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L’échec de Sankara

Partisan Magazine N°18 - Décembre 2021

Nous rediffusons ci-dessous un article publié dans notre journal Partisan en novembre 1987, alors que Thomas Sankara venait d’être assassiné. Ce texte fait le tour des réalisations de Sankara, et tente d’expliquer en quoi il a échoué. Pas tellement sur le contenu des réformes qu’il a mises en œuvre, qui restent hors du commun dans l’Afrique contemporaine, mais sur son soutien populaire (et l’absence de soutien de la paysannerie), la base de classe de son régime et les organisations nécessaires pour diriger un tel bouleversement démocratique.

On peut à juste titre qualifier Sankara de « Che » africain, dans le prestige, l’intégrité, la radicalité et jusque dans les raisons de son échec : on ne peut faire aucune révolution anti-impérialiste et démocratique sans l’appui du peuple mobilisé, organisé, actif de son propre destin. On ne peut pas faire la révolution « à la place » et « pour le bien » du peuple, c’est voué à l’échec.

Comme Lumumba et Amilcar Cabral, Thomas Sankara reste un personnage majeur du continent africain. Comme eux, il a été assassiné et reste une figure anti-impérialiste prestigieuse. Nous saluons sa mémoire, à l’heure où le procès de ses assassins s’ouvre (enfin) au Burkina Faso.

LA GENÈSE DU RÉGIME DE SANKARA

On pourrait appeler le coup d’état du 15 octobre une farce, tant l’histoire du Burkina-Faso est fertile en coups d’état, si bien qu’on en est au 5ème depuis l’indépendance en 1960. Les conditions particulières du pays notamment la combativité incessante du mouvement syndical (surtout étudiant et petite-bourgeoisie salariée), ont fait du Burkina le terrain d’expérimentation de différents régimes politiques en place sur le continent africain. Ainsi, on est passé du régime des Vétérans sortis du sérail des partis coloniaux français au régime des officiers de l’Armée coloniale qui régnaient par le biais de la démocratie représentative en organisant des élections où ils furent une fois en ballotage : ce qui est unique dans les annales de vie politique en Afrique.

Mais, toutes ces formes institutionnelles étaient inadaptées pour endiguer le mouvement de masse, surtout urbain et maintenir la domination de l’impérialisme et d’une bourgeoisie qui a une base économique et sociale très étroite.

C’est dans cette situation d’impasse politique et d’instabilité qu’un groupe d’officiers de second rang, ayant flirté durant sa formation avec le mouvement révolutionnaire a pris le pouvoir le 4 août 1983.

Ainsi a vu le jour le régime de Sankara. Ce régime va imprimer sa marque non seulement sur le pays mais sur la sous-région en initiant un autre style en faisant preuve d’originalité, en suscitant une certaine mobilisation de masse à ses débuts et en donnant une peur bleue aux régimes voisins. C’est dans ce sens que le coup d’état du 15 octobre n’est pas une farce, mais une tragédie car non seulement pour la première fois, le chef de l’état est tué mais aussi un coup d’arrêt est donné à une expérience novatrice dont on va essayer de saisir la portée.

LA "RÉVOLUTION DU 4 AOUT" ET SA PORTÉE

Dès le début, le régime montrait sa volonté de s’attaquer aux principaux maux du pays, en s’appuyant sur des partis politiques de gauche et d’extrême-gauche, en créant les fameuses instances intermédiaires : les CDR Comité de défense de la Révolution).

Tous les partis politiques de gauche ont participé à un moment ou à un autre à cette expérience à l’exception du Parti Communiste Révolutionnaire burkinabé proche de l’Albanie, jusqu’à ce que celle-ci soutienne et lui suggère de soutenir le régime de Sankara. Le régime va faire appel au courage, et à l’esprit de sacrifice des Burkinabés en donnant lui-même le premier exemple en réduisant drastiquement son train de vie, en menant une lutte farouche contre la corruption, l’absentéisme et le favoritisme. Un effort est engagé pour faire reculer l’analphabétisme, la maladie, par la mise en place de 320 dispensaires en 2 ans.

La lutte contre la désertification était intégrée dans les mœurs du pays dans la mesure où chaque mariage signifiait la plantation d’un arbre. Les pouvoirs traditionnels n’étaient pas non plus épargnés. Les privilèges des Féodaux Mossi sont supprimés. La lutte pour l’émancipation de la femme a été un souci du régime depuis la formation d’animatrices dans les villages (éducation, lutte contre l’excision...) jusqu’à un rallye moto réservé aux femmes ou à l’obligation pour les maris de faire le marché une fois par semaine.

La principale innovation du régime a été de faire de l’autosuffisance alimentaire une question prioritaire et de se doter d’une base paysanne. Pour ce faire, 20% du budget étaient alloués à l’agriculture, ce qui constitue un record dans les pays du "Tiers-Monde". De même qu’a été un symbole unique sur le continent l’envoi de ministres à la campagne pour faire un travail manuel.

Sur le plan de l’agriculture, le chef de bataille du régime a été le barrage de Sourou qui a échoué par insuffisance des études de faisabilité. Son échec a réduit la surface exploitable qui a alors été confiée en majeure partie aux capitalistes et paysans riches, baptisés pour l’occasion "opérateurs économiques révolutionnaires". Cependant, l’effort envers la paysannerie, sous l’impulsion de Sankara, n’a pas réussi à mettre en branle cette grande masse restée toujours inerte.

Il faut ajouter à cela la désaffection de la petite-bourgeoisie urbaine qui n’acceptait plus les sacrifices ; elle adhérait aux réformes tant que celles-ci ne signifiaient pas une remise en cause de ses privilèges, dans un pays où auparavant la population urbaine représentant 10% de la population totale absorbait 75% du produit national brut !

Cette petite-bourgeoisie rejetait une certaine autarcie qui impliquait une satisfaction de certains besoins en fonction du patrimoine culturel et économique du pays : par exemple, le port d’un costume national, la réhabilitation de l’alimentation traditionnelle. Ce qui n’était pas d’un bon goût pour les petits-bourgeois sortis du moule du quartier latin. La résistance active de la petite-bourgeoisie, a été réprimée, le renvoi de 1.300 enseignants en est l’illustration.

La répression de la petite-bourgeoisie, l’inertie de la paysannerie ont réduit la base du régime à la portion congrue : la jeunesse scolaire.

L’essoufflement de ce processus a créé des tiraillements au niveau du CNR (Conseil national de la Révolution, l’instance dirigeante du pays qui avait une composition très hétéroclite.

Ces tiraillements ont débouché sur le coup d’état du 15 octobre et l’assassinat de Sankara.

LES RAISONS DE L’ASSASSINAT DE SANKARA ET LES ENSEIGNEMENTS DE SON EXPÉRIENCE

La première mesure prise par le nouveau régime, la réintégration des 1.300 enseignants, est symptomatique de sa base sociale et de la direction qu’elle entend suivre. Elle représente un début de réponse pour la majorité au CNR, à l’impasse politique.

Car il ne faut pas s’illusionner sur la nature du CNR. Les militaires y jouaient un rôle prédominant. Donc, les divergences fondamentales en son sein ne peuvent être répercutées à la base pour être tranchées par les masses. La solution militariste des contradictions est la plus probable.

Ce vice entretenu est congénital de par la prise putschiste du pouvoir. Sankara, minoritaire, n’avait que son charisme personnel et sa loyauté pour s’opposer à la tendance majoritaire du CNR dont certains chefs (Compaoré, Lingani) seraient proches de la Lipad-PAI, parti révisionniste pro-russe. Ces derniers n’avaient pas la trempe politique de Sankara et contrôlaient tout l’appareil militaire. On peut citer en exemple, les cas de Blaise Compaoré et Lingani qui, tout en restant tous les deux membres du CNR et du gouvernement, occupaient respectivement pour le premier les postes de commandant de la base de PO et de la sécurité militaire de la capitale, pour le second le poste de chef d’état-major de l’Armée.

La solution militaire était grandement à la portée de la tendance majoritaire. La nature de cette solution militaire sous forme d’assassinat, leur est dictée par l’histoire récente et l’itinéraire de Sankara. La popularité de celui-ci était telle qu’en prison, il était plus dangereux ; emprisonné sous le précédent régime, il avait été libéré par une rébellion militaire. La tendance majoritaire a en mémoire l’expérience de Rawlings au Ghana qui a repris le pouvoir en prison. Tandis que la tendance minoritaire de Sankara n’avait pas les moyens de ses ambitions, faute de cadres et d’organisation capable d’enraciner leurs vues au niveau de la population dont ils se sont aliénés la partie urbaine.

Les assassins de Sankara contrairement à leurs prévisions, n’ont pas profité des carences du régime. "La rectification" annoncée a une marge étroite. Si elle signifie, effectivement, une alliance avec la petite-bourgeoisie urbaine, elle risque d’être éphémère, si elle se traduit par un retour complet sous la tutelle de l’impérialisme français. Il est plus probable que cette rectification prenne la forme des régimes du même type qu’au Bénin et au Congo.

Par ailleurs, l’expérience qui vient de se terminer tragiquement au Burkina interpelle les révolutionnaires africains, indépendamment des positions qu’on peut avoir sur les coups d’état et la prédominance économique de l’impérialisme français sous le régime de Sankara. Elle pose plusieurs problèmes :

-  l’extrême étroitesse de la base industrielle du Burkina, base industrielle la plus faible de la région qui est un héritage du colonialisme qui avait spécialisé le pays comme réservoir de main d’œuvre pour les plantations en Côte d’Ivoire voisine. Il faut ajouter à cela la carence en cadres techniques, les potentialités restreintes du pays et un environnement international marchand.
-  l’inertie de la quasi-totalité de la population c’est-à-dire la paysannerie pour qui, à la différence des paysans asiatiques et latino-américains, la question de la possession de la terre ne constitue pas une préoccupation (le mode de propriété ne limite pas la possession de terre).
Les révolutionnaires africains n’ont pas encore trouvé un levier pour faire bouger cette masse, sans grandes traditions de lutte, dont la résistance n’est que passive.
-  La résistance inévitable, le rôle frein de la petite-bourgeoisie urbaine sans commune mesure avec son poids numérique.

Creuser ces questions, les approfondir, constituent le meilleur hommage qu’on puisse rendre à celui qui a été symbole d’espoir pour son peuple et pour la jeunesse africaine, et ardent soutien des mouvements de libération : Thomas Sankara.
Pierre Castain

Quelques dates

Naissance de Thomas Sankara en décembre 1949. Son père est ancien combattant, infirmier gendarme.

5 août 1960 – indépendance Haute-Volta, comme de nombreux autres colonies (Mali 24 novembre 1958, Sénégal 25 novembre 1958, Côte d’Ivoire 4 décembre 1958, Congo 30 juin 1960 etc.). C’est la grande période des indépendances (très formelles, mais officielles) des colonies.

17 janvier 1961 – assassinat de Patrice Lumumba au Congo. Les années 60 voient l’affirmation de dirigeants anticoloniaux et antiimpérialistes radicaux, réels ou de façade, mais qui manifestent l’existence d’un puissant mouvement anticolonial africain. Beaucoup seront assassinés par l’impérialisme : outre Lumumba, il y a Mulele (en 1968 au Congo), Amilcar Cabral (en 1973 en Guinée Bissau). Il faudrait aussi parler de Nasser (Egypte, mort en 1970), ou de l’arrivée au pouvoir de Kadhafi (Lybie, en 1969).

C’est dans cette époque que Thomas Sankara grandit. Il fait des études militaires, en Haute-Volta, au Cameroun, à Madagascar et au Maroc, participe en 1974 au conflit frontalier contre le Mali où il acquiert une réputation d’intégrité et de courage. Il se rapproche de l’extrême-gauche et crée une organisations politique clandestine avec d’autres officiers.

Les coups d’Etat s’enchaînent en Haute-Volta. En novembre 1980, Thomas Sankara n’y participe pas, ni en novembre 1982, mais en janvier 1983, il accepte de devenir premier ministre de la Haute-Volta, au sein d’un Conseil de salut du Peuple. Il se prononce alors ouvertement pour la rupture du rapport néocolonial qui lie la Haute-Volta à la France impérialiste. Il invite Kadhafi, est alors limogé et mis en résidence surveillée – sans aucun doute sur décision française (président François Mitterrand, pour mémoire…)

4 août 1983 – Prise du pouvoir par coup d’Etat, Thomas Sankara entame une succession de réformes profondes (voir article), éradique la famine, vaccine en masse, promeut et protège les femmes, alphabétise etc. Il développe les liens avec Cuba. La Haute-Volta devient le Burkina-Faso, « pays des hommes intègres ».

15 octobre 1987 – assassinat par Blaise Compaoré supplétif de l’impérialisme français (toujours Mitterrand), pour qui Thomas Sankara devient un exemple dangereux pour le continent.

Octobre 2021 : le procès des assassins de Sankara commence au Burkina Faso, 34 ans après son assassinat.

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