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Les derniers combats de Lénine

Article de Partisan n°89 - Avril 1994

Le 21 janvier 1924, Lénine mourait après une maladie qui l’avait éloigné de la direction du parti communiste depuis mai 1922. Soixante-dix ans plus tard, alors que le communisme est assimilé au capitalisme d’Etat qui sévissait en URSS, il est utile de rappeler quels furent ses derniers combats, pour le socialisme.

 

A sa mort, Nadiedjda Kroupskaïa, sa compagne, répondait ainsi aux condoléances publiées par la Pravda : "ne laissez pas votre hommage à Illitch prendre la forme d’une adoration de sa personne, ne construisez pas pour lui des monuments (...), n’organisez pas des cérémonies commémoratives. De son vivant, (...) tout cela était vain à ses yeux (...). Si vous désirez honorer le nom de Lénine, construisez des crèches, des écoles (...) et par-dessus tout, mettez ses préceptes en pratique". Cet appel resta sans écho, et un culte se développa autour de son nom. Son corps fut embaumé et le peuple appelé pendant des décennies à venir le visiter comme la relique d’un saint. Cela fut la première trahison de sa pensée et de son action, réduites à un dogme, objet d’une vénération qui couvrit l’abandon de son orientation révolutionnaire.

 

Le 25 mai 1922, Lénine eut une attaque qui le laissa partiellement paralysé et le priva momentanément de la parole. Il réduisit sa participation à la vie du parti tout en y restant attentif de sa retraite forcée. Et sur nombre de questions importantes, il manifesta son désaccord avec les orientations prises.

 

Contre le chauvinisme toujours

 

La préoccupation de toujours de Lénine était le chauvinisme Grand Russe. Celui-ci se manifesta à nouveau, fin 1921, à la tête du parti à l’occasion de contradictions entre les communistes géorgiens et la direction du PC sur la conception de l’union soviétique. Les communistes géorgiens défendaient l’indépendance de leur parti et de leur État dans le cadre du système soviétique. Ordjonikidzé, Géorgien lui-même et dirigeant du parti, s’employa à briser, en accord avec Staline alors secrétaire général, les tendances nationalistes et à imposer par la contrainte la création d’un gouvernement fédéral des républiques de Caucasie avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Staline élabora un projet d’union qui prévoyait l’inclusion de ces républiques en tant que républiques autonomes dans la fédération de Russie, ce que rejetèrent les Géorgiens. Lénine suivit de près le projet. Il imposa la suppression du paragraphe relatif à l’adhésion à la fédération de Russie, et imposa la reconnaissance de l’égalité entre républiques. Le gouvernement de Russie ne pouvait pas être celui de l’union. Lénine souhaitait une union de républiques libres. II pensait que la question nationale devait être résolue et non pas supprimée, et que l’internationalisme ne devait pas être sacrifié au centralisme. Apprenant par la suite les brutalités commises par Ordjonokidzé à l’encontre de communistes géorgiens, Lénine, indigné, adressa à ces derniers un message de solidarité qui fut sa dernière intervention avant la paralysie totale qui le frappa en mars 1923.

 

Pour un État prolétarien

 

La deuxième préoccupation de Lénine concernait l’État soviétique. "Les forces de la classe ouvrière, écrivait-il, ont été épuisées par la création de l’appareil d’État. Nous sommes au sommet du pouvoir (...)..Cependant en bas de la hiérarchie, des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires que nous avons hérités du Tsar et de la société bourgeoise travaillent en partie sciemment, en partie inconsciemment contre nous". Ses jugements sur le caractère d’un État qu’il dit à peine transformé sont des plus sévères. Il est préoccupé par le mauvais fonctionnement du Parti et de l’État, de l’inspection ouvrière et paysanne, chargée pourtant de lutter contre la bureaucratie. Pour lui, cette inspection est le ministère le plus mal organisé et elle ne dispose d’aucun crédit. Inquiet de la montée du bureaucratisme, il reconnaissait toutefois que "c’est une question que nous n’avons pas encore pu étudier". Il appelait à une révolution culturelle -pas dans le sens maoïste- à la formation d’une élite ouvrière, qui, en se ré appropriant les savoirs de la bourgeoisie, serait capable de s’imposer dans le parti et dans l’État et d’y avoir réellement un rôle dirigeant. Tous les projets de réforme qu’il envisageait alors sont imprégnée de cette préoccupation.

 

Contre le volontarisme

 

Concernant l’édification du socialisme, conscient de l’isolement de l’avant-garde ouvrière par rapport à la masse paysanne, et de l’isolement de l’URSS au plan international, il écrivit un article où il affirmait "mieux vaut moins, mais mieux". Dans un autre traitant de la coopération, il appelait a créer la base matérielle du communisme dans les campagnes, avant de vouloir y porter les idées communistes pures et simples. "Nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme". Il mettait en garde le parti sur la fragilité des acquis, sur les dangers du volontarisme, sur l’ignorance de la situation des masses et des carences du parti.

 

Pour l’unité du parti

 

Son ultime préoccupation fut l’unité du parti, d’un parti qui bénéficiait du soutien de l’avant-garde, mais était relativement coupé de la masse ouvrière. Si le parti se divisait , s’affaiblissait, c’en était fini de la révolution. Or précisément, il sentait celui-ci menacé non seulement par des déviations politiques mais aussi par les conflits, les rapports de forces qui traversaient le comité central, par les défauts des dirigeants. Dans son "testament politique", notes qu’il voulut secrètes, il se refusa à désigner son successeur passant seulement au crible les qualités et les défauts de ceux qui dirigeaient le parti : Staline, Trotsky et d’autres. Staline, en tant que secrétaire général, disposait d’un pouvoir grandissant dont Lénine se demandait s’il pouvait en user à bon escient. Pour limiter le poids des chefs, pour que les qualités des uns corrigent les défauts des autres, il proposa d’élargir le comité central pour en garantir le caractère collégial et imposer un contrôle politique et démocratique.

 

La mort l’empêcha de théoriser l’expérience de la révolution

 

Parfaitement conscient des dangers qui menaçaient le socialisme : chauvinisme grand russe, bureaucratisation, volontarisme politique, division dans le parti, Lénine leur donna des réponses qui, lorsqu’elles furent adoptées, n’endiguaient pas le danger. Ainsi l’élargissement du comité central n’affaiblit en rien l’appareil administratif contrôlé par le secrétaire général, car tous les responsables du parti étaient déjà nommés par lui. Les nouveaux membres ne disposaient que d’une indépendance politique limitée. Lénine explique la bureaucratisation comme un héritage ou comme le résultat du niveau culturel insuffisant des ouvriers, mais pas comme un rapport social en développement. Il n’envisage de lutter contre elle que de l’intérieur du parti, par le dégagement d’une élite politique et non par une lutte de classe imposant la participation active des masses comme y appelera Mao plut tard en Chine.

 

Lénine pense alors que le parti étant coupé des masses que c’est à lui de partir à la reconquête de celles-ci. Mais cette absence de référence à la lutte des classes, au rôle des masses ouvrières dans la lutte contre la bureaucratie qui gangrène le parti est la grande limite des derniers textes de Lénine, même s’il était conscient de ses lacunes théoriques, de la nécessité d’un bilan des 6 années de révolution, et de l’analyse du processus de bureaucratisation.

 

Ses successeurs, qui avaient admis avec réserve la publication dans la Pravda de ses derniers textes, loin de se ré approprier ses questionnements, figeront sa pensée en un dogme et abandonneront les batailles qu’il jugeait impératives. Lénine, dans le mausolée, légitimait le pouvoir d’une bureaucratie en développement qui s’imposera plus d’une décennie plus tard comme une nouvelle classe dominante. Les inquiétudes de Lénine pouvaient l’ébranler. Il faudra attendre la révolution culturelle en Chine pour que le processus de dégénérescence que percevait Lénine redevienne l’objet de la critique marxiste.

 

G.F.

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