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La Turquie après vingt ans d’Erdogan

Partisan Magazine N°21 - Juin 2023

A l’heure où nous mettons sous presse, tout indique que Recep Tayyip Erdogan, déjouant les pronostics qui l’annonçaient battu au premier tour, sera réélu à la tête de la Turquie le 28 mars. L’opposition met en avant le bourrage des urnes, dont nous ne contestons pas la réalité. D’autant que de nombreuses localités ont été rasées par le récent tremblement de terre et que le nombre toujours inconnu des disparu.e.s se prêtait à toutes sortes de tripatouillages électoraux sordides. Une fois de plus, une grande partie de la diaspora turque en Europe, souvent issues de régions rurales pauvres et acquises à l’AKP, aura voté massivement comme le lui enjoignait de le faire la télévision TRT, les imams-fonctionnaires envoyés par la Diyanet (haute autorité religieuse) et les associations culturelles financées par le MIT (services secrets). Il n’empêche : ni les truquages, ni le vote de la diaspora ne suffisent à expliquer un écart de près de cinq points au premier tour entre Erdogan et son adversaire Kemal Kilicdaroglu. On aurait tort de prendre, comme le font souvent les médias bourgeois occidentaux, les électeurs et électrices turques pour des naïfs et des naïves qui se laissent manipuler par la propagande de leur Etat, et qui vivent dans le déni du réel. Leur vote a sa rationalité, comme celui des électeurs et électrices de Trump et de Bolsonaro. En tout cas, en vingt ans de pouvoir, Erdogan aura façonné la culture politique turque comme Trump et Bolsonaro n’ont pas encore pu le faire avec la culture de leurs propres peuples…

Un leader ambigu

Quand l’AKP d’Erdogan arrive au pouvoir en 2002, l’opposition révolutionnaire et le mouvement de libération kurde viennent de vivre vingt années de répression, le coup d’état anticommuniste de 1980 (650 000 arrestations) et la guerre contre insurrectionnelle au Kurdistan (45 000 morts). Sans parler du mouvement de 2001 contre l’aggravation des conditions carcérales qui s’était une fois de plus terminé en massacre, confortant l’idée que la Turquie n’avait jamais rompu avec le fascisme. Depuis 80 ans, les gouvernements civils et militaires qui s’étaient succédé à la tête du pays avaient presque tous été dominés par le CHP (Parti Républicain du Peuple) l’ex parti-unique du dictateur Mustafa Kemal. Le premier gouvernement AKP marque donc une rupture historique, Erdogan se place dans le sillage de son mentor Necmettin Erbakan, éphémère premier ministre islamo-conservateur renversé par l’armée en 1997, et surtout de son modèle, Adnan Menderes qui a dominé la vie politique turque de 1950 à 1960, avant d’être pendu par les militaires. Il a vécu l’effervescence militante des années 70 à Istanbul mais de l’autre côté de la barricade : farouchement anticommuniste, il fréquente alors les groupes de jeunes militant.e.s de l’Islam politique. Après le coup d’état de 1980, les militaires décident de leur laisser le champ libre pour réislamiser la jeunesse, espérant ainsi affaiblir les groupes marxistes. C’est ainsi que le prédicateur Fethullah Gülen peut ouvrir un grand nombre d’écoles, de centres sociaux et d’association caritatives. Gülen se constitue ainsi un puissant réseau d’influence qu’il mettra plus tard au service de son « ami » Erdogan pour l’aider à conquérir la mairie d’Istanbul (1994), puis pour gagner les élections.

Peut-être sous l’influence de Gülen, Erdogan se créé une image de libéral pas seulement en économie, mais aussi sur les problèmes de société. Il se présente bien sûr comme le défenseur des musulman.e.s pratiquant.e.s contre la « laïcité » autoritaire des kémalistes. Mais il fait mine aussi de prendre le parti de toutes celles et tous ceux qui souffrent d’une société corsetée par l’armée : il promet de protéger les LGBT+, de légaliser la langue kurde et de négocier avec la guérilla, il fait quelques pas en direction de la minorité arménienne, il se fait également le champion de l’intégration européenne (on sait que Sarkozy et Merkel lui en bloqueront l’accès en 2007). Sans le soutenir, le mouvement de libération kurde et ce qui reste de la gauche révolutionnaire préfère concentrer leurs coups sur les kémalistes et l’armée.

Le tournant répressif

En 2007-2008, le gouvernement AKP traverse sa première crise politique majeure : il veut autoriser les jeunes femmes voilées à accéder à l’enseignement supérieur, le CHP mène la fronde au parlement et dans la rue, on parle de coup d’Etat militaire, le journaliste arménien de gauche Hrant Dink est assassiné par un jeune nationaliste qui semble avoir agi avec des appuis policiers, Erdogan dénonce un complot mené par le mystérieux réseau « Ergenekon » et lance, avec l’appui de ses alliés gülenistes une première grande purge dans l’appareil d’Etat et l’armée, contre les kemalistes et l’extrême-droite nationaliste.

En 2013, nouvelle crise politique autour de l’affaire du mouvement Occupy Gezi, une ZAD pour défendre un espace vert d’Istanbul contre les promoteurs immobiliers liés à l’AKP qui fait tache d’huile dans tout le pays, avec pour la première fois des éléments du CHP qui convergent dans une lutte avec l’extrême-gauche et les Kurdes. C’est aussi à cette époque qu’Erdogan commence à éliminer les gülenistes, qui ont acquis trop de pouvoir dans son entourage. Au législatives de 2015, le parti HDP (parti démocratique des peuples présenté par l’AKP comme la vitrine légale du PKK mais qui se veut surtout un parti fédéraliste, autogestionnaire, éco-socialiste et pro-féministe) fait 13,12% et se pose en interlocuteur incontournable et en faiseur de roi. Mais Erdogan préfère se rapprocher du MHP de Devlet Bahçeli (Parti d’Action Nationaliste, issu de la milice fasciste des Loups Gris).

Le bizarre coup d’état de juillet 2016 (probablement une tentative de baroud d’honneur d’officiers putschistes qui se savaient isolés et découverts) sert de prétexte à une nouvelle grande purge soi-disant contre les gülenistes, en fait contre toute l’opposition. En 2017, un référendum constitutionnel consacre le pouvoir personnel du Reis (président).

Depuis le milieu des années 2010, le pays traverse une crise économique qu’il essaie de faire oublier par un nationalisme revanchard tourné contre la Grèce, Chypre, l’Arménie (l’armée turque soutient le gouvernement azéri dans son épuration de l’Artsakh) et surtout la Syrie du Nord/Rojava (invasion de Jarabulus et al-Bab en 2017, d’Afrine en 2018, de Serêkaniyê et Girê Spî en 2019).

Un soutien populaire qui reste fort

La base électorale de l’AKP, sa base militante (11 millions de turcs sur 80 militent dans les organisations de masse du parti) c’est d’abord la partie orientale pauvre et rurale du pays La Turquie noire, délaissée, humiliée et méprisée par 80 ans de régime kémaliste et ses immigrants que l’exode rural a chassé vers Istanbul ou vers l’étranger. L’extrême gauche aurait bien voulu y trouver des bases d’appui pour la guérilla comme ça a été le cas dans la région de Dersîm (fief de la minorité religieuse alévie) ou au Kurdistan, mais il se sont toujours heurté au traditionalisme de la population. En 2014, à Soma, une catastrophe tue 301 mineurs. Le patron de la mine est un des financiers de l’AKP. Des militants d’extrême gauche apportent des médicaments et des poches de sang. L’AKP fait courir la rumeur que des communistes sans Dieu viennent voler le sang des mineurs. La population chauffée à blanc poursuit les secouristes et cherche à les lyncher.

Le Parti CHP représentait en priorité les intérêts de la bourgeoisie de la partie européenne du pays (Istanbul et Ankara) liés à l’armée et au secteur d’Etat. L’AKP apparait comme le parti des Tigres d’Anatolie, des entrepreneurs de BTP issus de la Turquie noire, qui ont joué un rôle essentiel dans le boom économique des années 2000, changeant profondément le visage du pays. Ce sont leurs logements sociaux de piètre qualité qui se sont écroulés sur les victimes du séisme de février. Mais même le séisme n’a pas ébranlé la mainmise de l’AKP. Après deux jours de paralysie, les réseaux du parti ont réagi. Ils ont fait main basse sur l’aide internationale et l’ont distribué aux populations loyales, restaurant ainsi le crédit du gouvernement.

Depuis le milieu des années 2010, les entreprises occidentales se sont progressivement détournées de la Turquie, jugée de moins en moins fiable, tandis que l’inflation explosait. Erdogan a toutefois réussi à retourner le problème en dénonçant un « complot des taux d’intérêts » dirigé depuis l’Europe et les USA par des vieux impérialismes jaloux de la puissance émergence de la Turquie. Il a accusé ses opposants de vouloir vendre l’indépendance nationale contre des oignons et des tomates, galvanisant ainsi la fierté de ses propres partisans.

Une opposition de bric et de broc

Si l’AKP est allié du MHP ultranationaliste et de Hüda Par (Parti de la Cause Libre, issu des groupes féodaux et intégristes kurdes qui ont servi de collaborateurs à l’armée turque dans sa guerre contre le PKK), l’opposition est encore plus hétéroclite, rassemblant la « louve solitaire » Meral Aksener (nationaliste d’extrême droite, dissidente du MHP), des anciens collaborateurs de Erdogan qui ont quitté depuis l’AKP (Ali Babacan et Ahmet Davutoglu), le tout sous la direction des kémalistes du CHP, et avec le soutien des éco-socialistes kurdes et pro-kurdes du HDP.

Contrairement à ce qu’on peut entendre parfois, le CHP n’a rien d’un parti social-démocrate, il n’a pas de lien, même de trahison, avec le mouvement ouvrier, il a été créé pour être un outil d’encadrement des masses au service d’une dictature militaire qui a laissé des souvenirs douloureux. On a insisté sur le fait que Kemal Kiliçdaroglu, le candidat CHP avait révélé son appartenance à la minorité alévie du Dersîm, une région qui a subi une répression particulièrement atroce des autorités kémalistes en 1938. Kiliçdaroglu né en 1948 aurait pu devenir révolutionnaire comme beaucoup de jeunes alévi.e.s de sa génération, d’Ibrahim Kaypakkaya à Sakine Censiz, mais il a préféré adhérer au parti fondé par le bourreau de son peuple, pour y faire carrière. Il n’a cessé de faire des appels du pied aux ultranationalistes, allant jusqu’à faire le signe des loups gris devant la presse lors de sa marche de 2017 contre le pouvoir personnel. Pourtant les loups gris ont tué entre 500 et 1000 alévis lors du pogrom de Maras (1978).

En faisant campagne pour Kiliçdaroglu, le HDP espérait qu’une alternance desserrerait l’étau de la répression contre les progressistes et les Kurdes. Il s’agissait « non pas d’ouvrir les portes du paradis, mais de fermer les portes de l’enfer ». Pourtant, le CHP a pris très peu d’engagements envers les Kurdes, préférant ménager ses alliés d’extrême-droite et faire de la surenchère raciste contre les réfugiés syriens. Des groupes révolutionnaire alliés au kurdes, comme les maoïstes du TKP(ml) ont regretté cette alliance qui semait des illusions et désarmait les masses. D’autant que l’expérience des années 80 et 90 montre qu’un gouvernement CHP, allié à l’occident et réconcilié avec Bachar el-Assad jouirait du silence complice des puissances impérialistes et de leurs médias pour reprendre la guerre contre les kurdes et liquider le Rojava.

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