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Yougoslavie : mais oui, on peut comprendre…

Article de Partisan N°67 – Janvier 1992

Depuis des mois, la crise yougoslave a dégénéré en un gigantesque affrontement aux nombreuses ramifications où on a vraiment du mal à se retrouver. A tel point qu’il n’y a pas eu jusque-là d’articles dans « Partisan », et ce ne sont pas les demandes des lecteurs et des militants qui ont manquées.
Cet article est un premier essai, quelques indications pour se guider dans une situation complexe et dramatique. Surtout, il essaye d’offrir un autre éclairage que celui, traditionnel de la télé et de la presse. En tous les cas, à défaut de position très précise, il montre que la seule attitude possible est de refuser de prendre position dans un camp ou un autre, qu’il faut lutter contre cette guerre, pour l’unité des travailleurs yougoslaves de toutes nationalités.

Nationalisme = irrationnel ?

Tous les journaux, toutes les émissions de télé nous montrent la situation en Yougoslavie comme une sorte de folie réciproque, incompréhensible bien entendu. Réaction naturelle : ils sont devenus fous, empêchons les de s’entretuer. D’où les interventions de la CEE.
Et pendant longtemps, nous aussi nous sommes un peu fait piéger par ce type de raisonnement : on n’y comprend rien, on ne peut pas comprendre…
Pourtant, on peut dire un certain nombre de choses.

Quel est le contexte historique récent ?

La Yougoslavie de Tito est une nation qui s’est constituée une unité politique et idéologique sur deux bases : la résistance antinazie, et la rupture avec l’URSS. Mais qui n’avait pas d’unité au plan économique, au point que l’autogestion était érigée en référence. C’est-à-dire que chaque unité (usine, mais aussi république) se gère de manière autonome, de fait dans le cadre de la concurrence capitaliste. De plus, la Yougoslavie était un pays pauvre (d’où la forte immigration, en Allemagne et en France surtout), mais avec des différences très marquées. Ainsi, le Kosovo, région voisine de l’Albanie, était la plus pauvre du pays, et son revenu moyen n’était que le sixième (1/6 !) de celui de la Slovénie, la plus riche. Imaginez le cas de figure d’un revenu moyen de 4000 F en Corse, et de 24 000 F en Rhône-Alpes…

 

Il y avait donc développement très inégal des régions et républiques, corrigé par une redistribution partielle au niveau de l’Etat fédéral.

 

Enfin, au niveau politique, la direction était assurée collégialement depuis 1971, avec une présidence tournante annuelle, assurée par les présidents des républiques et des régions autonomes. Mais les Serbes, les plus nombreux dans la fédération (40%) étaient dominants dans l’appareil d’Etat (administratif et économique) et en particulier dans l’armée, y compris en Croatie, où ils ne représentaient pourtant que 11% de la population.

La crise

Rares sont ceux qui font remarquer que les troubles nationaux se sont développés parallèlement à la crise économique. C’est au Kosovo, la région la plus pauvre on l’a vu, 30% de chômage, qu’ils ont commencé. Et ils se sont développés dans tout le pays, au fur et mesure que la crise s’aggravait.

 

La dette extérieure se monte à 20/22 milliards de dollars, stable depuis 1983 seulement parce que la Yougoslavie a suivi à la lettre les recommandations du FMI, avec comme résultat une hausse du chômage moyen à 18/20%, une baisse de salaire de près de 10% par an depuis 1980 déjà, une hyperinflation qui a atteint 2600% en 1989, la ruine et la misère pour de nombreux travailleurs. Qui ne se rappelle chaque année les soucis de nos camarades immigrés au retour des vacances ? En 1987, il y a d’ailleurs eu un puissant mouvement de grève contre le gel des salaires et contre la misère.
Voilà le contexte économique des troubles actuels.

 

Maintenant revenons au plan politique. Jusqu’à la mort de Tito en 1980, son prestige individuel et la situation économique relativement normale avaient permis une certaine stabilité nationale.
Sa mort a rompu l’équilibre, au moment où la crise économique atteignait le pays de plein fouet. Résultat : chaque bourgeois a tenté de récupérer le morceau pour lui, suite logique de l’autogestion. Ça a commencé en 1982, au XII° Congrès de la Ligue des Communistes Yougoslaves, dans le débat sur une décentralisation plus poussée (propose par les Slovènes, les plus riches) ou au contraire une centralisation renforcée (avancée par les Serbes, nettement plus pauvres), avec progressivement remise en cause des re-répartitions fédérales. Par ailleurs, la présidence tournante était l’occasion pour chacun (à tour de rôle) de « s’en remplir plein les poches » du moins pour sa république. La corruption devenait institutionnelle, et le scandale de l’Agrokomerz en était le révélateur : en 1987, cette firme agro-alimentaire de Bosnie-Herzégovine avait émis des billets à ordre sans provision pour près d’un milliard de dollars pour financer son développement. Le vice-président bosniaque de la Yougoslavie était contraint à la démission…

 

Résultat, la pseudo-unité a volé en éclat, et plus la crise s’aggravait, plus les bourgeois nationaux essayaient de préserver leurs intérêts. Slovènes et Croates un peu plus riches (ou un peu moins pauvres), en décrétant l’indépendance, Serbes en la refusant précisément pour conserver un partage des richesses dont ils se savent moins bien pourvus. D’où les affrontements avec la Slovénie en Juin dernier, où les Serbes ont dû reculer Et l’occupation actuelle d’une partie de la Croatie. Dans les deux cas grâce à l’armée, le pouvoir militaire supplée la faiblesse économique des Serbes.

Persistance et évolution des nationalismes

D’abord, rappelons que la Yougoslavie est née de l’effondrement de l’empire austro-hongrois après la fin de la première guerre mondiale, par redécoupage des frontières sous l’autorité des puissances impérialistes. Lesquelles ne sont donc pas aussi blanches qu’elles le prétendent.

 

Ensuite, le système yougoslave institué à la fin de la deuxième guerre mondiale tient compte des différences nationales, les reconnaît même au plan institutionnel, mais en laisse jouer tous les aspects négatifs. Au lieu de faire ressortir l’unité fondamentale des travailleurs par-delà les nationalités, il maintient les particularismes, les différences de richesses, la concurrence, permettant la reproduction de diverses bourgeoisies locales, qui jouent les contradictions nationales à leur profit. D’où animosité, méfiance entre les peuples etc. En ce sens, il y a persistance (et résurgence aujourd’hui) de la situation d’il y a 50 ans, dans la mesure où le cadre unificateur a disparu et où les contradictions se sont accentuées. C’est le premier aspect.

 

Mais par ailleurs, la situation a changé depuis, et cela on ne nous le dit pas. Les mariages mixtes (serbe/croate, par exemple) étaient très nombreux, 1 300 000, et plus de 3 millions d’enfants ni Serbes, ni Croates (sur 24 millions d’habitants). S’il était peut-être prématuré de parler de nation yougoslave, il n’empêche que les populations se sont mélangées sur place (sauf en Slovénie, mais c’est un peu à l’écart) . Bref, 50 ans de vie commune ont laissé des traces, à tel point que jusqu’à récemment nos camarades immigrés se disaient yougoslaves avant de préciser telle ou telle république.
Le phénomène « national » n’est pas immuable, intrinsèque à la « nature humaine », quelque chose de religieux ; cela c’est une conception réactionnaire voire fasciste de la nation. Au contraire, c’est quelque chose d’historiquement déterminé par des raisons bien matérielles. Exemple, la nation française s’est constituée par l’assimilation (forcée, bien sûr, mais bien réelle) de populations d’origines bien différentes. Et le sentiment national peut donc changer suivant les contextes, suivant les époques.
Alors, y a-t-il un problème national en Yougoslavie ? Oui, à l’évidence. Sa nature est difficile à préciser, mais dans l’immédiat, il ne semble absolument pas évident de soutenir les indépendances de la Croatie, la Slovénie etc.

Milices, ou affrontements populaires ?

Enfin, quelle est la nature des affrontements qu’on voit à la télé ? Des affrontements entre milices, ou des peuples en lutte ? L’amalgame est rapidement fait dans les médias, mais il faudrait plutôt pencher pour la première hypothèse, une situation la libanaise, où les populations en font les frais. En ce sens, des deux côtés (Serbes et Croates), on aurait des groupes nationalistes qui s’affronteraient pour des intérêts propres.

 

Cela peut évidemment changer, surtout si les épouvantables massacres aveugles se poursuivent. Les ressentiments et la haine sont facteurs de radicalisation. Mais, pour l’instant il semble que ce n’est pas encore le cas et que les populations ne se retrouvent pas dans ce conflit. On ne parle pas assez du mouvement pacifiste qui commence à apparaître en Serbie, durement réprimé par ailleurs.

 

Quels intérêts propres alors, pour les milices ? On arrive alors sur un autre terrain, plus matériel que la « folie » nationaliste. Et ces intérêts seraient ceux des bourgeoisies nationales (serbe, croate, slovène ou autre), chacune essayant de tirer les marrons du feu à son profit en s’appuyant sur la réalité des différences nationales. On retrouverait une explication proche de ce qui se passe en URSS et que « Partisan » a abordé dans ses numéros 49 et 60.

Affrontement ou unité

Voilà ce qui pourrait être le fond des affrontements actuels : des bourgeois locaux qui jouent, de tous les côtés, à fond la carte du nationalisme, en s’appuyant sur l’histoire, mais pour des intérêts qui s’ils sont bien cachés, sont néanmoins bien compris. Ça n’explique pas la renaissance foudroyante des nationalismes, sa violence. Ça permet quand même de voir que l’essentiel n’est pas là, c’est quand même la crise, la misère et donc les intérêts de classe qui sont principaux. A Beyrouth, les manifestations contre la misère et la vie chère ont uni les populations chrétiennes et musulmanes. En Yougoslavie, c’est l’union des ouvriers et paysans de toutes origines qui permettra de sortir du bourbier…

 

A.Desaimes

 

N.B. : Une carte et un tableau sont incorporés dans cet article dans le recueil sous format PDF

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