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Serfaty : Israël, OLP, éléments pour comprendre
Article de Partisan n°71 - Mai 1992
Extraits de la contribution à la stratégie de la révolution palestinienne (1985)
Les caractères sociaux de l’état sioniste
L’entité sioniste est fondée sur une double structure productive.
D’une part, celle d’une enclave militaro-coloniale, étroitement intégrée aux centres dominants de l’impérialisme, tant au point de vue militaire que technologique et industriel. Dans les structures industrielles de pointe, liées avant tout à la fonction militaire de cette enclave,
les ouvriers sont euro-américains (ashkénazes), tout comme le sont les cadres techniques de l’armée. Ils bénéficient d’avantages matériels et d’un système d’intégration socio-économique qui les font participer largement à la structure coloniale.
Ceci explique l’audience restreinte, les ambiguïtés et les contradictions des forces progressistes israéliennes basées sur la communauté "ashkénaze", les seules qui aient la vedette sur la scène politique israélienne aujourd’hui. Une contradiction majeure commence à apparaître dans cette communauté : non pas la prétendue division entre "faucons" et "colombes", qui relèvent les uns et les autres du sionisme, mais la division entre "fascistes" et "antifascistes". Le racisme et le fascisme sont inhérents au sionisme, mais ils ont longtemps pu être recouverts d’un vernis de démocratie interne au système colonial israélien. Aujourd’hui, le vernis se craquèle devant les obstacles posés à l’expansionnisme sioniste - résistance du peuple palestinien, puis du peuple libanais - et nombreux sont ceux qui devront choisir entre leur attachement au sionisme et leur aversion pour le fascisme, incarné par les Kahane et les Sharon. Les affrontements internes, parfois violents, qu’a connus l’entité sioniste sur ce sujet entre l’été 1982 et l’hiver 1983 ne sont qu’un faible avant-goût du déchirement à venir.
D’autre part, une structure de type "tiers-mondiste", constituée de par les impératifs historiques de l’idéologie sioniste, où est employée une main-d’œuvre juive orientale (dite "sépharade") et palestinienne. Comme le montre toutes les études, ces ouvriers juifs orientaux sont à la fois exploités en tant que force de travail et opprimés dans leur identité. Leur être social, leur "moelle", est donc opposé à la structure coloniale de l’entité sioniste et au fondement sioniste de l’État d’Israël, dans sa structure interne comme dans son articulation externe, puisque ce fondement garantit la pérennité de la domination de la caste militarocoloniale euro-américaine de cet État tant qu’il ne sera pas brisé par la lutte révolutionnaire des masses juives orientales prolétarisées. Ces ouvriers, et plus généralement l’ensemble des masses juives orientales prolétarisées dans l’entité sioniste, représentent quelque 80% de l’ensemble des juifs orientaux vivant dans cette entité, soit près de 50% des populations juives israéliennes au total.
C’est donc cette contradiction objective et massive qu’il faut avant tout contribuer à faire éclater, parmi toutes les contradictions potentielles inhérentes à l’entité sioniste, afin de la rendre perceptible à la conscience sociale de ces masses prolétarisées. (...)
(P.189 à 191)
Quelle paix ?
(...)La seule chance de paix juste et durable repose avant tout sur la lutte du peuple palestinien, appuyée par les forces de la paix et du socialisme dans le monde, imposant par le changement du rapport des forces la mise en application intégrale du programme de Fès. C’est-à-dire l’instauration d’un Etat palestinien indépendant pleinement souverain, avec Al Qods pour capitale, étape vers la réunification démocratique de toute la Palestine en un Etat démocratique palestinien". (...)
(P.187)
Quelle stratégie pour l’OLP ?
(...) La dynamique des contradictions internes de l’entité sioniste, articulée objectivement et qui le sera peut-être demain organiquement au combat du peuple palestinien et du mouvement de libération arabe, a comme issue immanente un tel aboutissement. Issue immanente, mais non fatale : tout dépendra du développement futur des luttes. On ne saurait tracer à l’avance le déroulement de ce processus, les secousses internes et externes qui le provoqueront, mais il est potentiellement en gestation.
Bien entendu, cette prise de conscience en est encore à ses débuts, ainsi que la gestation de sa structuration socio-politique au sein des masses prolétarisées juives orientales d’Israël. Mais il est important de noter que, déjà, une partie sensible de la jeune intelligentsia sépharade qui provient de ces milieux refuse l’absorption par l’appareil sioniste et œuvre au contraire dans ce sens. Pour cela, elle s’appuie sur l’expérience accumulée et l’acquis de quinze années de mise en mouvement de ces masses.
La révolution palestinienne doit-elle pour autant baser toute sa stratégie sur ces contradictions potentielles ? Loin de là. Je pense avoir montré que, de toute façon, si elle veut éviter l’isolement et l’étouffement, la révolution palestinienne n’a pas d’autre choix que l’adoption d’un programme par étapes, ce qu’elle a fait depuis bientôt dix ans. Elle lui a donné corps concrètement avec le programme de Fès, entériné par le 16ème CNIP, sans pour autant renoncer à son objectif stratégique à long terme : la libération de toute la Palestine. Mais pour qu’un tel programme ouvre la voie de cette libération, elle doit mieux expliciter son articulation avec la stratégie de libération totale à long terme. (...)
(P.194)
La logique même de la voie consistant à rechercher, dans l’état actuel du rapport des forces, une paix fondée sur la négociation avec les États-Unis, conduit nécessairement à la capitulation et son cheminement depuis deux ans en est, hélas, l’illustration frappante.
Dans la phase historique actuelle, caractérisée par la montée du mouvement de libération des peuples opprimés, le mouvement de libération arabe ne peut que reprendre sa marche en avant, par-delà les blocages qui existent tant au sein du peuple palestinien que de la nation arabe. Mais il n’y a aujourd’hui que deux issues possibles :
ou l’OLP redeviendra ce qu’elle a été jusqu’à ces deux dernières années, à savoir l’organisation de la lutte de tout le peuple palestinien pour la libération totale de la Palestine. Dans ce cas, la révolution palestinienne pourra reprendre sa marche en avant, non seulement comme moteur de la lutte de libération du peuple palestinien, mais aussi comme ferment décisif du mouvement progressiste de libération arabe ;
- ou l’OLP succombera à ses divisions internes. L’attitude capitularde ne peut mener que là. Parallèlement, et par là même, le mouvement arabe sombrera davantage encore dans ses impuissances actuelles et il ne restera alors aux peuples arabes que le déferlement du fanatisme confessionnel à opposer au fanatisme sioniste.
Pour que la première voie l’emporte, il faut avant tout, à mon sens, que la gauche palestinienne, aujourd’hui organisée au sein de l’Alliance démocratique, mais qui pourrait rallier la majeure partie d’El Fath et les militants de base de l’Alliance nationaliste, sache élaborer une stratégie qui intègre deux impératifs :
- lutte sans compromission pour la libération totale de la Palestine, à travers les objectifs tactiques définis par le 16ème CNP et les accords d’Aden-Alger ;
- indépendance résolue de l’OLP, tant vis-à-vis des régimes réactionnaires arabes que des régimes bourgeois arabes, sans pour autant rejeter les alliances nécessaires avec ces derniers.
Seul le respect de ces deux impératifs permettra d’isoler, au sein de la révolution palestinienne, tant la droite capitularde que l’ultragauche aventurière.
L’élaboration d’une telle stratégie exige la collaboration idéologique, théorique et pratique des forces du mouvement de libération arabe, et notamment des marxistes arabes, afin de parvenir à :
- une redéfinition théorique et pratique du nationalisme arabe fondée sur le matérialisme historique. Elle permet-trait de dépasser, par l’élaboration marxiste critique, l’idéalisme petit-bourgeois actuellement dominant ;
- une démarche nouvelle, dialectique et non mécaniste, pour aborder les problèmes d’identité. Il s’agit à la fois d’être ouvert aux aspirations profondes des masses populaires arabes opprimées : reconquérir et défendre leur identité sous ses différentes facettes, y compris religieuses, et d’être critique vis-à-vis des tendances rétrogrades qui tentent aujourd’hui de récupérer ces aspirations.
(...) La stratégie à adopter peut être résumée en une phrase : organiser la lutte de résistance du peuple palestinien dans la Palestine occupée, avec pour objectif principal de développer les contradictions potentielles de l’ennemi afin de saper ses bases politiques, en liaison avec la plate-forme de paix de la révolution palestinienne.(...)
(P.174 à 176)
Interview Janvier 1992 : Préambule du livre
(...) aujourd’hui l’actualité est à la conférence de Madrid... Qu’en pensez-vous ?
Abraham Serfaty : Quelles sont les bases sur lesquelles s’est engagée la conférence de Madrid ? Le seul engagement qui ait été pris, c’est qu’au terme de trois ans d’autonomie on mettra en place des négociations sur le statut définitif des territoires occupés. Il n’y a pas d’autre engagement que cela, notamment aucun engagement sur un État palestinien. Aucun texte américain n’a envisagé un futur État palestinien. Le seul résultat, c’est l’autonomie aujourd’hui, une autonomie des hommes et non de la terre. Shamir vient encore de déclarer que cette autonomie n’empêcherait pas les juifs du monde de continuer à s’installer en "Judée-Samarie".
Le projet américano-israélien est en fait celui d’un Camp David élargi. Le but est de permettre à Hafez El Assad de rentrer dans un système de Camp David, en sauvegardant ses apparences de nationaliste arabe. Une fois la Syrie intégrée, l’OLP sera écrasée.
L’OLP, telle qu’elle est, avec toutes ses faiblesses, reste le ferment révolutionnaire de la région. C’est ce ferment qu’Américains et Israéliens ont toujours voulu écraser, depuis le plan Rogers de 1970, et qu’ils continuent encore à vouloir liquider. Aujourd’hui, ils essayent d’amener l’OLP à de telles compromissions qu’elle s’autoliquidera politiquement. C’est à mon avis le projet de la conférence de Madrid.
Les Palestiniens n’auraient pas dû aller à Madrid ?
A.S. : Je pense qu’ils n’auraient jamais dû y aller. Ils ont accepté l’autonomie, ce qu’ils n’auraient jamais dû faire. Ils ont déjà perdu, même s’ils disent qu’ils considèrent l’autonomie comme une étape nécessaire pour le peuple palestinien. C’est une autonomie limitée aux hommes, la terre continue d’appartenir à Israël. C’est là que réside la supercherie.
Ne pensez-vous pas que les Palestiniens peuvent utiliser cette conférence comme tribune ?
A.S. : Maintenant qu’ils ont accepté d’être à Madrid, ils doivent effective-ment utiliser la conférence comme tribune. A cet égard, il y a déjà eu quelques aspects positifs dans les négociations. Elles ne sont pas entièrement négatives. Mais il aurait fallu avoir, en plus, une stratégie. Ce manque de stratégie ne date pas d’aujourd’hui, il remonte aux quinze dernières années ?(...)
Madrid a au moins placé Israël face à ses contradictions. L’argument sioniste était que les Palestiniens refusaient la discussion. Or, aujourd’hui, les Palestiniens discutent...
A.S. : L’erreur de l’OLP a été de compter systématiquement sur des alliances avec des Etats. Quand ces alliances se sont effondrées, elle s’est retrouvée isolée et sans stratégie. L’OLP privilégie la diplomatie. Quand Yasser Arafat est reçu officiellement par François Mitterrand, qu’y gagne-t-il ? Concrètement, rien. La France a participé à la guerre du Golfe, elle continue à soutenir Israël. L’OLP se contente de satisfactions formelles, de victoires diplomatiques, alors qu’il faudrait exercer une pression complète.
Est-ce que cela n’expliquerait pas un manque de racines profondes de l’OLP dans la population palestinienne ?
A.S. : Cette analyse a été faite lors de la rupture avec Abou Moussa. Mais les faits ont démontré qu’elle n’était pas exacte. La question est de savoir comment le peuple palestinien est parvenu à un tel degré de lutte et de conscience avec l’Intifada, alors que la direction de l’OLP recule. On ne peut pas parler de coupure du peuple palestinien avec l’OLP, malgré les liens de cette dernière avec les notables et sa bureaucratie. On peut parler de décalage entre le niveau de combativité du peuple palestinien et l’insuffisance politique et diplomatique de l’OLP, mais pas de rupture. Ce qui explique la demande qui existe au sein de la gauche palestinienne pour une réforme profonde de l’OLP. Une telle réforme conditionnerait également la stratégie de l’OLP.
Le peuple palestinien reste attaché à l’OLP car son existence est niée. Rejeter l’OLP serait une forme d’auto-négation.
Le conférence de Madrid ne peut-elle pas permettre une reconnaissance de l’existence même du peuple palestinien ?
A.S. : Je suis plus pessimiste que cela. Madrid reconnaît les Palestiniens mais pas le peuple palestinien. Maintenant que les Palestiniens sont dans la conférence, ils devraient être fermes sur les conditions de poursuite des négociations : ne pas céder quand des Palestiniens sont bannis de leur terre, ne pas cesser de dénoncer la poursuite des implantations.
Pourquoi n’ont-ils pas adopté cette attitude ?
A.S. : La direction de l’OLP n’est pas assez consciente de la force que représente la lutte du peuple palestinien. Si elle en était davantage consciente, elle dénoncerait l’opération du type Camp David qui est en cours et refuserait d’entrer dans le jeu. Mais cela implique-rait un changement radical, puisqu’il faudrait renoncer aux milliards des pays arabes, à la bureaucratie, et retourner dans certains cas à la clandestinité. Ce qui ne signifierait pas poser des bombes, mais mener une action politique clandestine. En Jordanie, par exemple, une action plus concrète aurait pu être menée si l’OLP n’avait pas tenu à tout prix au soutien du roi Hussein.
L’OLP a produit une structure bureaucratique qui freine les luttes. Comment le peuple palestinien peut-il dépasser ce frein ? Doit-il créer une structure extérieure à l’OLP ? Je ne le pense pas. De plus, il ne nous appartient pas. de donner des leçons. Notre contribution ne peut être qu’un apport à la réflexion des militants palestiniens. Ils ont besoin avant tout d’une stratégie. Nous pouvons continuer à réfléchir dans cette voie.(...)
(P.12 à 13)