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Marx, Bakounine et la grève des ovalistes

Lyon, juin-juillet 1869

Cette grève des ovalistes, réputée première grande grève de femmes en France, est exemplaire des enjeux qui traversent l’histoire des femmes et l’histoire de la classe ouvrière, deux histoires rarement menées sur la même ligne de front, et dont la confiscation de la parole des femmes est le symbole... [1]

Qui sont les ovalistes ? Ce sont les ouvrières de Lyon et sa région qui étaient chargées du dévidage des cocons de vers à soie. Elles garnissaient et dégarnissaient les bobines, nouaient et dénouaient les fils cassés, elles étaient si peu payées que l’expression « soupe d’ovaliste » signifiait une soupe avec beaucoup d’eau. Elles sont payées moitié moins que les hommes.

La grève

En 1869, ces ouvrières ovalistes demandaient une heure de travail de moins par jour, et 2 francs par jour. Leur lutte faisait suite à d’autres luttes ou¬vrières dont celle des canuts [2]. « La révolte des canuts, en novembre 1831, avait retenti en Europe comme le signal de temps nouveaux ; la deuxième insurrection d’avril 1834, républicaine celle-là, avait affirmé les liens entre les luttes sociales et la lutte politique ; les combats acharnés de 15 juin 1849 enfin flamboyèrent comme un « éclair de chaleur » » dans la seule ville où, à cette occasion, comme l’écrit Karl Marx : « La bourgeoisie et le prolétariat industriel se trouvent directement face à face ». (K. Marx, Les luttes de classes en France). Des organisations professionnelles apparaissaient dans les années 1830 surtout chez les canuts, dont « une organisation de propagande communiste, spécifiquement ouvrière, la Société des fleurs [3].

Pour la bourgeoisie il fallait en finir avec les émeutes ouvrières, et le coup d’État de Napoléon III était pour eux une divine surprise.

« Les transformations de Lyon sont de même nature que celles de Paris... il s’agit de jeter les bases d’un urbanisme nouveau, en tenant compte d’une double nécessité : servir les intérêts du capitalisme en expansion et se prémunir contre les risques de la guerre sociale... » [4]. Au centre-ville les loyers renchérissent, les prolétaires sont rejetés vers les quartiers périphériques.

Les conditions misérables de ces travailleuses étaient parfaitement connue des autorités. Par exemple, le 29 juin 1869, le commissaire spécial écrivait froidement à leur propos : « La plupart de ces filles ou de ces femmes sont obligées d’exploiter la prostitution pour arriver à se procurer le nécessaire. Il en sera d’ailleurs de celles-là comme des autres tant qu’on n’améliorera pas leur position. Tout le monde sait que le travail des femmes est trop peu rétribué. Aussi, cette prostitution en entretient un grand nombre qui exploitent ce vice avec dégoût » [5].

Elles travaillent de cinq heures du matin à sept heures du soir, sont souvent malades. La corporation compte près de 8000 ouvrières. Elles demandent une légère augmentation de salaire, et une heure de travail de moins par jour. Mais devant la « concurrence italienne » et des départements ruraux voisins, les patrons refusent. Et disent aux femmes : « Reprenez le travail ou vous serez expulsées », car beaucoup d’ouvrières qui étaient logées par leurs patrons, venaient de la campagne, ou d’Italie. Dès le départ de la grève elles sont accusées d’entrave à la liberté du travail. Elles circulent d’atelier en atelier, mettent les filles d’autres ateliers en grève.

Elles sont souvent logées en dortoir. Mises à la porte quand elles sont en grève, elles n’ont plus de toit. « Reprendre le travail, c’est coucher à l’atelier ». Nous sommes dans le schéma ouvrier de la « bonne grève virile ». Les ouvriers hommes reprennent rapidement la direction de la grève. Les problèmes quotidiens des femmes, en particulier le logement, « symbole de leur oppression, est occulté, dénié, non formulé, non reconnu comme noble revendication. Mot d’ordre difficile à poser en termes classiquement économiques, politiques, il est du domaine privé, du refoulé et, comme tel, reste au rang de la petite histoire » [6]. C’est un moyen de pression immédiat pour les patrons, mais l’entraide permet aux ovalistes de tenir. Au scandale de la bourgeoisie, elles vont dans les rues, participent aux réunions dans les cafés, avec les corporations ouvrières qui viennent les soutenir, « boulangers, plâtriers, fabricantes de pâtes alimentaires... ».

Si la mixité est un facteur mobilisateur et explosif dans les grèves, c’est parce qu’elle donne au mouvement son assise sociale en l’enracinant dans la population ouvrière. Et, bien que dépossédées lentement de leur lutte de femmes, les ovalistes gagnent la partie sur le terrain ouvrier. A ce titre, elles sont soutenues (Michelle Perrot - Les ouvriers en grève, France 1871 -1890) [7].

Si leur parole est si facilement confisquée, c’est aussi qu’elles sont illettrées : Philomène Rosalie Rozen, la plus active, présidente du comité de grève, aurait pu être leur déléguée, mais elle signe d’une croix toutes les pétitions, documents etc. [8].

Le 29 juillet, après un mois de lutte, le groupe internationaliste des ovalistes annonçait que la grève était terminée. « Certains patrons concèdent une réduction du temps de travail sans augmentation de salaires, d’autres donnant plus largement satisfaction aux revendications des ouvrières ».

L’Association Internationale des Travailleurs

Comme cette victoire avait été favorisée par le soutien et les collectes de l’AIT, en août 1869 la corporation adhère à l’AIT [9].

L’AIT a une section à Lyon. Celle-ci suit en grande partie la politique de Proudhon(note : Membre du courant des socialistes utopiques qui rêvent de communautés collectivistes idéales bâties par des groupes de volontaires en marge de la société capitaliste. Ces socialistes utopiques repoussent l’idée d’une organisation ouvrière pour affronter la bourgeoisie, même simplement syndicale, et refusent à plus forte raison de viser la prise du pouvoir par le prolétariat et d’abattre la bourgeoisie) faite de « modération, d’hostilité à l’engagement politique », avec des notions de « crédits gratuits, d’échange des produits à leur véritable valeur, le fédéralisme et l’anarchie », les grèves étaient condamnées sans appel : « Quant aux grèves générales, elles sont, de l’avis de tous les hommes intelligents, tout à fait désastreuses... L’on comprendra bientôt qu’une cessation volontaire plonge non seulement les travailleurs dans la profonde misère, mais les prive des seuls moyens avec lesquelles ils pourraient s’en affranchir » (Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, Fonds Jung 54, Rapport de la délégation lyonnaise au congrès de Genève, 34 pages) [10].

De même, Proudhon est reconnu dans le monde socialiste comme le maître à penser de l’antiféminisme depuis 1848 ; ses écrits et ses polémiques ne laissent aucun doute là-dessus ! [11].

Après 12 jours de grève, la Commission de grève, par la bouche de Testut, explique qu’elle ne soutient plus la revendication de 2 francs par jour (pour les femmes) jugé trop élevé, alors que pour les hommes la revendication est maintenue ! Le salaire des femmes n’est reconnu que comme un salaire d’appoint : « Le paiement serait proportionné à leur mérite ». Dans la réunion seule une femme conteste, mais sa contestation a peu d’échos. Si l’assemblée vote l’adhésion à l’AIT, on entend prononcer la phrase : « Il faut savoir terminer une grève ».

Pour le 4ème congrès de l’AIT à Bâle, Benoit Malon demande au représentant de l’AIT de Lyon (Albert Richard, partisan de Bakounine), qu’il y ait une délégation d’ovalistes : « Ce serait l’occasion d’un débat solennel sur l’égalité de la femme, vu que les proudhoniens ne manqueraient pas de déclarer qu’ils refusent de prendre part aux délibérations si des femmes sont admises et que, certainement, ils seront battus ». La confiscation de la parole des femmes ouvrières est aussi politique, dans l’AIT se menait une lutte de ligne à ce sujet.

Bakounine, qui s’était fixé en Suisse depuis 1867, avait fondé l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, branche de l’AIT dont elle déclarait accepter les statuts. Mais comme l’avait écrit Marx à Bolte en 1871, cette organisation, avec son propre programme et ses réunions parallèles à celles de l’AIT, fut « une deuxième Internationale à l’intérieur de l’Internationale ». Cette association était marquée par le sceau du secret, le complot, l’action de minorités agissantes clandestines dans l’AIT.

« Pour s’assurer la majorité au Congrès de Bale, écrit Marx au sujet de Bakounine, lui-même alla mendier les mandats de Naples et de Lyon » (Marx, Lettre à Kugelmann). A la surprise générale, Bakounine fut en effet - grâce à un tour de passe-passe d’Albert Richard - chargé de représenter... les ovalistes de Lyon ! Bien sûr, plus tard, le secrétaire de la section lyonnaise expliquera les raisons d’une décision qui privait la délégation lyonnaise d’une présence féminine pourtant fort souhaitable ». Car comme l’expliquait A Richard : « Bakounine qui n’avait pas de milieu ouvrier à lui, n’ayant pas d’action à Genève où il habitait, et dont les sociétés ouvrières n’acceptaient pas les idées, était délégué de Lyon... » [12].

Bakounine se disait ennemi de tout « système autoritaire », ses partisans affirmaient leur confiance « dans les instincts des masses populaires ». Pas autoritaires, mais magouilleurs [13]. Les ouvrières ovalistes seront éjectées sans consultation alors que Marx demandait leur présence. Quant à l’instinct des masses populaires, il était basé sur le virilisme de l’époque, sûrement pas à contre-courant des idées dominantes. Les partisans de Bakounine ne combattaient visiblement pas les idées sexistes, ils s’en servaient pour diviser. Il faudra attendre la fin du siècle pour que la revendication « à travail égal, salaire égal ! » commence à se faire entendre.

Et cela se fera entendre par la formation de dirigeantes révolutionnaires, à l’instar de Nadia Kroupskaïa et Clara Zetkin, qui se lieront aux masses des femmes ouvrières et paysannes de Russie pourr faire avancer la cause des femmes toute entière... [14]

[1« La grève des ovalistes, Lyon, juin-juillet 1869 » Claire Auzias et Annick Houel – Atelier de création libertaire

[2Voir notre article « Quand les canuts prirent le pouvoir »

[3La première internationale et la Commune à Lyon, Maurice Moissonnier - Editions Sociales

[4La première internationale et la Commune à Lyon, Maurice Moissonnier - Editions Sociales

[5La première internationale et la Commune à Lyon, Maurice Moissonnier - Editions Sociales

[6« La grève des ovalistes, Lyon, juin-juillet 1869 » Claire Auzias et Annick Houel – Atelier de création libertaire

[7« La grève des ovalistes, Lyon, juin-juillet 1869 » Claire Auzias et Annick Houel – Atelier de création libertaire

[8« La grève des ovalistes, Lyon, juin-juillet 1869 » Claire Auzias et Annick Houel – Atelier de création libertaire

[9L’Association Internationale des travailleurs (AIT), ou Première internationale, a été fondée 5 ans auparavant, en 1864 à Londres, par les socialistes de tous les pays

[10La première internationale et la Commune à Lyon, Maurice Moissonnier - Editions Sociales

[11Polémique entre les féministes de 1848 et Proudhon, in Jean Rabaut, Histoire des féministes français, p24-28

[12La première internationale et la Commune à Lyon, Maurice Moissonnier - Editions Sociales

[13« Le courant anarchiste et libertaire refuse le principe même de dirigeants, considérés par définition comme des bureaucrates. Un tel refus aboutit en réalité à l’existence de dirigeants de fait, non élus, dont le contrôle est bien plus difficile » (Plate-forme de VP cahier 4, page 14)

[14Voir l’article « Les femmes dans la révolution bolchevique » paru dans Partisan Magazine N°8

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