissances impériales coloniales » en Afrique. Pour toutes ces raisons, la France va continuer à perdre du terrain sur son ancien pré-carré.

Pour d’autres pays comme le Sénégal, le principal candidat de l’opposition Ousmane Sonko a toutes les chances d’être élu aux élections présidentielles de février 2024 en l’absence d’une invalidation de sa candidature par des subterfuges et imposera un aggiornamento des relations avec la France, à défaut d’une rupture. Il faut mentionner que la perte d’influence de l’impérialisme n’est pas seulement géopolitique, mais elle est aussi économique et culturelle. Elle est le résultat de la confrontation avec des puissances émergentes ou alliées telles que la Chine, la Turquie, l’Allemagne en tant premier partenaire économique européen, du Royaume-Uni à la recherche d’un autre espace dans le cadre du « Global Britain » après le Brexit. Cependant, ce recul de la France ne doit pas cacher une autre tendance c’est-à-dire le redéploiement vers des pays lusophone ou anglophones économiquement plus importants, en l’occurrence l’Angola, le Nigéria, le Kenya, l’Afrique du Sud.

En ce qui concerne les peuples africains, l’alternative est entre l’embrigadement derrière des projets flattant le sentiment national d’allégeance à un autre impérialisme OU BIEN esquisser une voie d’émancipation pour le progrès social et le bien-être de toutes les populations. Cette voie devrait réaliser au passage une véritable libération nationale impliquant le retrait de toutes les troupes et bases militaires d’Afrique, la fin de l’arrimage à toute monnaie d’une puissance impérialiste (ancienne ou émergente), la valorisation des langues nationales pour en faire des outils d’alphabétisation générale pour diffuser une culture scientifique de masse et une formation de base dans l’agriculture, la pêche, l’élevage et l’artisanat, etc.

Néanmoins, il ne faut pas se faire des illusions. Cette voie ne peut être assumée que par des forces de gauche qui sont très affaiblies, voire quasi-inexistantes. D’où la traversée à venir d’une période d’incertitudes où l’apparente facilité d’un sauveur providentiel extérieur l’emportera sur la construction lente, patiente d’une force autonome, radicale organisant et mobilisant de larges couches populaires pour leurs intérêts bien compris. Il en résulte qu’en Centrafrique, au Mali et au Burkina-Faso, entraînées par les régimes en place ou leurs forces alliées, les populations feront l’amère expérience d’une tutelle ou « d’un partenariat » avec la Russie et le groupe Wagner à leurs dépens. Il en découlera des cruelles désillusions dont on voit les signes avant-coureurs, à savoir entre autres les avancées jihadistes et l’aggravation des violences contre les populations civiles, malgré la présence de Wagner et la coopération militaire avec la Russie. Avoir comme stratégie principale de s’appuyer sur un impérialisme pour combattre ne peut mener qu’à des impasses. L’expérience du peuple kurde est là pour l’illustrer. Après avoir fait l’essentiel du combat au sol contre « l’État islamique », les Unités de Protection du Peuple (YPD) dans le Kurdistan syrien sont lâchées par « leurs alliés » occidentaux à la merci de l’offensive de l’armée turque.

A moyen terme, sur les décombres des désillusions consécutives à la faillite des interventions de Wagner, le contexte sera favorable pour bâtir une autre force autour d’un projet autonome axé, orienté exclusivement vers la libération nationale et l’émancipation sociale des peuples africains. Car ce qui anime, au fond les peuples africains dans ce qui est manifestement actuellement UN REJET D’OCCIDENT, n’est pas UN DÉSIR DE RUSSIE, mais UN DÉSIR DE DIGNITÉ, DE BIEN-ÊTRE, DE PROGRÈS SOCIAL.
Maniang Fall

[1La CEDEAO est une organisation régionale regroupant les 15 pays de l’Afrique de l’Ouest, à l’exception notable de Mauritanie. Elle est politiquement discréditée dans l’opinion africaine qui la considère comme un syndicat de chefs d’État prompts à sévir contre les coups d’État militaires et non contre les coups d’État anticonstitutionnels commis par des chefs d’État membres pour trafiquer les constitutions et en particulier violer la limitation du nombre de mandats successifs.

[2Les guillemets s’imposent pour prendre une distance par rapport à une rengaine répétée comme des perroquets d’une Russie « pauvre » avec un PIB équivalent à celui de l’Espagne. Avec la réserve qu’une Russie, avec une tradition d’économie de débrouille héritée de l’économie de pénurie de l’ex-URSS, produit beaucoup de richesses non captées par l’appareil statistique. Donc le PIB de la Russie est vraisemblablement statistiquement sous-évalué. Par ailleurs, il faudra ajouter un autre atout de la Russie par rapport à l’Espagne, une profondeur stratégique d’un pays avec 11 fuseaux horaires.

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