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Livre : "Contestation sociale à bas bruit en Russie" de Karine Clément

Partisan Magazine N°21 - Juin 2023

Editions du Croquant, 2021 - 148 pages 15€

Le livre a été imprimé en novembre 2021, quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Il est le fruit d’un long travail d’enquête sociologique, la réalisation de 237 entretiens d’une moyenne d’une heure chacun, dans six régions ou villes russes différentes, auprès de « gens ordinaires », principalement de milieu populaire mais pas uniquement. « L’enquête avait été pensée pour étudier le nationalisme ordinaire » (p. 137), mais le nationalisme s’étant révélé tellement multiforme, voire clairement contestataire, que la cible a été revue. Le contenu social et oppositionnel a pris le dessus comme thème principal. Trois types de critiques sociales et de nationalismes sont distingués : le sens commun, l’élitisme, et le bon sens.

L’élitisme est surtout le fait des intellectuels. Ceux-ci critiquent l’absence d’intelligence et de sens moral aussi bien au sommet de la société que dans le bas peuple. La distinction entre sens commun et bon sens est moins évidente. Le premier exprime une vision unitaire de la société, même s’il sait en partie être critique de ceux qui au sommet n’ont, en paroles, que le mot unité, et dans les faits entretiennent la division. Le bon sens populaire, lui, se situe d’emblée dans le clivage entre « eux » et « nous ». Eux, les dirigeants de l’Etat et de l’économie, et nous, les travailleurs, en particulier les travailleurs manuels.

Ce qui est notable chez Karine Clément, c’est le constat d’un nationalisme positif, y compris dans le sens commun, « tel qu’il s’exprime d’en bas », par une aspiration à appartenir à un grand collectif, à se fondre dans une communauté, et à éprouver une solidarité (p. 68). Comme un premier cadre élargi, un premier socle politique. Il faut prendre en considération les « deux faces de Janus » du nationalisme, dit-elle. L’une est conservatrice et réactionnaire (p. 98), l’autre « potentiellement émancipatrice » (p. 26).

L’intérêt est aussi directement politique. C’est l’évocation de l’histoire propre des travailleurs de Russie, des années 1990 catastrophiques, où régnaient la débrouille et le chacun pour soi, jusqu’à aujourd’hui avec la montée des contestations, les manifestations contre la corruption organisées par Alexeï Novalny en 2017, la réforme des retraites de 2018. Les limites politiques de l’autrice, mais elle est loin d’être la seule, apparaissent lorsqu’elle se hasarde à affirmer (p. 48) que l’annexion de la Crimée en 2014 ne relevait pas d’une politique expansionniste et impérialiste, et que « la Russie n’a pas cherché à s’approprier d’autres territoires en Ukraine ».
Il reste que son apport principal est politiquement précieux. Il démontre la présence massive de ce qu’on pourrait appeler la conscience de classe spontanée. Voici la dernière phrase du livre (p. 135) : « Cette critique de bon sens constitue en effet un mode critique qui semble être propre aux classes populaires et pourrait inspirer la pensée sociale et politique afin de permettre des avancées dans les réflexions portant sur le projet émancipateur dont nos sociétés ont plus que jamais besoin, bien au-delà de la Russie ».

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