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Turbulences sur la zone monétaire du Franc CFA

Partisan Magazine N°12 - Novembre 2018

L’article qui suit est composé des extraits principaux, le tiers environ, d’un dossier complet que vous trouverez sur notre site : http://ocml-vp.org/article2289.html.

Depuis un certain temps, dans la presse et dans les cercles économiques spécialisés ou universitaires, il y a beaucoup de tapage autour du franc CFA. D’un côté, des rumeurs ne cessent d’enfler autour de son éventuelle dévaluation. D’un autre, une agitation mobilisant plus les médias que des franges de la population s’est développée. Cette agitation a eu comme point d’orgue la scène où le militant séparatiste, suprémaciste noir et antisémite Kémi Séba a brûlé un billet de 5000 FCFA le 19 août 2017 à Dakar. Il s’en est suivi une plainte de l’institution monétaire pilotant cette monnaie et l’expulsion de Kémi Séba par le gouvernement sénégalais vers la France après sa relaxe par le tribunal. (...)

QUELS PROFITS TIRE L’IMPÉRIALISME FRANÇAIS DE LA ZONE FRANC

C’est un paradoxe que le Franc supprimé depuis l’introduction de l’euro en France dans le pays d’origine continue à avoir cours dans 14 pays africains et aux Comores [1]. C’est un autre paradoxe que les billets du Franc CFA soient toujours imprimés en France. Un autre non moindre paradoxe est que les banques centrales africaines (BCEAO et BEAC) soient indépendantes des Etats africains membres, mais dépendantes du ministère français des finances par le biais du Trésor français. En outre, le sigle « CFA » du Franc en Afrique reste le même que durant la période coloniale où elle signifiait « Communauté Français d’Afrique » alors qu’il signifie maintenant « Communauté Financière Africaine » en Afrique de l’Ouest et « Coopération Financière en Afrique Centrale » pour l’Afrique Centrale.

Tous ces paradoxes montrent indéniablement que la zone Franc est une survivance de la période coloniale. Divers courant politiques dénonçant la zone Franc comme une servitude monétaire se focalisent uniquement sur ces paradoxes sans aller jusqu’aux contradictions de classe internes et aux conséquences qu’il faudrait en tirer pour éviter que le mouvement anti-Franc CFA en soit récupéré par la petite-bourgeoisie ou la bourgeoisie nationale. On reviendra sur cela au niveau de la conclusion. Mais les intérêts de l’impérialisme dans la zone Franc vont au-delà de ces symboles ou de ces signes. Ils peuvent se décliner ainsi :

• Le principal intérêt est l’existence d’une zone sûre et stable pour les investissements des entreprises françaises et le développement de leur influence. Plusieurs secteurs vitaux de l’économie restent toujours contrôlés par des transnationales françaises malgré l’arrivée des nouveaux concurrents sur la scène tels que la Chine, l’Inde, la Corée, le Brésil etc. Le groupe Bolloré contrôle plusieurs ports dans ces zones. Au Sénégal, les transnationales françaises détiennent le secteur de l’eau par Suez et Veolia, le téléphone par Orange. EDF est le partenaire principal de la société nationale de l’électricité.
• L’Etat français dispose non seulement des devises du compte d’opérations de la zone Franc au niveau du Trésor français sur lequel les Etats africains doivent déposer obligatoirement 50% de leurs devises, mais aussi pour lui l’importation de produits africains membres ne nécessite pas de devises et consiste en un simple jeu d’écriture.

En contrepartie de ces avantages, l’Etat français garantit en principe la convertibilité illimitée du Franc CFA en d’autres devises dont l’Euro en premier. Pour utiliser une métaphore, l’Etat français joue le rôle d’une compagnie d’assurance qui devrait dédommager les entités assurées en cas de sinistre, c’est-à-dire quand le niveau du compte d’opérations descend au-dessous d’un « seuil minimal » ou est déficitaire. C’est là où apparait un autre paradoxe. L’Etat français fait non seulement tout pour empêcher la survenue de ce sinistre avec une politique de crédit restrictive du crédit défavorable à l’investissement productif comme nous le verrons par la suite, mais il refuse de régler le sinistre après avoir perçu la prime de l’assuré-e. Autrement dit, dès que le niveau du solde du compte d’opérations n’est plus « satisfaisant », l’Etat français, au lieu de continuer à assurer « son rôle d’assurance ou de solidarité », impose en fait des sanctions aux Etats africains membres. Ces sanctions peuvent aller de mesures d’austérité jusqu’à une dévaluation en passant par un ajustement structurel ou leur combinaison comme nous allons le voir avec la crise actuelle dans une partie ou la totalité de la zone Franc. ( )

QUELLE ALTERNATIVE À LA ZONE FRANC ?

Différents types de réforme, de non-alternative ou d’alternative sont proposés à la place du Franc CFA par les courants luttant pour sa réforme ou s’y opposant.

Commençons par les partisans de la réforme qui voudraient garder la zone Franc CFA en la réaménageant de l’intérieur par la limitation de la liberté de circulation des capitaux et par l’octroi de crédit à des taux d’intérêt plus bas, loin des taux d’intérêt à 2 chiffres en vigueur. Ces revendications sont celles de la bourgeoisie nationale qui se sent étouffée dans son développement par l’absence de crédits ou l’octroi de crédits à taux usuriers par les banques dont plusieurs sont des filiales des grands établissements bancaires français : la Société Générale, le Crédit Lyonnais, BNP-Paribas etc. Ce sont les aspirations d’une bourgeoisie qui voudrait une plus grande place au soleil pour exploiter « son propre » peuple. Cette démarche fait fi de l’analyse de classe en semant l’illusion que les bourgeoisies compradores sont capables d’opérer des refontes de la structure productive de ces pays, c’est-à-dire sont capables de scier les branches sur lesquelles elles sont assises. Elles vivent d’une situation de rente comme auxiliaires de l’impérialisme et n’ont aucune ambition et/ou moyen d’un développement capitaliste national. La préoccupation des masses paysannes ou ouvrières n’est pas le Franc CFA, mais la lutte contre les licenciements, les expropriations de terres et de terrain, l’accès à l’éducation, à la santé, au logement etc. Ce n’est pas étonnant que les couches petites-bourgeoises révoltées constituent le gros des troupes dans la vague anti-Franc CFA.

Quant à la non-alternative, elle est proposée en fait par le courant « Grande Gueule » dont l’écho médiatique est inversement proportionnel à l’épaisseur du contenu en termes d’alternative. Il s’agit bien entendu de la mouvance identitaire dite panafricaniste autour de Kémi Séba qui a dû répondre d’abord par un silence bruyant, ensuite par une dérobade à la question de ce qu’il faudrait faire après une éventuelle suppression de la zone Franc en Afrique. C’est un courant identitaire qui fétichise la monnaie en croyant ou en faisant semblant de croire qu’il suffit de décréter la fin du Franc CFA pour la résolution de tous les problèmes socio-économiques endurés par les peuples africains.

Défendre la sortie de la zone Franc en restant dans le cadre politico-économique de chaque pays, c’est faire preuve de cécité sur la réalité des pays qui ont une monnaie nationale propre. Pour plusieurs d’entre eux, leurs monnaies sont des monnaies de singe valant à peine le papier avec lequel elle est imprimée, pour ne citer que le Naïra du Nigéria avec ses cours chaotiques, le Franc du Congo-Démocratique qui est de facto dans une zone Dollar. Le Franc CFA sert de valeur-refuge pour différents pays limitrophes de la zone Franc comme la Gambie avec sa monnaie « Dalasi », la Guinée-Conakry avec le Franc Guinéen. Et la palme revient au Zimbabwe dont la monnaie s’est tellement dépréciée que des billets de billions c’est-à-dire de milliards de milliards de Dollars Zimbabwéens ont été fabriqués, battant ainsi le record de l’autre pays de l’hyperinflation : le Venezuela.

Quant à la mouvance autour de Kémi Séba, leur panafricanisme n’est qu’une couverture pour cacher leur opportunisme et leurs accointances avec des régimes alliés de l’Occident. Comme Kémi Séba peut- il se proclamer panafricaniste en ayant été un pion du gouvernement d’Abdoulaye Wade au Sénégal [2] ? N’est-ce pas l’ex-président d’Abdoulaye Wade qui a été dépêché durant l’invasion de la Libye par les impérialistes occidentaux dans un avion pour légitimer les nouvelles autorités qu’ils voulaient propulser à la tête du pays après le renversement du régime de Kadhafi ? N’est-ce pas le régime de Kadhafi qui, après avoir initié et financé la refonte de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en Union Africaine (avec Commission, Parlement panafricain et Conseil de paix et de sécurité), avait le projet de financer une Banque Centrale Africaine, un Fonds Monétaire Africain et une monnaie commune africaine ? C’est pour cela et le non-respect des contrats signés avec l’Etat français qui auraient motivé le renversement de ce régime [3]. Tout cela mérite d’être souligné pour mettre en lumière les contradictions entre les impérialistes occidentaux et les ambitions hégémoniques régionales du régime nullement bienfaiteur avec le voile du panafricanisme pour cacher les vraies arrière-pensées de tous ces projets.

Des économistes comme Makhtar Diouf ont déjà préconisé le maintien des Unions Monétaires régionales et la rupture avec le Franc français en s’appuyant sur le fait que si « la compensation du déficit du Sénégal est fait par l’excédent de la Côte-d’Ivoire, il n’y a pas de raison qu’elle se fasse en France ». L’économiste Kako Nubukpo abonde dans le même sens en étendant l’horizon de cette union à toute l’Afrique de l’Ouest francophone, anglophone et lusophone dans le cadre de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) [4]. Sa proposition consiste en une monnaie commune indexée sur un panier de monnaies constitué :
• Du Dollar car il reste la principale monnaie de réserve et d’échange ;
• Du Yuan à cause de la poussée fulgurante de la Chine ;
• De l’Euro à cause de l’Union Européenne comme première puissance commerciale dans le monde ;
• De la Livre Sterling car elle représente la majeure partie des réserves de devises au Nigéria, premier Produit Intérieur Brut du continent (PIB).

La même critique d’absolutisation de la monnaie déjà formulée contre la non-alternative de la mouvance identitaire peut l’être contre cette alternative décrite avec le langage savant des experts dans le domaine. Se focaliser uniquement sur la monnaie, c’est oublier que sa force provient d’une totalité qui a des composantes politique, économique, militaire etc. C’est ne pas comprendre pourquoi le Dollar reste toujours la principale monnaie de réserve face à l’Euro, malgré souvent les meilleurs indicateurs de performance de l’Euro par rapport au Dollar ; la raison est politique dans la mesure où derrière le Dollar il y a un seul pouvoir politique (malgré les péripéties des alternances politiques) au lieu de 28 divisions de l’Union Européenne qui s’affrontent sur chaque sujet important. Il en est de même de la force du Dollar par rapport au Yuan chinois, la cause est militaire : l’US Navy mouille tous les océans par ses bases ou ses porte-avions tandis que l’US Air Force dispose d’une force de projection pour atteindre sur tous les points du globe en un temps record. Enfin le gigantisme du Nigéria avec toutes les tragédies pour les populations est la preuve que cette solution d’union régionale dans le même cadre politique en bénéficiera qu’à une minorité d’exploiteurs nationaux ou compradores.

En réalité, le problème de la zone Franc est au fond un problème politique comme l’a souligné Charles Tsimi [5]. C’est un aspect intégrant le processus révolutionnaire en Afrique, car une transformation révolutionnaire dans le cadre d’un pays est incapable de le résoudre pour les raisons que sont l’étroitesse des marchés nationaux, les richesses nationales insuffisamment diversifiées, la petitesse géographique des pays. Ces raisons sont importantes car même dans le cadre d’une victoire d’une révolution dans un pays, la loi de la valeur jouera pour longtemps et l’intervention impérialiste, le blocus, l’embargo, le boycott peuvent facilement étouffer une révolution dans les cadres que représentent actuellement les Etats africains. L’alternative à la zone Franc est une révolution politique au moins régionale, sinon continentale. Mais se posera sa formulation concrète au niveau d’un programme pouvant mener à sa réalisation.

Mademba

[1La principauté de Monaco, où le Franc français avait cours utilise l’Euro de même que les micro-Etats comme le Vatican, Andorre etc.

[5https://blogs.mediapart.fr/charles-tsimi/blog/061017/la-question-du-franc-cfa-sortir-par-la-grande-porte Par contre dans cet article, il y a une certaine complaisance ou une sous-estimation envers la bourgeoisie nationale en ce sens que l’impasse est faite sur les contradictions de classe internes et que le capitalisme ou l’impérialisme sont analysés comme quelque chose d’extérieur.

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