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Les multinationales de l’eau

Partisan N°246 - Avril 2011

Bien qu’au niveau mondial, plus de 90% des ressources en eau potable soient gérées par des entreprises publiques, quelques multinationales ont pu s’accaparer cette richesse de la nature et bâtir des empires colossaux. La gestion de l’eau est une vraie leçon de capitalisme moderne : fusion monopoles/Etat ; achat du silence des élus, syndicats et partis ; gestion des profits pour le train de vie des dirigeants et des actionnaires, pas pour les salariés et même l’investissement ; tonte financière des usagers ; expansion mondiale de ces pratiques, facilitée par la Banque Mondiale. Avec des échecs retentissants (Argentine, Bolivie, Etats-Unis) et la concurrence d’autres groupes européens, la tendance est non pas au repli, mais à l’expansion et au lissage des pratiques. Mais il ne faudrait pas succomber au chant de leurs sirènes (droit à l’eau, développement durable et autres protections de l’environnement…)

Reprenons quelques points :

- L’eau pourrie par l’argent
Carignon et Noir, maires RPR de Grenoble et Lyon, sont tombés sous le coup de scandales de financements dissimulés des compagnies des eaux.
Mais ce ne sont que des gouttes dans un océan de corruptions encore cachées, qui ont touché aussi bien le PS et le PCF que la droite officielle (comme Gilbert Méry l’a révélé pour Paris, ayant géré les 10 milliards de francs de la Lyonnaise répartis entre RPR, PS et PCF). Un exemple de système : en échange de la gestion de l’eau (et/ou des déchets, ça marche pareil avec les mêmes), les compagnies construisent des équipements "gratis", apurent les dettes municipales, évitent l’augmentation des impôts, mesure impopulaire qui gêne les réélections tranquilles. Mais ce sont les travailleurs qui paient, avec des factures n’ayant aucun rapport avec le coût réel du service. C’est un système complet et complexe de corruption et d’extorsion qui convergent vers les bénéfices colossaux de ces groupes. Le côté syndical est à l’identique : quelques permanents grassement rémunérés et corrompus (c’est "le Père Noël toute l’année") pour acheter leur silence et leur soutien. Seul FO a résisté chez Vivendi, ce qui lui vaudra 80 procédures juridiques pour essayer de l’abattre entre 2001 et 2003, la grande époque Messier. On y a vu aussi les syndicats portant en justice, contre FO, un projet de Vivendi, lequel payait leurs avocats…

- Difficile d’en sortir
Il y a quelques exemples (le plus connu, Paris) de municipalités ayant réussi à sortir des griffes des compagnies de l’eau (et du traitement des déchets, répétons-le, ce sont les mêmes, avec l’assainissement en troisième carte). Cela s’est fait après moultes batailles juridiques, pressions et menaces. Tout cela a été particulièrement mis à nu à travers les tractations du groupement de communes du 93 pour essayer de sortir des pattes de Véolia. On a vu des maires PS (Bondy, Pantin) rendre inévitable la reconduction de la concession pour 12 ans avec le SEDIF (Véolia), ce à quoi ils sont parvenu en décembre 2010, plutôt que de se rattacher à Paris que Delanöe a fait remettre en gestion publique. Rappelons que le prix de l’eau était de 1,74 €/M3 dans le 93, et de 1,04 €/M3 à Paris après la remise en gestion municipale.
Autre finasserie qui rapporte gros : le prix de l’eau inclut des provisions financières pour entretenir le réseau. Mais les compagnies ont de meilleurs placements pour tout cet argent récolté (des sommes considérables mises ensemble). La bonne idée de Vivendi : aller les placement dans les paradis fiscaux. Les infrastructures attendront, et les contribuables repaieront une deuxième fois les travaux nécessaires.
De multiples sociétés aux doux noms locaux (Société stéphannoise des services publics ; Société varoise d’aménagement et de gestion ; Compagnie fermière des services publics ; … ) sont en fait des filiales de ces multinationales, tandis que d’autres fleurant aussi bon le terroir (Société des eaux du Nord ; Bourbonnaise des eaux ; Société des eaux de Marseille ; Nancéienne des eaux ; …) cachent simplement des alliances locales entre multinationales tout aussi privées. Ce que votre facture ne vous dit pas. Mais le territoire est particulièrement bien maillé pour que peu de sources… de profit leur échappe.

- On retrouve les mêmes partout
Il y a une interpénétration tellement grande des dirigeants des grandes firmes avec les sommets de l’Etat que l’on peut parler de fusion comme en parlait déjà Lénine en 1920. On passe du ministère de l’industrie à dirigeant de Vivendi, et réciproquement, avec facilité, simple redistribution des cartes (le système s’appelle le pantouflage), et on continue à servir les mêmes intérêts : les siens, ceux des monopoles. Idem pour des membres du Parquet financier de Paris, de la Cour des comptes ou du Conseil d’Etat, aspirés à la tête de multinationales pour bénéficier de leur réseau et savoir-faire. D’ailleurs, les mêmes émargent à plusieurs grands groupes. Un exemple parmi tant d’autres : Claude Bébéar membre du Conseil d’administration de Vivendi Universal (fusion de Vivendi, Canal+ et Seagram), président du conseil de surveillance d’Axa et administrateur de plusieurs filiales d’Axa ainsi que de LOR patrimoine, BNP Paribas et Schneider Electric. Les choses se visualisent aussi dans l’autre sens : au Conseil d’administration de Suez, on retrouve Lauvergeon (patronne d’Areva), Alphandéry (ancien ministre des finances), de Silguy (ancien commissaire européen), Yves de Gaulle (secrétaire de Suez),... Tout ça rapporte gros à chacun, mais surtout constitue la classe dirigeante qui a ainsi les moyens d’organiser la gestion du système sous toutes ses facettes.

- Polluer tranquillement
Autre aspect de ce dossier sulfureux : les pollutions des eaux douces par l’agriculture et l’industrie (responsables de 90% des pollutions, mais payant 20% d’une eau qui leur est pratiquement livrée gratuitement). Comme ils permettent aussi de nouveaux copieux bénéfices à ces compagnies au titre de la dépollution, il y accord de tous pour gérer ça “proprement” : ce sont les pollueurs qui touchent les subventions à la dépollution, mais les usagers qui la financent et la subissent... D’ailleurs, tout ce petit monde (gros agriculteurs, industries utilisatrices et compagnies des eaux) se retrouve majoritaire dans les Agences de bassin chargées d’affecter les subventions et surveiller qualité et prix de l’eau… Comme ça, ils sont tranquilles, le système est bien verrouillé… Et il y a aussi beaucoup de profits à se faire dans la dépollution. Suez Environnement s’en chargera. Ou Véolia Environnement (“eau, propreté, énergie, transport”, tout un programme d’activités profitables souvent reprises du secteur public).
La gestion publique de l’eau, sous le capitalisme, ce n’est pas une garantie pour que les populations se l’approprient et la gèrent selon leurs intérêts collectifs. Mais la gestion privée, c’est à coup sûr des profits immenses et des paquets de corruption pour les couvrir. On y découvre à quel point la société est organisée pour défendre (et favoriser l’expansion) de ce “modèle français”. Syndicalistes, maires, fonctionnaires, partis politiques, y’en a pas mal qui sont mouillés jusqu’au cou dans ce drainage de l’argent tiré de cette ressource naturelle. Transformer l’eau en or, le capitalisme fait des miracles. Pour certains…

Des sigles…
- Véolia : La CGE (compagnie générale des eaux) voit le jour en 1853 par décret impérial de Napoléon III. La CGE est rachetée en 1999 par le groupe Vivendi qui sépare ensuite se activités en deux groupes, Vivendi Universal & Vivendi Environnement. En 2003 Vivendi Environnement se renomme Véolia. En 2006, Véolia devient indépendant de Vivendi.
- Suez Environnement : Le Crédit Lyonnais fonde en 1880 la SLEE (société lyonnaise des eaux et de l’éclairage). En 1997, la ”Lyonnaise des Eaux” est absorbée par le conglomérat Suez-GDF et donne naissance à Suez Environnement
- SAUR : La SAUR (société d’aménagement urbain et rural voit le jour en 1933. Rachetée par le groupe Bouygues en 1984, elle tombe sous le contrôle de la BNP-Paribas en 2006.
- Bouygues : actionnaire de la SAUR jusqu’en 2006, Bouygues opère désormais en son nom sur le marché de l’Eau, notamment à l’étranger où la société fait main basse sur des entreprises existantes comme en Côte d’Ivoire.
Et des chiffres…
En 2008, le groupe Véolia, faisait un chiffre d’affaires de 36,2 Milliards d’Euros. En 2010, Véolia environnement est divisé en 106 filiales regroupées en 4 divisions : Véolia Eau, Véolia Energie, Véolia Transports et Véolia Propreté, il emploie 319 000 salariés dans 72 pays.

Cet article doit beaucoup au livre de R. Lenglet et J-L Touly, L’eau des multinationales (Fayard). Signalons aussi le film documentaire Water makes money (l’eau créé de l’argent).

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