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Sortir du nucléaire c’est possible ? A condition de ne pas s’arrêter en route !

Partisan N°22 - Juin 1987

« Sortir du nucléaire, c’est possible ! » Tel est le mot d’ordre principal de la manifestation anti-nucléaire du 20 juin à Paris lancée à l’initiative des écologistes. Si l’idée d’un frein aux programmes électronucléaires progresse dans tous les pays nucléarisés du monde, surtout depuis la catastrophe de Tchernobyl, la France fait encore figure d’exception. La contestation du nucléaire reste marginale. L’initiati¬ve du 20 juin a le principal mérite de relancer le débat en France.

Il faut reconnaître que les obstacles à cette lutte sont exceptionnellement importants : la France est le pays le plus nucléarisé du monde, le poids du nucléaire dans la production électrique - les deux tiers - et plus généralement dans l’économie, par la densité d’installations nucléaires ou encore par sa maîtrise industrielle de toutes les étapes de la technologie nucléaire, de l’extraction de l’uranium jusqu’au retraitement des déchets pour la récupération du plutonium militaire. Le consensus pro-nucléaire y est des plus puissants.

Il y a donc lieu de s’interroger sur les chances de succès de la démarche des écolos français qui n’est que la copie conforme de la tactique de pression sur les autorités développée par leurs homologues ailleurs, non sans réussite auprès des milieux politiques et syndicaux.

Dans tous les pays occidentaux, excepté la France, les bourgeoisies sont conduites à revenir sur le développement du nucléaire civil, sous le poids des contraintes politiques, la sauvegarde des alliances de classe autour des choix de développement, comme sous le poids des impératifs économiques : le recours à d’autres sources d’énergie présentes sur le territoire ou en baisse sur le marché mondial apparaît moins coûteux, d’autant que ces pays sont moins enfoncés dans le nucléaire que la France. De tels choix sont aussi facilités par une structuration de l’appareil d’Etat moins centralisée que chez nous.

LES PETITS PAS DE LA BOURGEOISIE FRANÇAISE

La France, elle, persévère. Mi 86, quarante-quatre réacteurs étaient en service, 17 en construction, d’autres sont programmés au rythme de deux sur 3 ans. Ce n’est pas très étonnant. Nous avons montré dans le n° de Partisan de juin 1986 à quel point l’appareil industriel français s’était restructuré autour du nucléaire depuis le début de la crise, comme un naufragé s’agrippant à une bouée de sauvetage. La mobilisation des capitaux par l’intermédiaire de l’Etat et des monopoles EDF et CEA y a été sans égal. Et même après Tchernobyl, le consensus pro nucléaire reste fortement enraciné dans la population.

Toutefois, la bourgeoisie a levé le pied. Les espoirs d’exportation de centrales piétinent malgré quelques pistes (Chine, Egypte, Corée, Afrique du Sud). Les réalités de la crise sont incontournables. La consommation d’électricité stagne et les exportations d’électricité sont loin d’atteindre les belles prévisions. Les centrales nucléaires inadaptées aux fortes fluctuations de la consommation électrique fonctionnent moins longtemps que les estimations de rentabilité ne l’envisageaient. Le cout du kilowattheure produit par le nucléaire est plus élevé, malgré toutes sortes d’artifices comptables parmi lesquels la sous-estimation du cout du démantèlement des centrales usagées n’est pas des moindres. La baisse du prix du charbon porte un nouveau coup à la compétitivité de l’électronucléaire.

C’est plus qu’il n’en faut pour amener les groupes industriels de 1’électronucléaire à entamer leur reconversion : Alsthom restructure à grands coups de licenciement, Framatome également : 3500 emplois seront supprimés en 1987 et 2 milliards de francs investis par la reconversion.
Petit à petit l’industrialisation des énergies nouvelles se développe : 9 millions de tonnes équivalent pétrole en 85 c’est peu, environ 5% de la consommation, mais en progression. Le lobby du solaire s’oriente vers l’exportation par l’intermédiaire de la Fondation Energies pour le Monde parrainée par une dizaine d’établissements financiers et commerciaux. En ligne de mire, le marché mondial du solaire et de l’énergie éolienne dont le chiffre d’affaire a dépassé les milliards de francs en 85. Voilà schématiquement résumé le contexte qui alimente le « réalisme » des écologistes.

LE PROGRAMME DES ECOLOGISTES FRANCAIS

L’expérience de la gauche au gouvernement avait vu les divergences se creuser entre les écologistes. On avait entendu les Amis de la Terre ne plus réclamer qu’un « contrôle démocratique des choix technologiques » et leur ancien animateur, Brice Lalonde répéter : « les centrales nucléaires existent, il faut donc vivre avec ».

Les multiples conséquences de la catastrophe de Tchernobyl ont permis un resserrement des rangs des écologistes français. Suite à cet accident, l’information s’est trouvée « miraculeusement » libérée quant aux incidents survenant sur les installations nucléaires françaises et l’impact grandissant sur l’opinion publique a stimulé l’activité de tous les groupes écolos : les Amis de la Terre, Greenpeace, les Verts, le Codene, etc.

En octobre 86, ils présentaient en commun une étude des divers scénarios possibles pour l’avenir du nucléaire civil - gel, désengagement progressif ou arrêt en 9 ans -, lors d’une conférence tenue parallèlement à la Conférence Mondiale sur l’Energie des pays producteurs.

L’été précédent les Verts lançaient un appel au niveau européen, à l’opinion publique, aux scientifiques, aux forces politiques pour « ouvrir définitivement la voie d’un progrès démocratique et sans risque ». Cet appel s’accompagnait de propositions pour se désengager du nucléaire à l’horizon 2000. Programme en 4 volets : améliorer la sûreté des installations existantes, arrêter la mise en service de nouveaux réacteurs, engager un grand programme d’économies d’énergie, remplacer les centrales nucléaires par d’autres moyens de production d’électricité, notamment des centrales au charbon munies de système de dépollution et des éoliennes. Nous y reviendrons.

Nous reproduisons ci-contre des extraits d’une lettre ouverte au gouvernement et aux élus du département de l’Ain, rédigée le jour anniversaire de Tchernobyl. Ce document récent résume assez bien la démarche et les propositions des écologistes, le contenu qu’ils donnent à la manifestation du 20 juin.

Prises en tant que telles, certaines des réformes proposées sont intéressantes : le développement de l’information et du débat, l’abandon des surgénérateurs, la diversification et les économies d’énergie, l’arrêt des chantiers commencés et des installations les plus vétustes, l’amélioration de la protection sur les centrales, l’abandon du chauffage électrique peuvent être autant de terrains pour une activité élevant la contestation du nucléaire jusqu’à la critique de la société qui en est à l’origine. Mais telle n’est pas l’orientation des écologistes. La leur se situe plutôt dans le cadre d’un « réalisme » réformiste bien concentré par la formule « sortir du nucléaire, c’est possible ».

LE REFORMISME AU POSTE DE COMMANDE

La plupart des écologistes rêvent en fait d’un développement plus « cool » de l’économie impérialiste française. Ce qui les gêne dans le nucléaire, ce sont les dangers pour la santé et le manque de démocratie qui l’entoure. Ils s’arrêtent en route sur la voie de la critique de la division sociale du travail qui a commandé le développement de cette technologie : la division dirigeant/exécutant à toutes les étapes depuis la recherche jusqu’à l’exploitation industrielle, opposition pays impérialiste/pays dominés, coupure appareil d’Etat/masses, division ville/ campagne que l’électronucléaire sert et renforce, militarisation générale de l’économie, etc.

Sortir du nucléaire, d’accord, mais jusqu’où ? En laissant de côté le militaire et les visées impérialistes qui le déterminent ? En épargnant le CEA, EDF et plus loin tout le corps des cadres des Mines, cette caste de dirigeants de la bourgeoisie française ? En continuant à défendre la compétitivité de l’économie française contre les ouvriers employés dans le secteur énergétique et contre les consommateurs dont les factures financent les percées de l’électricité à l’exportation et chez les industriels ? En conservant l’urbanisation démentielle, la concentration des moyens de production énergétiques et le réseau de transport démesuré qui en est la conséquence ?

Sortir du nucléaire, d’accord, mais comment ? Par pression sur les candidats aux élections ? Sans réel mouvement de masse et de classe ? Sans violence ? Alors que les installations nucléaires sont encadrées par un appareil militaro-policier multiforme.

Quand on rentre dans le détail du programme, on s’aperçoit que tous ces écologistes contestent le nucléaire dans le sens d’un aménagement du système, contre ses excès les plus flagrants, pour une démocratie sans réel contenu prolétarien. Quelques citations tirées de l’appel des Verts sont éclairantes :

* « L’enjeu majeur est la maîtrise du développement économique et technologique » écrivent-ils assez justement. Mais la solution politique de ce problème se situe pour eux dans une amélioration de la démocratie bourgeoise, afin que « le citoyen puisse se prononcer » et non dans le renversement du capitalisme. Pourtant ce système ne continue à se développer qu’au prix d’une aggravation de la division du travail qui signifie perte de toute maîtrise sur sa vie pour le plus grand nombre.

* « Nous invitons tous les scientifiques responsables et indépendants à éclairer l’opinion publique sur l’existence d’une politique alternative, sur la nécessité d’une pétition européenne ». Loin de soulever l’initiative des masses, les Verts soumettent la politique aux spécialistes, aux experts que leurs seules connaissances scientifiques rendraient indépendants du système, porteurs d’une politique alternative. Liée à cette « indépendance » de classe, une confiance totale dans le légalisme, le parlementarisme, la non-violence. Il est loin le souvenir de Vital Michalon mort en 77 sous les tirs des CRS, alors qu’il manifestait, comme des milliers d’autres, contre le surgénérateur de Creys-Malville.

* « Le rôle du président de la République est de garantir la cohésion nationale et la sécurité de tous ». Quel respect pour des institutions bourgeoises qui ne servent qu’à étouffer les antagonismes, qu’à forger l’union nationale contre l’étranger !

* « L’économie française s’est placée comme un des leaders des économies d’énergie ; c’est de toute évidence dans ce secteur que les exportations sont possibles »... Voilà les Verts convertis en bureau-conseil de l’impérialisme français, guerre économique oblige.

EN GUISE DE CONCLUSION

Jusqu’à une quinzaine d’années, le capitalisme exploitait propre. Entendez par là qu’il ne détruisait ouvertement que la vie des travailleurs à l’intérieur des usines ou des chantiers. Avec son extension, son emprise sur toutes les sphères de la vie, voilà qu’il détruit maintenant de plus en plus le cadre de vie, hors des lieux de production. Cela soulève un courant de contestation regroupant de nombreuses couches sociales. Parmi elles, beaucoup n’ont qu’une position « marginale » par rapport à la production. Elles ne saisissent pas d’emblée le lien intime entre cette destruction du cadre de vie et l’exploitation capitaliste. Les Verts, comme la majorité des écologistes, sont de ceux-là. Illusionnés par leurs capacités à maîtriser les problèmes techniques, ils aspirent, dirait-on, à partager le contrôle et les décisions avec les dirigeants actuels. Œuvrer à la prise en charge des luttes par ceux qui y ont le plus intérêt, les ouvriers, n’est pas le premier de leur souci. C’est un travail long et difficile qu’ils jugent superflu. Ils colportent finalement d’autres formes du réformisme qu’ils critiquent chez les ouvriers quand ceux-ci désertent le terrain de l’écologie.

Quant à nous, la défense des intérêts de la classe ouvrière contre le système capitaliste, jusqu’au communisme, cela nous place résolument dans le camp des anti-nucléaires. Le nucléaire civil et militaire est sans doute le point le plus avancé des efforts de l’impérialisme pour trouver des issues à la crise contre les masses du monde entier. Ce faisant, il fait planer sur l’humanité des risques dont la dimension planétaire et la durée n’ont aucune commune mesure. Mais le mal absolu, ce n’est pas simplement le nucléaire. Il y a les milliers d’accidents du travail, les milliers de suicide de femmes et d’hommes traqués par la misère matérielle et morale. Il y a aussi les produits chimiques qui tuent des centaines d’ouvriers, qui polluent des régions entières, tel Sandoz polluant le Rhin et les alentours pour des années, Bhopal ou encore Seveso. Il y a les manipulations génétiques, dont les perspectives ne sont pas que bénéfiques ; il y a le fichage informatique... le mal absolu, la racine qu’il faut arracher, c’est bien le système capitaliste qui a besoin de passer par toutes ces destructions des capacités humaines. Profitons donc du regain du mouvement anti-nucléaire pour approfondir la critique de ce système, forger des organisations réellement anticapitalistes et construire les plans d’une autre société dont le développement économique soit soumis à la libération de la première source d’énergie : la coopération des hommes.

Luc Fiorenzo

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