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L’illusion de la « bonne » loi
A propos du Front National et du mot d’ordre de son interdiction, s’est ouvert dans le journal un débat beaucoup plus large sur la loi et le rapport à entretenir à son égard. Nous publions ci-dessous un commentaire que nous avons reçu, accompagné d’une réponse que nous espérons stimulante et éclairante pour tous ! Débat entamé il y a déjà quelques mois, mais qui prend un autre sens avec le retour des réformistes au gouvernement...
Il n’y a chez nous ni hypocrisie, ni bien sûr refus de participer à ce combat démocratique, mais l’expression précise des mots d’ordre autour desquels mobiliser est de grande importance. Citons d’abord notre lecteur.
« En ce qui concerne le problème concret du FN et de son interdiction, on entend beaucoup de bavardages ultra-gauche (encore) conduisant tout droit (encore) au refus de toute lutte politique antifasciste concrète en général et contre le FN en particulier. Il est d’abord assez hypocrite de parler « d’interdiction légale » ( ?) du FN, puis de mettre le contradicteur potentiel dans sa poche en utilisant des formules redoutables : « Comment exiger de la loi l’interdiction du FN, alors que pour l’essentiel elle en défend les mêmes idées ? ». Bien, et alors ? Comment le mouvement ouvrier a-t-il bien pu arracher le suffrage universel (légal !), le droit (légal !) de syndicalisation, les 40 heures (légales !), le droit (légal !) de grève et autres broutilles légales à une bourgeoisie au pouvoir qui a inscrit au fer rouge le « laisser faire, laisser passer » du capitalisme libéral dans sa première constitution (Lois Le Chapelier et D’Allarde de 1791) ? Et comment exiger aujourd’hui la régularisation immédiate de tous les sans-papiers (légale !), l’abrogation (légale !) des lois Pasqua et Joxe-Marchand, l’égalité des droits et la libre circulation des travailleurs (légales !), le droit de vote (très légalement démocratique !) pour tous les immigrés etc. d’un pouvoir politique et judiciaire qui a concocté lui-même ces mesures xénophobes et s’arc-boute à son pouvoir réactionnaire ? »
Bonnes et mauvaises lois
Il faudrait rajouter parmi autres « broutilles » le droit (légal !) à l’avortement et à la contraception., comme l’a relevé dans le même sens une autre lectrice. Il ne s’agit plus là du problème du Front National, mais de la conception politique générale que l’on doit avoir aujourd’hui du rapport à la loi, et plus généralement à l’Etat.
Politique, cela veut dire que nous tenons compte du contexte général et de la manière dont les différentes forces se déterminent, indépendamment de nous. Et c’est là que ce rapport à la loi et à l’Etat est critique. Aujourd’hui, cela veut dire dans l’état actuel des débats et de la confusion régnant parmi les militants autour des objectifs à se fixer et des alliés à se trouver.
Car il existe parmi les travailleurs une grande illusion sur l’Etat, supposé garant de l’intérêt général, lui-même formalisé dans un cortège de lois. Alors, bien sûr il y a les « mauvaises » lois (qu’il faut changer) et les « bonnes » lois que l’on peut défendre, au fil de l’alternance politique et de l’histoire de cet Etat. Il y a les projets de loi, qu’il faut combattre, et des propositions de lois qu’il faut avancer pour défendre les travailleurs (chacun trouvera aisément les exemples à choisir dans chaque cas).
Cette illusion est entretenue et développée par tous les partis réformistes, PS et PC en tête, qui font de la « bonne » loi le c ?ur de la transformation qu’ils proposent. Nous ne reviendrons pas ici sur leur passage passé au gouvernement... gageons que leur retour nous donnera l’occasion d’y revenir à de multiples reprises. C’est d’ailleurs pour cela qu’une partie d’entre eux défend la « bonne » loi de l’interdiction du FN, comme marque de leur antifascisme ! !
L’Etat des travailleurs
Notre conception de l’Etat est totalement différente et elle suppose au préalable un pouvoir des travailleurs centralisé et fort. Nous n’avons pas la conception parlementaire des lois votées en dehors de la volonté populaire, et au contraire organisées pour les asservir. Notre conception de l’Etat est celle du pouvoir direct, où les assemblés populaires sont à la fois législatives et exécutives (c’est à dire qu’elles décident des règles et les mettent elles-mêmes en application) sous contrôle permanent de tous.
C’est à dire un système de pouvoir centralisé où à chaque échelon de la vie sociale, les décisions sont prises et appliquées sous contrôle des masses et de leurs représentants, eux-mêmes contrôlés en permanence par leurs mandants.
Pour instaurer notre pouvoir, il ne s’agit donc pas du tout de « changer la loi » en premier lieu, mais de prendre nous-mêmes nos affaires en mains, en permanence, en refusant la délégation de pouvoir.
Bien sûr, il y aura des lois centrales, des règles sociales générales à respecter, des contraintes parfois fortes. Seuls les anarchistes peuvent rêver à l’utopie de la démocratie pure et universelle.
Une contradiction « philosophique »
On le voit, il y a là deux « philosophies », deux conceptions générales de l’Etat, de la loi et des transformations sociales. Ces deux « philosophies » ne sont pas renvoyées à demain, mais ont chacune des conséquences différentes dans l’activité et la lutte revendicative.
D’un côté, on l’a vu, les réformistes, les champions de la « bonne » loi.
De l’autre, les révolutionnaires qui veulent construire leur avenir par eux-mêmes, et qui doivent, dans les circonstances présentes, être particulièrement attentifs à éviter toute confusion. Ils mettent alors en avant non le projet de loi, mais la revendication elle-même ; non le rapport à l’Etat mais l’indépendance du camp des travailleurs ; non un rapport de force sur le terrain du droit bourgeois mais la volonté affirmée de la classe.
Quand nous disons « Faire taire le FN ! », et pas « Interdiction du FN ! », c’est cela que nous mettons en avant, justement pour nous démarquer de tous les courants illusionnés par la force de la loi « en général », consciemment ou pas.
A l’intérieur de AC !, pour les mêmes raisons, nous nous sommes opposés à la « loi cadre » proposée par les courants réformistes (et reprise aujourd’hui par le PS !), pour affirmer notre plateforme sur « Zéro licenciement ! » (et pas Interdiction des licenciements, comme le proposent les trotskistes), ou « les 32 heures sans perte de salaire, sans flexibilité et sans précarité ».
« Comment exiger de la loi l’interdiction du FN, alors que pour l’essentiel elle en défend les mêmes idées ? » disions-nous dans un précédent article, c’est peut-être un peu court et simpliste, mais cela a la prétention (très modeste), de dévoiler la nature des lois, et la contradiction des intérêts des travailleurs d’avec l’appareil d’Etat.
La lutte et la loi
Revenons maintenant à l’histoire : le droit de grève et d’organisation, le droit à l’avortement et autres ont été d’abord des batailles pour le droit des travailleurs ou des femmes, définis par eux-mêmes, selon leur conception du monde et de leurs exigences, sans aucune référence à la loi qui n’est venue qu’entériner une victoire arrachée de vive lutte. D’ailleurs, si on y regarde de plus près, les lois qui entérinent à chaque fois ces victoires tentent de les encadrer et de les limiter : limites au droit de grève dans la Fonction Publique, au droit à l’avortement etc. La dissolution (légale) d’Ordre Nouveau a été arrachée par le combat de rue dans les années 70, avec en contrepartie la dissolution de plusieurs organisations d’extrême-gauche...
Nous ne méprisons nullement ces combats, chacun le sait bien. Ce sur quoi nous voulons insister, c’est sur la manière de les mener et des précautions à prendre pour y participer.
Le combat d’aujourd’hui doit préfigurer notre conception du monde de demain. Voilà pourquoi nous ne voulons pas mettre en avant la loi comme mot d’ordre, même si, bien entendu, le résultat d’un combat partiel peut se traduire par une loi. Voilà pourquoi, dès aujourd’hui, ce que nous voulons c’est affirmer la volonté et la force des travailleurs sur leurs intérêts propres dans tous les combats partiels.
Reste le cas particulier des quelques combats qui se mènent par définition sur le terrain légal : le droit de vote aux immigrés en est l’excellente illustration. Rappelons que l’essentiel pour nous n’est pas le vote (forme bourgeoise pervertie de la démocratie) mais la volonté de supprimer une discrimination et un facteur de division entre travailleurs. En ce sens la revendication du droit de vote pour les immigrés est plus l’illustration du mot d’ordre essentiel « d’Egalité des droits ».
Si une loi venait à interdire le FN à la suite d’une puissante mobilisation et d’affrontements de classe sur tous les terrains, nous ne pourrions que nous en réjouir. Non de la loi, mais du fait qu’elle matérialise que nous aurons réussi à faire taire le FN. Mais aujourd’hui, à l’heure où cette mobilisation est embryonnaire, sur un contenu très réformiste et humaniste (voir la manifestation de Strasbourg), en appeler à la loi est un leurre et sème la confusion... A l’inverse, affirmer qu’il faut « faire taire le FN », au mépris de toutes les règles de la démocratie bourgeoise, et approuver toutes les manifestations qui vont en ce sens, cela provoque les cris effarouchés de tous les démocrates, y compris les réformistes, les plus attachés à l’ordre bourgeois. Ordre qu’ils ne peuvent envisager de modifier que par l’accumulation de « bonnes » lois...
A.D.
Quant à l’efficacité...
Dernier argument des partisans de l’interdiction du FN : son efficacité supposée.
On en revient au processus ayant débouché sur la loi. Ou celle-ci est issue du mouvement populaire, et le combat se poursuivra : l’efficacité n’est alors pas dans la loi, mais dans le rapport de forces. Ou cette loi n’est pas le produit de la lutte des classes, et recouvre dans ce cas une manoeuvre politicienne, similaire d’ailleurs à la propulsion du FN par Mitterrand dans les années 80. L’efficacité (du point de vue des travailleurs bien sûr) n’est nullement prouvée, dans la mesure où les idées, comme les militants de choc du FN s’éparpilleraient et se diffuseraient dans l’ensemble des partis et syndicats officiels sans pour autant pouvoir être ouvertement combattues, d’autant que l’hypothèse est celle de l’absence de mouvement fort ayant conduit à l’interdiction. C’est dire si l’efficacité politique de l’interdiction serait douteuse...
Quant à nous, nous préférons en rester à notre mot d’ordre : « FAIRE TAIRE LE FRONT NATIONAL ! »