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A propos du film « Bosna ! » et des listes « l’Europe commence à Sarajevo » ; Quel combat anti-fasciste ?

Partisan N°91 – Juin/Juillet 1994

La campagne pour les élections européennes a été marquée (au moins au début) par l’initiative de la liste « Sarajevo », lancée par Bernard-Henri Levy, en parallèle avec la sortie du film « Bosna ! » lors du festival de Cannes.
La mobilisation des intellectuels pro-bosniaques a ainsi atteint un degré inégalé en plaçant la question bosniaque et la levée de l’embargo sur les armes au cœur du débat. Dans notre dernier numéro, nous avions éclairci cette question des armes. Reste à revenir sur cette mobilisation des intellectuels.

L’intérêt du film de BHL

« Bosna ! » est un film documentaire réalisé à partir de reportages vidéo et de tournages sur place, militant explicitement pour le soutien à la résistance bosniaque. C’est un film dur à voir, avec plusieurs séquences insupportables, qui se veut le « Nuit et Brouillard » (film de Alain Resnais sur les camps de concentration nazis) de la guerre en Bosnie.
Il montre d’abord la réalité de la guerre. Les destructions des villes, les massacres massifs, la purification ethnique, les camps. Pour montrer qu’il n’y a pas égalité, qu’il n’est pas possible de renvoyer tout le monde dos à dos, que le peuple bosniaque vit une agression fasciste de la part des milices de Karadzic, lui-même soutenu par le régime de Milosevic en Serbie. Agression assimilable à celle des nazis, tant par l’idéologie (la pureté ethnique de la Grande Serbie), les méthodes, que le soutien d’une partie de la population serbe bosniaque embrigadée par le nationalisme. Même s’il y a eu des exactions similaires dans le camp bosniaque, ni l’ampleur, ni la généralisation, ni l’idéologie ne sont assimilables. Il y a une différence, celle du fascisme.
Cette agression est incontestable, et c’est un des mérites du film de la montrer.

 

Le deuxième intérêt de « Bosna ! » est de montrer l’hypocrisie et la réalité de la politique des grandes puissances, des gouvernements français et américains. La succession d’interviews de Mitterrand, d’Izetbegovic, d’un journaliste de CNN, de conseillers diplomatiques français et américains est lumineuse. L’objectif est bien de maintenir la région en l’état, d’obtenir la paix à tout prix, en découpant la Bosnie, en faisant les concessions nécessaires au régime serbe. On suit en cela la doctrine « Noirpot » qui date des guerres balkaniques selon laquelle la stabilité de la région ne peut être assurée que par un régime serbe fort, seule nation à avoir une tradition séculaire de gestion d’un appareil étatique.

Le parallèle avec la guerre d’Espagne

Tout le film trace un parallèle avec la guerre d’Espagne. Il y a sur la fin un montage saisissant mettant en parallèle des plans quasiment identiques de la guerre d’Espagne et de la guerre en Bosnie : incendies des villes, fuite des réfugiés, combattants en haillons, massacres… Du point de vue de la souffrance des peuples, le parallèle est certainement justifié.
Mais faire ensuite le parallèle entre les résistances espagnole et bosniaque est un glissement politique erroné. La guerre d’Espagne a surgi dans une période révolutionnaire, après la chute de la royauté, avec un gouvernement républicain porté par un mouvement ouvrier et paysan en pleine ébullition, en marche vers une libération sociale réelle. Ce contenu politique s’est traduit par le soutien enthousiaste du mouvement ouvrier, la formation des Brigades Internationales. Il ne s’agissait pas seulement d’un combat antifasciste, il s’agissait au-delà de défendre la révolution en Europe. L’alternative était claire : fascisme ou révolution.
En Bosnie, l’alternative est autre : c’est fascisme ou démocratie bourgeoise. Il n’y a même pas eu un début de révolution, le camp révolutionnaire est quasiment embryonnaire dans les secteurs laïcs et progressistes opposés à Izetbegovic ; il est fragile, risque même de disparaître dans les brasiers de la guerre et du nationalisme, s’il ne se consolide as (rappelons-nous que les juifs socialistes et antisionistes ont ainsi disparu durant la Deuxième Guerre Mondiale). BHL (et la liste Sarajevo, d’ailleurs) prend clairement le parti du soutien au gouvernement bosniaque, à Izetbegovic, à son armée, seule résistance qui existe dans la réalité. Il fait un film militant, optimiste même malgré les images d’horreur. Il revendique la levée de l’embargo sur les armes, va jusqu’à diffuser le film de propagande de l’Armija (armée) bosniaque, efface toutes les contradictions en Bosnie même. Izetbegovic est présenté comme un nouveau Léon Blum, un grand humaniste, dont on oublie qu’il est le dirigeant d’un parti nationaliste musulman, le SDA, qui a contribué à mettre le feu aux poudres en Bosnie.

Le combat antifasciste

On peut dire qu’il y a un combat antifasciste en Bosnie. Ça ne veut pas dire qu’on soutient n’importe qui. Ça ne veut pas dire qu’il faut taire les critiques à Izetbegovic « tant qu’il organise la résistance », comme le prétendent certains militants. Ou bien il sera bien temps de voir plus tard quand le fascisme sera battu.
Dès à présent, les contradictions politiques existent, parmi les Bosniaques même. Et c’est dès aujourd’hui que se mène le combat pour l’avenir.
Il y a deux orientations dans le combat antifasciste : la première, c’(est celle de BHL, de la liste Sarajevo et de la majorité des militants en France de la cause bosniaque : le combat antifasciste est prioritaire, le reste doit être renvoyé à plus tard, et donc il faut soutenir (de manière plus ou moins déterminé ou critique) Izetbegovic. Pour eux, le débat et la polémique divisent et affaiblissent le camp de la résistance bosniaque considérée comme unie et représentée par l’armée.
Pour notre part, c’est dès aujourd’hui que se préparent les lendemains du combat antifasciste. Il peut y avoir des accords tactiques, de non-agression, voire d’aide mutuelle, il ne peut y avoir aucun soutien politique au camp bourgeois. Si on se tait, ou si « on attend de voir », il sera trop tard. L’heure est au contraire à mettre toutes les forces pour soutenir le camp internationaliste et progressiste, à l’aider à survivre et se consolider, tant face aux fascistes qu’aux bourgeois. Il est par exemple de notoriété publique que le gouvernement bosniaque veut tout faire pour éliminer les autorités de Tuzla et de la région nord, d’où notre responsabilité pour lui donner les moyens de survivre.
Cette attitude est le seul espoir d’avenir pour les travailleurs, les exploités que nous défendons particulièrement, en Bosnie comme ailleurs. Rappelons-nous des révolutions avortées au Viêt-Nam, en Algérie, au Chili, au Portugal, au Nicaragua, au Salvador : faute d’un camp révolutionnaire solide et clair, ces révolutions nationales, antifascistes, anti-impérialistes ont sombré dans la situation actuelle. Tirer les leçons de l’histoire, c’est savoir bien délimiter les camps, reconnaître les ennemis, les amis, les faux amis temporaires etc. Aujourd’hui, en Bosnie, cela veut dire refuser de soutenir Izetbegovic, le dire clairement et lui opposer le camp laïc et progressiste (dont nous connaissons aussi les limites par ailleurs).

Débat, polémique et manipulation

Le film de BHL a en plus un côté simpliste, désagréable et dangereux. On voit de gentils soldats bosniaques confrontés aux brutes avinées serbes ; on voit des juxtapositions de plans extrêmement percutants au niveau de l’image mais qui empêchent de réfléchir ; en outre, il n’y a aucun élément pour comprendre l’origine d’un conflit supposé débuter en avril 1992 lors du bombardement de Sarajevo. Les divers articles parus dans « Partisan » ont montré que les choses étaient un peu plus complexes que çà… Bref, le film tombe dans l’excès dénoncé du côté nationaliste serbe : la manipulation de l’image et de l’information.
Contrairement à ce qu’affirment les protagonistes de tous les camps, à ce que prétendent nombre de militants en France, la question de l’ex-Yougoslavie (et pas seulement de la Bosnie) est complexe. Il faut se dégager de l’émotion, écouter ce que disent les uns et les autres, confronter, se forger un avis, avoir un esprit critique par rapport à toutes les informations (y compris celles qui nous sont a priori sympathiques), accepter de remettre en cause ce que l’on croyait acquis, refuser les soutiens inconditionnels. Il faut voir le film « Bosna ! » pour comprendre ce qu’il porte. Il faut écouter les arguments des nationalistes pour mieux les combattre. Il faut lire les avis des journalistes, faire le tri, reconnaître ceux qui apportent des éléments fiables, éliminer les manipulateurs de tous les bords.

 

Tout cela n’est pas renvoyer tout le monde dos à ados, adopter une position neutraliste et spectatrice. C’est adopter une attitude matérialiste et réfléchie, c’est se donner les moyens de s’engager en connaissance de cause, en rapport avec l’orientation politique que nous défendons ; Nous nous sommes engagés dans le « Secours Ouvrier pour la Bosnie » et on nous l’a reproché à la fête de Lutte Ouvrière, car nous aurions « choisi notre camp ». C’est vrai. Nous avons choisi le camp ouvrier internationaliste, celui des mineurs de Tuzla, cela sans aucune ambiguïté par rapport au gouvernement bosniaque…
Comment peut-on nous le reprocher ?

 

A.D.

Les arguments des nationalistes serbes

 

Il n’est pas sans intérêt de relire ce que disent Karadzic, Milosevic et autres nationalistes serbes. Non pas pour les « comprendre », mais pour mieux les combattre.

 

On peut résumer leur point de vue avec ces quelques citations provenant de l’agence yougoslave Tanjung :
« La population serbe de Krajina ne s’est pas soulevée contre leur propre état, l’ancienne Yougoslavie, puisqu’elle a exprimé le souhait de rester en Yougoslavie ensemble avec ses frères ».
« Le ministre des affaires étrangères a dit que la sécession de quatre des six anciennes républiques yougoslaves a provoqué la séparation forcée de la nation la plus nombreuse – les Serbes – de leur pays mère et la dégradation de leur statut au niveau de minorité nationale ».
« Karadzic a expliqué que ce qui était vraiment en jeu en Bosnie-Herzégovine était que le droit à l’autodétermination a été reconnu dans le cas des Musulmans et des Croates, mais refusé aux Serbes ».

 

En résumé : le pays des Serbes était la Yougoslavie, quelle que soit la république où ils vivaient. La sécession de la Croatie et de la Slovénie a fait éclater la Yougoslavie, les peuples réclament le droit à l’autodétermination, pourquoi le refuse-t-on aux Serbes de Croatie et de Bosnie ?

 

D’un strict point de vue nationaliste, on est obligé d’admettre que l’argument est valable, et c’est pour cette raison qu’on ne peut les combattre sur le terrain national (« reconnaissance de la Bosnie »…). On peut (et il faut) les combattre sur le terrain du fascisme, du radicalisme nationaliste, mais ça ne répond nullement aux interrogations nationales. La seule perspective, la seule réponse aux nationalistes serbes, c’est le combat pour un internationalisme vivant contre tous les dirigeants nationalistes (y compris Izetbegovic).

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