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Quel service pour quel public ?

Partisan N°111 - Juin 1996

En ce début juin, les manifestations se multiplient secteur par secteur dans la fonction publique, contre les privatisations, pour la défense du service public.
Dans toute la gauche réformiste, pour une bonne part de l’extrême-gauche, la « Défense du Service Public » fait partie du catalogue obligé et indiscutable de la défense des travailleurs.
Mais que de confusions… Essayons de démêler la pelote.

LE « SERVICE PUBLIC » ET SES ÉVOLUTIONS

Tout d’abord, il faut clarifier ce qui se cache derrière cette formule bien obscure. Le Service Public recoupe en fait quatre fonctions, dont l’apparition et l’évolution historique sont différentes.

* Il y a d’abord l’armée, la police, la justice, fonctions dites « régaliennes », c’est à dire de défense de l’Etat. Sans s’étendre, il est évident que ces fonctions sont parfaitement claires : il s’agit de la défense de l’ordre des exploiteurs. De Vigipirate aux prisons surpeuplées de prolétaires, des bavures policières aux amnisties pour les corrompus, les exemples tombent tous les jours.
Tous les défenseurs du service public devraient bien réfléchir à ce qu’ils disent, surtout après avoir vu les flics manifester le 10 octobre ou le 29 mai au nom justement... de la défense du service public ! !

* Il y a ensuite les fonctions assurées par l’Etat au fur et à mesure du développement des échanges marchands et de l’apparition du capitalisme, pour faciliter et accélérer ce développement. On peut citer les transports (routes, SNCF, Air France...), les communications (Poste, Télécoms...). Ces Services Publics ne sont nullement apparus pour répondre aux besoins des travailleurs ou suite à leur combat, mais pour faciliter la circulation du capital en hommes, en marchandises ou en flux financiers. Cette évolution est en route depuis le Moyen Age et se poursuit depuis avec l’accélération et l’extension des échanges mondiaux liés à l’impérialisme.
Aujourd’hui, la tendance s’accélère : TGV destinés à relier les places financières (Londres, Amsterdam, Bruxelles), Télécoms et réseaux informatiques pour accélérer la circulation des informations industrielles et financières, concurrence aérienne. Il s’agit pour le capital d’offrir un service plus flexible, capable de répondre le plus vite possible aux fluctuations de la guerre économique qui ne cessent de s’accélérer. D’où les progrès technologiques dans ces secteurs, eux-mêmes sources de profit pour les capitalistes qui ont su les développer.

* Il y a les services liés à la reproduction de la force de travail : santé, école, services de bases (eau puis électricité...). Ces services sont apparus avec l’industrialisation et le développement du capitalisme, pour fournir une main d’œuvre opérationnelle et efficace. Rien d’étonnant à ce qu’ils se soient très développés après la deuxième guerre mondiale, alors que la main d’œuvre était rare (c’est l’époque du développement massif de l’immigration) et manquait de qualification pour la reconstruction de l’après-guerre.
Ces services ont eux été l’enjeu de luttes (par exemple sur la santé) pour étendre les avantages accordés aux travailleurs. Mais ces luttes ne doivent jamais faire oublier la place qu’ils occupent dans la société : la santé, l’école, les services de base, les transports ne sont pas là pour le bien-être des travailleurs mais pour le bon fonctionnement d’une société basée sur l’exploitation.
Aujourd’hui, il y a cinq millions de chômeurs et l’enjeu est différent pour le capital. D’abord, on cherche à terroriser les immigrés pour les virer, c’est on ne peut plus clair. Ensuite la force de travail disponible sur le marché (les chômeurs et précaires) permet de réduire les besoins (et donc les coûts) nécessaires à sa reproduction. Enfin, les restrictions budgétaires de l’Etat poussent toujours plus aux économies. Les bourgeois avancent donc l’idée d’un « service universel » pour tous réduit au strict minimum, tout le surplus étant à la charge individuelle de chacun. La sélection se fera alors par l’argent avec son cortège de misère et de laissés pour compte, mais pour les exploiteurs il y aura toujours assez d’ouvriers à mettre à l’usine.

* Il y a enfin quelques secteurs industriels stratégiques soit du fait de la lourdeur des investissements nécessaires (énergie, EDF par exemple) inaccessibles aux capitalistes individuels, soit du fait de leur rôle stratégique particulier (armement).

Si l’on fait le bilan, avec un peu de recul et en partant du point de vue des travailleurs, d’un point de vue de classe, on constate qu’avant tout le fameux Service public, c’est le Service du Capital, pour reprendre une formule choc qui en fait bondir plus d’un. On ne peut faire l’économie de cette analyse de fond. Car sinon, on est amené à défendre les flics, la bonne santé de l’impérialisme français (France Télécom), ou a éviter de s’interroger sur le rôle de la santé ou de l’école.
Voilà une première conclusion politique : on ne peut pas défendre le Service Public. Nous revenons plus loin sur ce qu’il faut défendre du point de vue des travailleurs.

QUELS « USAGERS » ?

Continuons à clarifier tes confusions. Il y a un mot qu’il nous faut absolument bannir du vocabulaire : celui d’ « usager ». C’est la dernière formule à la mode répandue aussi bien par le RPR que dans « Rouge », mais c’est un terme qui ne fait que répandre la confusion. Quelle correspondance peut-on faire entre la quittance EDF du chômeur de Valenciennes et celle d’Aluminium Pechiney à Dunkerque ? Aucune, pourtant ce sont deux usagers de l’électricité.

Quel lien faire entre les appels téléphoniques de la mamie de Lavelanet et ceux de la salle de la Bourse du Crédit Lyonnais ? Aucun, pourtant ce sont deux usagers du téléphone. Quel rapport entre les heures passées dans le métro par le travailleur pour aller à son travail et les multiples déplacements aériens des hommes d’affaires ? Aucun et pourtant ils sont usagers des transports.
D’ailleurs, lors des grèves de la Poste, ne voit-on pas à chaque fois des tentatives de « manifestations d’usagers » lancées par le RPR en direction des commerçants et des PME ?

De quel point de vue se place-t-on quand on parle ? Du point de vue du travailleur ? Dans ce cas, on le dit et on fait le tri entre ce qu’on défend et ce qu’on ne défend pas.
Ou du point de vue du « service » lui-même ? Dans ce cas, on met tout dans le même sac au nom de la défense de l’Etat, de la nation (donc du capitalisme), en supposant que les services sont « neutres » et égalitaires. Ce qui n’a jamais été le cas.

LA LOGIQUE DU PRIVÉ

II est aussi de bon ton de s’opposer aux privatisations, à l’extension de la logique du privé dans le service public. C’est une autre fumisterie qu’il faut dénoncer. Depuis l’origine les services publics sont soumis à la guerre économique, à la concurrence, au marché, et ils ont une fonction bien définie dans la société capitaliste. Voilà des années qu’EDF exporte de l’électricité ou de la technologie, qu’Elf ou la COGEMA prospectent aux quatre coins de la planète, que la santé est soumise à la logique de l’industrie pharmaceutique, que la SNCF est concurrencée par le car ou les poids lourds. Encore récemment, la prise de participation de France Télécom dans les services téléphoniques en Argentine, ou celle que EDF vient de prendre dans la distribution d’électricité au Brésil montrent que cette logique de marché est mondiale... sans qu’elle ait franchement suscité de critique syndicale ou politique.

Le rapport entre « public » et « privé » est moins essentiel. Les services « publics » correspondent à des fonctions nécessaires aux capitalistes dans leur ensemble, qu’ils ne peuvent pas assurer individuellement : c’est le cas de l’enseignement, des infrastructures routières ou énergétiques. La logique « privée », c’est celle de la concurrence, la logique « publique » n’est pas celle des travailleurs mais celle de l’intérêt collectif du capital. Le rapport entre les deux aspects se modifie avec l’évolution du capitalisme et de ses contradictions, en prenant évidemment en compte les divers rapports de force, par exemple avec les travailleurs.

Les privatisations envisagées dans les services publics répondent à ces évolutions de la concurrence, de la guerre économique mondiale (qui date de bien avant Maastricht !). Mais elles ne marquent pas de changement de logique de fond. Elles marquent une adaptation pour être plus agressives et flexibles dans ce combat entre requins qui se déchirent la planète sur notre dos.
Défendre la nationalisation pour ce qu’elle est, c’est laisser croire que c’est « différent » du privé, voire plus grave que c’est « à nous » (voir les positions de SUD-Télécom). C’est entraîner les travailleurs vers des impasses, vers la défense de l’impérialisme français.

QUEL STATUT ?

Un des enjeux des mobilisations actuelles est la défense du statut du personnel, remis en cause par la privatisation. En particulier la possibilité de licenciement.
C’est à manipuler avec des pincettes, tant se cachent de revendications corporatistes à ce propos.
Il est évidemment juste de défendre tel ou tel avantage (par exemple l’interdiction du licenciement). Mais les défenseurs du statut seraient plus crédibles s’ils montraient clairement qu’ils se situent dans le camp général des travailleurs et pas pour la défense de tel ou tel avantage particulier. Il faudrait ainsi que soient avancés en parallèle plusieurs mots d’ordre particulièrement brûlants pour les fonctionnaires :
• Embauche de tous les précaires (auxiliaires, vacataires, CES illégaux...)
• Ouverture de la fonction publique aux étrangers (le cas le plus flagrant étant celui des maîtres auxiliaires de l’Education Nationale)
• Réintégration de tous les sous-traitants.

Or ces mots d’ordre font problème parmi les fonctionnaires. Certes, le corporatisme a considérablement reculé, on l’a vu avec les solidarités développées en décembre. Mais la tendance est encore forte à défendre « ses » revendications.

Retour sur l’histoire : le statut de fonctionnaire (pour ce qu’il représente aujourd’hui) s’est développé dans la période de l’après-guerre, où les services publics étaient nécessaires et où il fallait accorder des privilèges (n’ayons pas peur du mot) à certaines couches de fonctionnaires pour faciliter la reconstruction et l’expansion du capital. C’est très net à EDF, avec le coût réduit de l’électricité pour les agents ou les œuvres sociales extrêmement développées (% du chiffre d’affaire au lieu de la masse salariale pour la plupart des entreprises...). Mais il y a à côté les conditions de travail très dures des lignards (largement sous-traités, il est vrai). C’est le cas pour certaines catégories de cheminots (TGV...) qui ne nous ferons pas oublier les soutiers des gares de triage ou des trains de marchandises. A l’inverse à La Poste, ces avantages particuliers sont réduits au minimum et contrebalancés par de lourdes contraintes (par exemple en termes de flexibilité). Il ne faut donc pas mettre tous les fonctionnaires (y compris d’une même administration) dans le même sac et savoir distinguer où sont les privilèges. Par ailleurs, durant ces années d’expansion, l’accès à la fonction publique apparaissait comme le moyen de sortir de la condition ouvrière, et reflétait très fortement l’aspiration à rejoindre la petite-bourgeoisie et à « réussir » dans le cadre du capitalisme.

Ces deux facteurs ont contribué à constituer une couche aristocrate ouvrière au sein des fonctionnaires, comme elle existe d’ailleurs également au sein du privé. Mais (comme dans le privé) ces « aristocrates » aujourd’hui attaqués comme les autres par les restructurations ont un seul but : défendre leurs privilèges, en s’appuyant sur la force des autres. Dans le service public, c’est l’appel à la défense du statut (surtout sans élargissement) ou du service public (« leur » entreprise…) pour gagner la solidarité des usagers. Comme ils se retrouvent à la tête des syndicats, on voit les dégâts qu’ils peuvent provoquer.

Si le statut peut effectivement apparaître comme le dernier rempart contre la précarité, comme la défense d’un statut ouvrier respectable, il doit être indissociable d’autres revendications qui marquent la rupture avec l’aristocratie ouvrière et la défense de l’entreprise :
• Zéro licenciement !
• Ouverture de la fonction publique aux étrangers !
• Embauche de tous les précaires !
• Réintégration de la sous-traitance !

Voilà une première plateforme qui peut être défendue parmi les fonctionnaires autour de la défense du statut.

QUEL SERVICE POUR QUEL PUBLIC ?

La défense du service public est très populaire parmi les travailleurs. C’est un peu normal, mais là encore il faut faire le tri. Cette popularité n’est en fait liée qu’à la défense des acquis en termes de reproduction de la force de travail : santé, école, famille, transports, services de base (eau, électricité, PTT...). Elle a un double caractère : d’une part il faut défendre ces acquis contre les attaques permanentes du gouvernement et des patrons. D’autre part, les travailleurs défendent le caractère collectif et égalitaire de ces acquis contre la jungle du libéralisme individuel. Et cela, c’est positif, nous le revendiquons, même s’il y a une grande illusion à croire que le caractère public des services est le garant des acquis et de l’égalité. Alors, pour savoir quoi défendre, il faut comme toujours partir d’un point de vue de classe, c’est à dire entre autres d’un point de vue collectif.

D’abord il faut dire de quel public on parle : des travailleurs et en priorité des plus exploités : chômeurs, précaires, immigrés. Pas des « usagers ».
Ensuite de quels services on parle, par rapport à eux : non pas ceux liés à la répression (!!!), ou à la circulation du capital, ou à la nation, mais ceux liés à la vie des travailleurs. C’est à partir de là qu’il faut fixer des critères et des mots d’ordre.
Il faut défendre l’unité de classe, sortir du corporatisme et des avantages particuliers. Enfin, il faut refuser toute logique de gestion qui nous enchaîne à celle de nos exploiteurs.

Cela débouche alors sur une autre plateforme (qu’il faudrait enrichir) mais dont on peut donner quelques pistes :
- Transports gratuits pour les chômeurs !
- Interdiction des coupures d’électricité pour les travailleurs, électricité gratuite pour les chômeurs !
- Non aux tarifs préférentiels pour les entreprises !
- Maintien des dessertes locales pour les transports en commun ou La Poste, en priorité sur les développements liés aux affaires (Eurostar, Thalys, services financiers...) !
- Maintien du tarif unique (péréquation tarifaire) pour le téléphone, l’électricité ou l’eau, gratuité de l’abonnement !
- La santé gratuite pour tous !

etc.

Quoi qu’en disent tous les supposés défenseurs des travailleurs, il est impossible de défendre le « service public » ou le « statut » comme ça. Trop d’ambiguïtés, trop de conceptions fausses se cachent derrière ces formules propagées de manière intéressée par ceux qui ne veulent qu’améliorer le fonctionnement d’un système qu’ils défendent. La pétition de SUD-Télécom critiquée dans cet article en est la caricature... mais elle représente fidèlement les conceptions largement répandues qu’il nous faut combattre !
Alors n’hésitons pas, soyons à contre-courant : ce qui nous distingue c’est la défense des intérêts des travailleurs et eux seuls, parce que c’est notre avenir et notre société que nous voulons construire !

A.Desaimes

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